AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 881 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Sortie dvd / livre - automne 2013 : Afrique 50 de René Vautier
Réévaluer un pionnier du cinéma anticolonial français
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 14/10/2013
Michel Amarger (Africiné)
Michel Amarger (Africiné)
Le réalisateur René Vautier, à Akjoujt (Mauritanie)
Le réalisateur René Vautier, à Akjoujt (Mauritanie)

Redécouvrir Afrique 50 aujourd'hui, à l'occasion de son édition en dvd (*), permet de mesurer l'éclat de ce film brûlot, férocement anticolonial, dont la force du propos est toujours d'actualité.



La France coloniale en question

Le recul du temps passé depuis sa réalisation, sa censure pendant 50 ans, et sa diffusion militante sous le manteau, est propice pour évaluer l'impact de ce court-métrage percutant (**). A l'époque de son tournage, la France coloniale paraît ébranlée sur ses territoires. En 1945, les révoltes du Constantinois sont réprimées en Algérie mais l'indépendance est proclamée au Vietnam par Hô Chi Minh. Les résistances aux insurrections de Madagascar sont violentes, en 1947.
La contestation s'organise en Afrique de l'Oust où, dès 1944, le Syndicat agricole africain est dirigé par Félix Houphouët-Boigny, entériné par le Comité français de libération nationale. Lorsque l'Afrique-Occidentale française, fédération regroupant huit colonies d'Afrique de l'Ouest, bascule dans le camp du Général De Gaulle, en 1943, pour rejoindre les forces de la "France libre", les liens entre les militants français anticoloniaux et des opposants africains se resserrent. Le Rassemblement Démocratique Africain [RDA, ndlr], créé en 1946, à Bamako (Soudan français), trouve dans le Parti Communiste Français un allié de poids en métropole. Les échanges d'idées s'intensifient pour contester la présence française en Afrique.
Les institutions de l'Hexagone réagissent à leur manière et se durcissent pour défendre la "mission civilisatrice de la France". Ainsi la Ligue de l'enseignement propose, en 1949, de réaliser un film pour montrer aux élèves français "comment vivent les villageois d'Afrique-Occidentale française". L'idée est d'envoyer un cinéaste accompagner une équipe de Routiers Eclaireurs de France dans les colonies, pour rapporter des images sur la réalité africaine et en monter un documentaire pédagogique éloquent. Une mission accomplie au pied de la lettre mais avec un point de vue personnel, par le réalisateur désigné : René Vautier.

Ce Breton de 21 ans possède déjà des lettres de noblesse et une motivation affirmée. Engagé dans la Résistance contre les envahisseurs nazis, il est décoré de la Croix de guerre à 16 ans. Il se distingue à l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques de Paris dont il sort premier en 1948, et manifeste son engagement en participant au film collectif, La Grande lutte des mineurs, 1948, signé par Louis Daquin. Car René Vautier est un communiste fervent, même si son éducation est imprégnée comme celle de sa génération, de la mission civilisatrice de la France dans ses colonies. Le tournage de Afrique 50 va lui ouvrir les yeux pour jeter un pavé dans la marre triomphante du colonialisme ambiant.

Un film coup de poing

René Vautier traverse le Niger, le Mali, la Côte d'Ivoire, le Sénégal avec un crochet par le Ghana, pour capter des images en noir et blanc qui révèlent l'oppression coloniale sur les populations africaines. Au Niger, il observe les employés noirs du barrage de Markala-Sansanding qui travaillent comme des bêtes, sans avoir de droits. En Côte d'Ivoire, il cadre les villages brûlés par les soldats de la colonne Folie-Desjardins, en représailles de la grève des paysans face à l'obligation de payer les impôts non plus en marchandises mais avec de la monnaie, qu'ils n'ont pas. Les images sont crues, renforcées par le sens du cadrage et de la photogénie de Vautier. Le montage sec et nerveux construit un spectacle efficace. En fond sonore, le rythme haletant de l'ensemble de Keïta Fodéba exacerbe la vision de l'exploitation coloniale sur les hommes, les terres, l'économie. Le ton mordant de Vautier qui énonce le commentaire d'un ton analytique et accusateur, enfonce le clou avec virulence.
La charge descriptive est directe, selon les termes du film : "Ici, une enfant de sept mois a été tuée, une balle française lui a fait sauter le crâne… Ici, du sang sur le mur, une femme enceinte est venue mourir, deux balles françaises dans le ventre… Sur cette terre d'Afrique, quatre cadavres, trois hommes et une femme assassinés en notre nom à nous, gens de France !". Ailleurs, il est dit avec cynisme : "En Afrique, pas besoin de rouleaux compresseurs, les Noirs reviennent moins cher. Dans les champs de mil, dans les champs de coton, dans les champs d'arachide, des femmes noires, des enfants noirs travaillent. Les revenus de Lesieur et d'Unilever montent en flèche. Perfectionner l'équipement, à quoi bon ?"
En 17 minutes, Vautier livre ainsi un réquisitoire impitoyable qui stigmatise non seulement la responsabilité des autorités françaises mais aussi le pouvoir de l'économie capitaliste, en confiant aujourd'hui, à ce propos : "J'ai mis un certain temps à comprendre que les responsables ne se limitaient pas à un petit nombre de crapules, mais que c'était le système entier qui était pourri."

