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"Je filme un projet avorté par la dureté de la vie sociale"
entretien de Thierno I. Dia avec Mahamat-Saleh Haroun à propos de Grigris
critique
rédigé par Thierno Ibrahima Dia
publié le 10/07/2013
Mahamat-Saleh Haroun avec Boubacar Seck, présentateur de la soirée d'avant-première de Grigris à Bordeaux
Mahamat-Saleh Haroun avec Boubacar Seck, présentateur de la soirée d'avant-première de Grigris à Bordeaux

Le cinéaste tchadien était présent à la salle de l'UGC de Bordeaux pour présenter Grigris (2013). Pendant le débat qui a suivi la projection, il s'est agacé de devoir répondre sur l'usage du français (la langue "normale" de ses personnages, a-t-il expliqué). Son nouveau film portraiture un danseur, Grigris, qui fraie avec des trafiquants d'essence et dont le cœur sera happé par une prostituée métisse dont le rêve est de devenir mannequin. Dans N'Djaména, ville éviscérée aux rigoles dégoulinantes et aux rues plongées dans le noir, les rêves sont souvent hachés menus morceaux. Rencontre avec un cinéaste qui travaille à capter les réalités multiples et s'interroge sans fard sur lui-même, dans la ville où il a commencé à faire du cinéma.

Votre cinéma repose beaucoup sur des duos. Dans B400, joué par vos deux enfants, Bye Bye Africa avec ce cinéaste qui retourne enterrer son père puis faire son film (il rencontre un apprenti cinéaste qui lui colle aux basques), Abouna avec les deux frères (puis le couple qui se forme avec la jeune femme), Un homme qui crie (avec ce père et son fils, duo qui devient duel) et enfin Grigris avec le danseur et Mimi. S'agit-il d'une stratégie d'écriture ?

Si on faisait ainsi, cela voudrait dire que cette écriture serait performative et il y aurait un résultat à la fin, honorable, ou quelque chose comme ça. Je ne pense pas. C'est plutôt une sorte de vision de ce qu'on a et les choses arrivent plutôt de manière inconsciente. Et là, je n'ai jamais pensé les choses de manière consciente, comme ça, comme une stratégie. Mais vous me révélez tout simplement qu'un duo en fait c'est l'équilibre - sans, pour moi, connaître les philosophies bouddhistes (on parlait hier du Yin et du Yang). Peut-être que, pour qu'il y ait équilibre, il faut qu'il y ait deux parties en fait ou trois, cela dépend. Dans mon cas, je travaille peut-être plutôt les duos. Mais cela n'a jamais été une "stratégie" d'écriture.
Peut-être que tout compte fait, à l'aune de ce que vous me dites là, mon cinéma est fait de gens qui sont à la recherche de leur moitié, de leur autre moitié, de l'alter ego qui permet d'atteindre à un moment donné non forcément la perfection mais la paix intérieure ou le bonheur. C'est peut-être ça.

Il y a aussi une fidélité dans les collaborations. Que ce soit Marie-Hélène Dozo (pour le montage), Wasis Diop (dans la composition musicale), Nadine Otosobogo (au maquillage), mais aussi l'actrice Fatimé Hadjé, Marius Yelolo désormais, ainsi qu'Ahidjo Moussa qui revient (après avoir été le grand frère Tahir dans Abouna), sous son propre nom. Qu'est-ce qui explique cette façon de travailler ?

