AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 382 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Warda, la passion de la vie, de Mahmoud Jemni
La vie belle d'une rose de fer
critique
rédigé par Yves Chemla
publié le 04/08/2014
Yves Chemla (Africiné)
Yves Chemla (Africiné)
Mahmoud Jemni, réalisateur
Mahmoud Jemni, réalisateur
Warda, plasticienne
Warda, plasticienne
Warda, la passion de la vie
Warda, la passion de la vie
Warda, la passion de la vie
Warda, la passion de la vie
Warda, la passion de la vie
Warda, la passion de la vie
Tournage de Warda, la passion de la vie : le réalisateur (polo blanc, à droite), avec l'Ingénieur son et le Chef opérateur
Tournage de Warda, la passion de la vie : le réalisateur (polo blanc, à droite), avec l'Ingénieur son et le Chef opérateur

Warda, la passion de la vie est le film sur lequel travaille en ce moment Mahmoud Jemni. Dans les conditions que l'on suppose : depuis 1974, il tourne sans autorisation, courant après les financements, travaillant à la mesure du cinéma tunisien. Après soixante années d'indépendance, on compte à peine cent-vingt longs métrages, soit deux par an, en moyenne, ce qui est bien pauvre, pour se construire une image de soi digne d'un pays qui aura tant apporté.

Warda, c'est peu de choses : quelques moments de la vie d'une jeune femme, qui apprend la gravure. Dès le générique, on la voit travailler le bois, et réaliser d'elle en creux un portrait qu'on ne comprend pas. On la suit chez elle, au réveil, agaçant un canari dans sa cage, puis se maquillant, se promenant avec une amie, puis dans l'atelier des Beaux Arts, sereine et appliquée, maniant gouges et burins, limant les plaques de cuivre, préparant les encres. Elle est centrée sur ce qu'il y a à réaliser, de toute nécessité : graver.
Puis, brusque changement de décor : elle arpente un couloir. La voici exposée à une machine monstrueuse, celle qui doit participer à la lutte contre la maladie. Car Warda lutte contre le cancer. Chacun autour d'elle de s'extasier devant son énergie, cette passion de la vie qui la caractérise. Sa famille, une amie, qui chante avec elle, son frère, dont elle s'est rapprochée, des enseignants, des médecins : oui, tous célèbrent cette grâce et cette vaillance.

Warda (La passion de la vie) from Mahmoud Jemni on Vimeo.



Warda ne cède pas face à la maladie. Pour elle, ce n'est pas, à l'instar de ce qu'écrivait Susan Sontag, une métaphore, qui l'effacerait en tant que personne. Mais une réalité, qu'elle combat avec rigueur, on pourrait presque avancer avec méthode. Rien autour d'elle ne l'isole, enveloppée des phantasmes longtemps récurrents et liés à la maladie. Comme l'écrivait l'essayiste américaine, "la solution ne consiste pas à cesser de dire la vérité au malade, mais à rectifier l'idée que l'on se fait de cette maladie, à la démystifier ". C'est bien ce qu'affirment les médecins. Warda regarde son interlocuteur de face, comme une personne qui sait qu'on ne saurait tricher avec la maladie. Son corps est là, meurtri, mais debout. Sauf quand elle s'allonge sur la table des rayons, au bout d'un couloir aux murs carrelés.

Mais le film fait métaphore, quand même : un traveling le long d'une avenue fait apparaître un portrait de Bouazizi, immense, accroché à un immeuble. Les murs sont zébrés de tags. On aperçoit rapidement celui-ci, en lettres rouges : "Restez debout les Tunisiens. Tout le monde est fier de vous". Lorsque Warda installe une exposition de ses gravures dans le jardin de l'hôpital, et qu'elle offre des roses rouges aux autres malades, ses compagnons de lutte, l'un d'entre eux la regarde en lui souriant : "On va gagner !". Alors, on se dit que si la maladie ne saurait être une métaphore pour Warda et ses amis, elle devient quand même pour le spectateur une allégorie de la condition tunisienne.

Il faut en effet y prendre garde : sous une autre forme, et avec une autre personne, Mahmoud Jemni poursuit le travail ouvert par les entretiens de Coloquinte (2012). Pour la première fois, à visages découverts, des gens y parlaient de ce qu'on leur a fait subir, de la torture érigée comme moyen de gouvernance, qui pis est, totalement inutile, voire contreproductif comme le rappelait un des hommes sortis des geôles abjectes qui constituaient les fondations des régimes précédents. Et ces personnes de parler, de nommer, avec précision et avec pudeur les sévices endurés, les séquelles qui détricotent leurs existences. L'un d'entre eux explique face à la caméra combien son existence entière est désormais vouée à établir la concordance entre son apparence physique et l'image intérieure de lui-même, qu'il cherche à préserver, malgré l'entreprise avérée de destruction dont il a fait l'épreuve radicale, comme ces compagnons et ces compagnes.

Tout commence d'abord par l'épreuve du langage : il faut parler, même pour la première fois, et dire le mal. Ce n'est qu'à ce titre qu'il devient peut-être possible de reconstruire la charpente intérieure mise à mal, et qui continue d'être fragile. La réconciliation si tant est qu'elle soit un jour possible se paie de ce prix. Il faut que tous sachent pour que la parole soit vraiment libérée. Mais ce qui est certain, par delà les souffrances, par delà les paroles, c'est bien que leur présence, à ces êtres résistants et insoumis, a aidé ceux qui voulaient voir et qui voulaient entendre, à démystifier le pouvoir. C'était donc ça, une mécanique au point, avec ses relais, ses ordres répugnants et ces actes barbares. Rien que cela, le pouvoir. Des couloirs de basse-fosse de Coloquinte, on passe alors aux couloirs carrelés dans Warda, la passion de la vie. Ce ne sont pas, ces derniers, des souterrains qui mènent aux enfers, mais bien vers la lumière de la guérison.

La caméra, autant dans Coloquinte que dans Warda, se fait subtile même si sa présence est avérée. C'est sans doute justement pour cette raison que l'émotion n'est pas désignée, mais bien ressentie. Elle observe sans voyeurisme, tenant l'observateur à distance, ne le faisant pas céder à la tentation de l'identification, cette dernière toujours un peu poisseuse. En fait, elle tient une gageure : faire que le point de vue sur ceux qui sont observés se rapproche le plus possible de leur propre point de vue sur eux-mêmes. Le réalisateur ici tient pour nécessaire la parole de ceux dont l'image sans cesse pourrait être défaite. Il avance à leur côté, le temps du film. Comme Warda elle-même, si l'on y songe : les gravures sont des portraits d'elle, la tête chauve, ou bien l'acte même de la gravure. Elle cherche à représenter le geste : gratter, ciseler, buriner, manier la presse. Il y a là une part de silence dans l'attente du résultat. C'est aussi cette espérance qui dit la guérison, et pas le ressentiment, qui est une passion triste. Laissons-lui le dernier mot : "Pendant la gravure, je sens que j'évacue tout ce qui est négatif en moi, telle la colère. La force déployée m'aide à tout évacuer".

Yves Chemla

Films liés
Artistes liés
événements liés