Les critiques de cinéma africain de l'époque, encore rares, et les cinéastes du contient qui ont pu voir le film, apprécient. "Afrique 50 est un film témoin d'un moment de l'histoire révolutionnaire de l'Afrique", s'enthousiasme Paulin Soumanou Vieyra (***) dans la revue Présence africaine. "Le film est rempli de scènes de violence : on voit les résultats des massacres d'enfants, de femmes et d'hommes, simplement coupables de vouloir vivre libres. L'originalité de ce film est d'avoir mis l'accent sur les véritables causes de ce génocide : il nous montre que derrière chaque fusil qui met en joue, chaque balle qui tue, chaque coup de pied qui lacère un ventre, se trouve une féodalité économique. Ce film démontre clairement que l'impérialisme avait le visage de ces massacres, et que, pour supprimer ces massacres, et déboucher sur la liberté, il fallait supprimer l'impérialisme. Aussi face à la coalition des capitalismes, pour vaincre, Afrique 50 met l'accent sur la solidarité des exploités. Le film est implacable dans sa démonstration."

Une réalisation épique

La rigueur combative développée par ce film à thèse, s'appuie sur la soif de justice et de liberté qui caractérise la démarche volontaire de René Vautier. Et l'aventure du tournage est un défi aux autorités coloniales de l'époque. Au lieu de cadrer les scènes attendues par son accompagnateur, mandaté par le gouverneur, Vautier filme la condition des "Nègres" exploités, qui le scandalise. Les autorités répliquent en imposant de respecter un décret de 1934, réglementant les prises de vue en Afrique-Occidentale française. Il stipule que le cinéaste doit requérir l'avis du lieutenant gouverneur de la colonie avant d'opérer. Sur la base du scénario, et du profil du cinéaste, une commission de contrôle se prononce sur "l'opportunité d'accorder ou de refuser l'autorisation sollicitée" et au besoin de supprimer certains passages du film. Un fonctionnaire assermenté surveille le tournage mais il y a aussi des "mesures de police locale qui peuvent être prises par les chefs des circonscriptions administratives". Le décret, signé Pierre Laval, Ministre des Colonies, fusillé en 1945 pour collaboration, est doublement réfuté par Vautier, ancien Résistant et libertaire.
Il continue les prises de vue illégalement, provoque les représentants de l'ordre qui se mettent sur son chemin. Il leur échappe en quittant le territoire français pour le Gold Coast (Ghana) où il bénéficie de l'aide de Kwamé N'Krumah pour gagner la Haute-Volta (Burkina Faso), puis revient avec d'autres complicités et d'autres ruses, vers le Mali et Dakar où on le laisse embarquer pour Marseille, sans son matériel de cinéma.

Il faut une nouvelle opération commando pour traiter la pellicule impressionnée, arrivée en France par 33 canaux de solidarité. Vautier la fait développer clandestinement à Aubervilliers, en la cachant derrière des films pornos que des fonctionnaires corrompus ne vérifient pas. La mission est accomplie pour Vautier qui confie son matériel à la Ligue de l'enseignement, productrice du film. Mais, face à la pression des autorités, elle leur cède les bobines en désavouant l'auteur. Il proteste au Ministère de l'intérieur où des inspecteurs vérifient ses images et les lui font reconnaître en les projetant. C'est là que Vautier subtilise un tiers des bobines en les remplaçant par des boites vides. Leur montage à la sauvette, dans l'appartement maternel, constitue le film tel qu'il existe aujourd'hui. La sonorisation musicale par l'orchestre de Keïta Fodéba est un nouveau défi. Vautier projette le film clandestin en public, à la Maison Populaire d'Argenteuil, et enregistre en live la musique du groupe. Puis, il assure lui-même le commentaire, après la défection d'un comédien.