En fait, le cinéma, c'est aussi une histoire de famille. En en même temps, on construit une sorte de mémoire collective, avec les gens avec lesquels on travaille. Et souvent ce sont des histoires d'amour entamées comme ça avec les gens, non terminées en fait. Mais, il faut arrêter le film. Et donc on revient vers ces personnes-là, parce qu'il faut continuer le travail ; il n'est pas fini. Et l'idée de famille c'est en fait cette force collective. Ça vous donne de la force. Oui, ça vous rend fort, ça vous rassure, ça vous accompagne, ça vous aide, ça vous soutient. C'est important donc cette famille-là. Mais ce qu'il faut avoir en tête c'est aussi, à un moment donné, comment s'affranchir de cela, pour ne pas être dans le ronron et puis pour se renouveler soi-même. Sinon, quand on se connaît bien et qu'on est entouré par les siens, on finit par faire ce qu'on attend à peu près de nous. Parce qu'il suffit de demander ceci, de faire comme on a fait, pour que les choses coulent. Dans la création, il faut qu'à un moment donné peut-être essayer d'aller plus loin, d'explorer de nouveaux chemins. Mais c'est important d'avoir une famille.



On retrouve dans Grigris une mise en scène dépouillée. Je n'ai relevé que deux travellings : la course-poursuite en voiture par la police et quand le couple arrive au village. Contrairement à Darrat ; par exemple avec ce jump-cut sur le pont. Ici, il y a un choix plus dépouillé, une caméra plus statique.

En fait, elle est moins statique que l'autre. En fait, il y a pas mal de travellings, mais ils sont invisibles. La mise en scène épousant, si vous voulez, les mouvements de la vie de Grigris, elle est à peu près dans une fluidité qui fait qu'il n'y a pas d'ostentation dans les mouvements de caméra, donc on ne les voit pas. Il faut se souvenir des moments où Grigris marche de dos et tout. Ce sont des moments de travellings. Mais on est tellement avec lui qu'on oublie qu'il y a des mouvements de caméra. Il y a plutôt une sorte de fluidité. Je voulais m'affranchir d'une mise en scène peut-être trop voyante. Parce que sur les précédents films, il y avait des personnes avec des situations très fortes qui étaient bloqués, tétanisés par moments, dans une situation quasi divine. Il fallait filmer ça : le ressenti. C'est un homme qui se sent triste. Il fallait se demander comment le filmer et cela supposait une fabrication de l'image qui est assez énorme. Et là je voulais quelque chose de plus léger, un effacement de la mise en scène. Arriver à ce qu'on ait le sentiment qu'on est assis à regarder la vie ; comme cela arrive souvent en Afrique. On est devant chez soi et on voit la vie défiler, sans qu'il y ait d'explications. Que quelque chose de fluide se passe. Parce que quand on regarde la vie se dérouler dans la rue, on ne se dit pas "là ce n'est pas crédible. La voiture ne devrait pas faire ça". Il y a quelque chose qui coule de source. C'est ça qui fait que l'on sent moins en fait les mouvements de caméra ; mais il y en a pas mal.

Vous dites que vous avez rencontré Souleymane Démé dans un spectacle en 2011, en marge du Fespaco. C'est le danseur qui est à la base de l'histoire, pourtant dans sa trajectoire, il finit par ne plus danser. Ou alors que dans sa tête sur ce toit, isolé.

Absolument oui. En réalité, il faut le prendre comme le projet d'un danseur. Ce projet du danseur moi je le filme. Je fais le portrait d'un danseur porteur d'un rêve et ce rêve se brise sur la réalité sociale. À partir du moment où la réalité sociale le rattrape. Son rêve est complètement mort. Il ne danse plus parce que sa préoccupation devient autre. Je pense qu'il y a des millions de gens en Afrique qui sont d'accord avec ça. Les jeunes que je rencontre rêvent de faire des choses et ils ne peuvent pas à un moment donné : parce qu'ils sont soit l'aîné de la famille, parce qu'ils sont ceci ou cela, ce qu'ils doivent assumer comme responsabilité les détournent d'un objectif initial. Voilà ce que je fais : filmer un projet avorté par la dureté de la vie sociale. C'est comme ça qu'il faut le prendre, cela le projette dans quelque chose d'autre. Quand on est responsable, quand on est fils unique comme lui, on est responsable de ses parents. Ça, je n'ai même pas besoin de parler trop longtemps. Tous les Africains qui me lisent le comprendront. Ce n'est pas seulement en Afrique, il y a d'autres sociétés développées dans lesquelles les enfants doivent assistance aux parents, même la justice vous oblige à prendre en charge vos parents. Voilà, c'est une question de vie ou de mort pour lui. Et il laisse tomber son rêve pour essayer de sauver ce qui est sauvable. Et ça, ce sont les petits héros en fait qui font cette Afrique-là. Ce sont les petites mains. Toute énergie que l'on ressent dans une ville comme Dakar ou Kinshasa, ce sont ces petites mains-là qui la lui donnent ; ce n'est pas le politique. Parce qu'en Afrique, le politique il est assis. Il est dans son opulence, il est statique, sûr de son fait, il ne bouge pas, il n'est pas dans une dynamique. Ceux qui sont dans une dynamique, ce sont ces gens-là qui sont délaissés et qui donnent à l'Afrique toute cette énergie qui séduit en permanence les gens qui y vont pour la première fois. Et c'est parce que l'adversité est assez dure et les gens se battent. Malheureusement ce sont des orphelins d'une politique qui ne tient pas compte de leurs problèmes.

Hier, après le débat au Cinéma UGC de Bordeaux avec Boubacar Seck, architecte sénégalais - et aussi chef décorateur dans Sexe Gombo et beurre salé - qui présentait le film, on se disait qu'il y avait dans Grigris des choses très typiques. Exemple, ce tailleur photographe (Maître Ayoub, joué par Marius Yelolo). Ce sont a priori deux métiers différents, pourtant c'est possible. On le voit avec Ayoub, ou plutôt Maître Ayoub ; maître de la photographie ou de la couture.

Oui, c'est tout à fait possible sur le continent. Je voulais vraiment montrer un peu ce petit peuple qui se débrouille. Je me suis inspiré concrètement de gens que je connais qui font deux métiers à la fois parce qu'ils estiment qu'ils savent faire les deux. En même temps il serait dommage qu'ils n'exercent qu'un. C'est aussi une manière de joindre les deux bouts. Comme le dit la chanson de Wasis Diop, "africain magicien, mécanicien, électricien, politicien". C'est vraiment l'homme-orchestre. Mais là aussi je me dis qu'il faut se débrouiller et quand la machine tombe en panne il faut bien la réparer. Quand il faut souder tel objet, il faut bien le faire et du coup, je connais des copains qui sont devenus des réparateurs de montre, qui sont devenus mécaniciens de vélo moteur, mais tout cela sur le tas. Souleymane Dème est à l'image de Grigris. Sans être allé à l'école, il répare les ordinateurs, les téléphones portables, les radios, et ce monsieur danse en même temps. Dans la vie, il a un atelier de tailleur aussi. Vous voyez comment, ce n'est pas une idée romantique. Ce sont des poètes du quotidien. On se doit de montrer cette réalité. En tout cas dans mon cinéma, j'aime bien qu'il y ait une fantaisie avec ces petites mains, ces gens de peu. J'ai grandi dans ce genre de quartier, j'aime bien cet environnement. Je suis en contact permanent avec des débrouillards. Vous savez j'ai la chance d'appartenir, de venir d'un pays qui n'est pas très riche (qui commence à le devenir) et où en fait il n'y a pas vraiment de frontières sociales. Les gens riches sont très peu. Je n'ai pas eu de villa, je n'ai pas eu un gardien devant la maison. Il y a toutes ces choses qui font que mon quotidien me rapproche de la majorité des gens. J'essaye de magnifier toutes ces choses. Quand j'étais au festival de La Rochelle, avec Souleymane Démé, les spectateurs l'ont vu sur scène et ils m'ont dit : "ce n'est pas possible, vous l'avez magnifié. Il est tout petit et dans le film on a l'impression que c'est un gars immense." Mes héros ce sont ces petites mains du quotidien.