Distribution sans visa

La diffusion du film dont le tournage est jugé illégal, se fait aussi en contrebande. Vautier aligne 13 chefs d'inculpation et les foudres de la censure qui frappe le film d'interdiction. Il ruse encore en le projetant grâce à des associations de jeunes engagés qui louent des salles populaires, des casernes, pour le voir. Vautier aspire à un procès sur le fond du film mais il récolte un an de prison pour son statut personnel. La légende du cinéaste breton, têtu et provocateur, est en marche. Comme Vautier est secrétaire administratif du Syndicat des techniciens du cinéma en France, il est défendu par des pointures comme Louis Daquin, Henri Alekan [Directeur de la Photo, ndlr]. L'affaire fait du bruit même si un subterfuge de son avocat, permet d'allonger la durée de l'appel en justice. Avec Afrique 50, le combat de René Vautier ne fait que commencer.
Le cinéaste breton participe à la réalisation d'environ 180 films qui marquent son engagement. Il combat le colonialisme et soutient la Guerre d'Algérie dans des films célèbres comme Algérie en flammes, 1957, et Avoir vingt ans dans les Aurès, 1972. Il est directeur du Centre Audiovisuel d'Alger, de 1961 à 1965, et forme des cinéastes algériens de premier plan. La dénonciation du racisme en France (Les Ajoncs, 1970), de l'Apartheid en Afrique du Sud (Frontline, 1976), est menée de pair avec une approche critique du capitalisme (Un homme est mort, 1951, Transmission d'expérience ouvrière, 1973).
Pour mener à bien ses attaques contre la pollution (Marée noire, colère rouge, 1978), et pour défendre la Bretagne qui est sa terre (Mourir pour des images, 1971), le cinéaste cultive un goût de l'indépendance qui l'affranchit du système du cinéma. Il prend parti, fait la grève de la faim (en 1973), écrit (Caméra citoyenne, 1998) (****), soutient des projets audiovisuels, toujours prêt à "écrire l'histoire en images. Tout de suite". Il est à l'origine des Ciné-Pops, association populaire de culture citoyenne pour le film. Il crée l'Unité de production cinéma Bretagne, en 1972, fonde Images sans chaînes, en 1984, pour faire circuler des films censurés à la télévision.

Un pamphlétaire toujours au front

Cet engagement sur tous les fronts de l'audiovisuel en lutte, repose sur l'habileté technique de René Vautier et sa capacité à surmonter les difficultés pour créer un cinéma d'intervention sociale. Son aptitude pour l'analyse historique lui permet de situer ses sujets dans le contexte social avec ce credo : "Tâcher de rapporter de vraies images, plutôt que de raconter des histoires fausses". La réalisation de Afrique 50 en est un des fers de lance. Le film est réhabilité en 1990 par la Ministère des Affaires Etrangères qui le diffuse dans ses ambassades, pour montrer que le sentiment anticolonial existait en France avant les indépendances. L'édition en dvd atteste que l'Histoire donne raison aux créateurs.

En complément, le documentaire De sable et de sang, 2012, de Michel Le Thomas, souligne la permanence de la ténacité de Vautier. Ce dernier, à l'occasion d'un séjour à Akjoujt, une ancienne ville minière de Mauritanie, a laissé une caméra et des bobines de film aux habitants. L'un d'eux lui envoie ensuite des images locales sur le délabrement des structures minières, abandonnées et ensablées, victimes de la mondialisation de l'économie. Lorsque la caméra est retrouvée sur un émigré clandestin, noyé dans les eaux territoriales européennes, Vautier ressort ses plans et les reprend en y posant un commentaire qui dénonce la colonisation économique de l'Afrique, comme un écho à Afrique 50. Car ce film pionnier devenu légalement visible, témoigne encore aujourd'hui, selon les propos du "Breton à la caméra rouge", "qu'il est parfois nécessaire de se battre contre les interdits pour faire, avec sa caméra, oeuvre utile".

par Michel AMARGER
(Africiné / Paris)

Films liés
Artistes liés
Structures liées
événements liés