Justement en évocant Souleymane Démé réparateur de radio, cela rejoint mon autre question sur cet homme multicarte. Il y a une scène où Grigris répare les radios. Est-ce une réminiscence de Moolaadé ? Dans le film de Sembène, les hommes brûlent les radios des femmes, les empêchent de les écouter. Chez vous, Grigris (Souleymane Démé) les leur répare afin qu'elles puissent écouter, "se relier au monde", comme dit Fatimé, l'amie de Mimi. C'est un clin d'œil au cinéaste sénégalais ou alors la lecture du spectateur, du critique que je suis ?

J'aime bien le lien. Je n'avais pas pensé à ça. Comme tout le monde le sait en Afrique, on a toujours un parent dans la cour qui met la radio, même si c'est en français, même s'il ne comprend pas. Il y a des gens qui dorment avec - moi j'en ai connu - qui mettent la radio toute la nuit. C'est donc être relié au monde. En Afrique, ce sentiment qu'on a un peu d'être isolé par rapport à ce qui se passe, là où cela se décide, et bien la radio est un outil important en fait, un outil de communication avec l'extérieur. Donc Grigris, c'est lui qui devient l'intermédiaire entre le monde et les femmes. Cela permet son intégration avec son amoureuse dans ce monde de femmes. À l'inverse de Moolaadé, c'est plutôt un homme moderne et en cela c'est sur de petites choses comme ça que tu remarques que ce village n'est pas une sorte de retour en arrière, à la nature. C'est plutôt un espace utopique où on construit quelque chose de différent par rapport à ce qui est proposé ailleurs. Si j'avais pu avoir une ville, une petite ville de vingt mille habitants que j'aurais pu vider de tous les hommes, j'aurais tourné ce film dans une ville, mais c'était impossible. Donc c'est un choix par manque de moyens, ou plutôt par paresse, plutôt que de dire que c'était mieux avant ou que la ruralité c'est le parangon de la vie sur terre.

Justement jusqu'à la fin du film, on ne sait pas si c'est un village de femmes. À Maïlao, on ne sait pas si c'est un village de femmes ou si les hommes sont aux champs, ce qu''elles précisent quand elles accueillent le couple. Vous laissez l'ambiguïté.

Oui, absolument ! Je laisse l'ambiguïté. J'aime croire quand je regarde le film - à force de le regarder - que c'est vraiment un village de femmes et qu'elles se construisent une idée pour faire accepter ce statut de femmes sans hommes qui est même une idée très révolutionnaire, et même utopique. Vous savez qu'il y a par ici des femmes qui ne peuvent pas sortir toutes seules et qu'il faut toujours les flanquer d'un petit frère ou quelque chose. Elles sont souvent considérées comme mineures, il faut absolument des hommes, les mettre sous tutelle. Et là, pour faire passer l'idée, elles leur disent : "les hommes sont aux champs. Ils reviendront". j'ai comme l'impression que ce sont des femmes qui sont en révolte et qui sont venues là s'installer en autarcie, en toute indépendance.
L'association des femmes de Maïlao m'a beaucoup aidé à donner un peu plus de corps, un peu plus de présence à ce groupe. Elles deviennent une sorte de chœur. C'est une voix collective, on ne les voit pas parler, ce sont des voix off, on ne voit que des visages mais on ne sait pas qui parle. Et je voulais en faire comme ça une sorte de communauté qui occupe l'espace aussi bien visuel que sonore sans que l'on sache qui est qui. Est-ce une bonne chose de diluer toute responsabilité ? Cela nous ramène au problème africain de la solidarité, de ce qu'il faut assumer. Qui est responsable, quand tout le monde se met à faire tout ensemble ? Quand l'enfant va dans les mains de l'un et de l'autre, qui l'éduque ? Toutes ces questions qui, à la fin, restent en suspens.

La salle Le Normandie (à N'Djaména) est désormais ouverte [dirigée par le cinéaste Issa Serge Coelo, ndlr]. L'ouverture de l'école de cinéma est toujours prévue pour 2014 ?

Non. On va commencer les travaux en 2014. Il y a eu un peu de retards, de blocages et il y a eu un changement de ministre de la Culture ; cela a un peu freiné les choses. On espère commencer les travaux en 2014, pour ouvrir sans doute en 2015. Il s'agit d'avoir - et non pas essayer - une école digne de ce nom. Je pense que les quelques écoles que je connais en Afrique Noire, excepté en Afrique du Sud, sont quand même des écoles au rabais. C'est-à-dire que les étudiants qui en sortent n'ont pas le niveau des étudiants qui sortent de l'INSAS [en Belgique, ndlr] ou d'une école indienne ou autre. Il faut arriver à former des gens qui puissent sans problème côtoyer les autres. Et tant qu'on n'a pas ça, il est difficile d'opérer des ruptures. Dans l'Histoire, il faut toujours une rupture pour avancer.
La création d'une école comme celle qu'on envisage au Tchad va avoir une conséquence directe sur l'économie, sur la production. On réduira énormément les coûts de production. Il suffit de regarder des pays comme le Chili, l'Argentine, la Chine qui produisent à très peu de frais, parce que le niveau de vie est moins cher qu'en Europe. Plutôt que de faire venir des techniciens d'Europe où les salaires sont très élevés, où il faut payer les charges sociales et tout. On ne peut pas s'empêcher de penser à notre échec collectif. Après plus de 50 ans, il n'y a pas en Afrique de chef opérateur, ou de chef monteur digne de ce nom. Un pays comme le Burkina n'a pas de technicien assez fort, pour juste faire ce travail-là. Or, tant que le trio réalisateur / chef opérateur / monteur ne vient pas du même endroit, tant qu'on n'aura pas ça sur un film,il sera d'être dans une écriture issue à 100 % de notre culture. Cela me paraît tellement basique. On ne peut pas s'empêcher de se poser cette question et tenter d'y apporter une réponse.

Une question sur votre générique de film : "avec le soutien du gouvernement de la République du Tchad". Comment se manifeste au Tchad le soutien à votre film et au cinéma de manière plus large ?

Il faut faire la différence entre films de cinéma et productions vidéo. Même s'il n'a pas vraiment des textes, comme en France, qui font la différence entre ce qui est un produit de télévision et un film de cinéma. Au ministère de la Culture, il y a un fonds qui permet de financer des actions artistiques. Normalement, je devais avoir un financement, pour le film, du ministère de la Culture. À un moment, donné, il y a eu un changement de ministre. C'était très compliqué. C'était acquis, mais ça ne bougeait pas. Donc - pour expliqué pourquoi j'ai remercié le président de la République - j'ai tapé plus fort et du coup les choses se sont accélérées. C'est juste un acte de gratitude. J'estime que c'est de la politesse. Je ne vois pas pourquoi je devrais cacher ma reconnaissance. Dès lors que je le mets sur mon générique, c'est que je l'assume, il n'y a aucune intention de cacher quoi que ce soit. Et pour le financement de l'achat des films, les téléfilms faits par des jeunes, la télévision du Tchad donne 500 euros. Elle est dotée de pas mal de moyens ; elle a un budget qui est devenu conséquent. Aujourd'hui, la télévision nationale tchadienne dispose d'un matériel dont très peu de pays peuvent dire qu'ils possèdent la même chose. Elle est en train de se construire un immeuble de dix étages pour siège. Plus de cent jeunes ont été envoyés pour étudier le journalisme en tant que boursiers. Tout cela est arrivé quand au Tchad les gens ont pris conscience que le cinéma pouvait donner une autre image du pays. Maintenant ils m'écoutent car ils ont vu ce que cela leur a apporté. Ils ont surtout gagné en fierté. C'est vraiment le mot qui ressort en permanence : la fierté.
Le Tchad avait voté - après le prix du jury à Cannes [en 2010, ndlr] - un fonds financé par les deux opérateurs de téléphonie : Zayn et Tigo. Il y a eu dans la presse, des consommateurs pour reprocher que l'on taxe les communications. Car le principe est qu'on prélève sur chaque appel téléphonique 1 ou 2 francs CFA qui iront directement nourrir le fonds censé financer les activités culturelles, dont le cinéma. Pourquoi adopterais-je une posture qui présuposerait que les gens sont mauvais et qu'ils le resteront. En soit, c'est même désespérant de croire qu'un être humain ne change pas ad vitam aeternam. En cela je suis un peu jésuite : je crois que tout homme est perfectible et qu'on ne peut condamner les hommes avec une posture de facilité. Cette nuit, je réfléchissais aux mots "rebelle" et "révolutionnaire". Rebelle c'est un statut, c'est protester, c'est sans finalité ; c'est juste contre quelque chose, alors que le révolutionnaire est un actant, c'est celui qui veut modifier le cours des choses. Le rebelle est adolescent, c'est un terme par essence adolescent, on dit c'est l'âge de la rébellion, puis on passe à autre chose. On est contre parce qu'on est contre. Quand on est convaincu, on est sûr de soi, on n'a pas peur. Moi j'ai toujours cette capacité d'indignation, de révolte mais il y a une limite. Ce qui permet le dialogue, c'est cette zone de négociation, ce lieu de tolérance pour que les choses se fassent. Sans tolérance, il n'y a pas possibilité d'avancer ensemble.
J'ai une anecdote à propos du ministre de la Culture qui était à Cannes, avec l'ambassadeur du Tchad auprès de l'Unesco. À la fin de la projection, on a eu 20 minutes de standing ovation, la comédienne s'est mise à pleurer, émue, moi aussi. Je me suis retourné et je voyais le ministre de la Culture et l'ambassadeur qui pleuraient comme des enfants. Ils voyaient pour la première fois dans cette immense salle et de manière désintéressée des gens applaudir le Tchad pour son travail accompli. À près de 60 ans, ils découvrent que ce n'est pas leur discours, c'est juste un film qui fait vibrer les gens et qu'on parle du pays. Le ministre de la Culture, je n'avais pas besoin de lui parler : il ne jure plus que par l'école de cinéma pour faire en sorte que des cinéastes reviennent. Il y gagne en fierté. Si cela peut faire bouger les lignes, tant mieux. Cela ne me corrompt pas, cela ne fait pas de moi quelqu'un d'autre et cela participe à l'Histoire.

Que représente le fait de projeter Grigris à Bordeaux, après être venu vivre ici en 1982 et être citoyen d'honneur de la ville de Cenon ?
Je parlais de l'idée de famille, j'ai vraiment ici une famille ici, des compagnons, des amis. La preuve, hier, les gens étaient présents et c'est important pour moi. Je me dis aussi qu'il est bien de revenir là où on a commencé. J'étais journaliste, j'ai longtemps vécu à Bordeaux, j'ai fait mes premiers films à partir d'ici ; je les ai toujours montrés ici. C'est toujours revenir un peu tester si on est toujours soi, si nos amis nous reconnaissent toujours. Ils me renvoient un miroir de moi-même, pour me dire si je suis toujours fidèle à moi-même. On fait des films juste pour que - comme le disait Gabriel Garcia Marquez - nos amis nous aiment. Dans cette phrase-là, "pour que nos amis nous aiment", c'est l'éternité qui compte ; c'est-à-dire aimer jusqu'à la fin de la vie. Cela veut dire que tant qu'on est fidèle à soi, les amis sont là parce qu'ils ont le sentiment que vous n'avez pas changé. Je reviens pour voir que je suis toujours le même et que les choses n'ont pas changé. Ce qui importe c'est la mémoire qu'on a tissée. Bordeaux est un passage presque obligé, pour moi.

propos recueillis par Thierno I. DIA
à Bordeaux, le samedi 6 juillet 2013, Hôtel Mercure Mériadeck.

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