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Entretien avec Mariama Sylla
Productrice et coréalisatrice du film Une Simple Parole (avec la regrettée Khady Sylla)
critique
rédigé par Djia Mambu
publié le 08/10/2014
Mariama Sylla, Coréalisatrice
Mariama Sylla, Coréalisatrice
Djia Mambu (Africiné)
Djia Mambu (Africiné)
La regrettée Khady Sylla, coréalisatrice
La regrettée Khady Sylla, coréalisatrice

Présenté en Première internationale au Festival international du Film de Toronto (TIFF), le documentaire des deux sœurs cinéastes sénégalaises Khady et Mariama Sylla, Une Simple Parole, dessine un portrait de leur culture traditionnelle orale où leur grand-mère demeure l'une des ultimes garantes de la mémoire généalogique.
Khady Sylla, disparue en octobre 2013 nous lègue ici un véritable hommage aux ancêtres et disparus. Une 7ème collaboration avec sa cadette qui estime cette œuvre comme la plus accomplie qu'elles aient réalisé.

Djia Mambu : Deux sœurs cinéastes sénégalaises, c'est plutôt rare dans ce secteur ?

Mariama Sylla : J'ai commencé à travailler avec ma sœur à l'âge de 17 ans, c'est elle qui m'a formé et m'a initié au cinéma et à l'écriture. La personne que je suis devenue aujourd'hui résulte de ce long cheminement avec celle qui est l'ainée de notre famille. Moi, je suis la cadette et on rigolait souvent Khady et moi de ces deux extrémités qui, malgré le poids de l'âge et de l'éducation, sont parvenues à se rejoindre.

D.M. : Comment vous est venue l'idée de faire un film qui rend hommage à vos ancêtres ?

M.S. : L'idée de ce film est venue quand, un jour, assises sur une natte, à côté de notre arrière grand-mère, brisant le silence dans le soir couchant et le pourpre du crépuscule, sa voix s'est élevée. Elle chantait ses ancêtres. La voix légèrement rauque de l'aïeule, l'émotion qui la portait, nous a bouleversées. Impuissantes, on n'avait aucun moyen d'enregistrer cette parole qui venait de la profondeur du temps. Nous nous sommes contentées d'écouter la voix de la centenaire avec qui nous avions tissé tant de liens.
C'est à partir de ce moment que nous avons voulu faire un film sur la tradition orale mais vu à partir de notre famille car nous nous sommes rendus compte qu'étant une génération d'écrivain, cette parole nous avait échappée.

D.M. : La transmission orale est au cœur de votre culture, et c'est Penda Diogo Sarr, votre grand-mère, qui en est la gardienne. Comment parvenez-vous à le porter à l'écran?

Nous avons filmé la tentative de transmission. Penda Diogo Sarr qui nous apprend la parole. Nous lui avons demandé de nous apprendre des éléments de la culture orale. Elle était heureuse et a patiemment répété les mots d'un couplet sur trois de nos ancêtres.



Notre grand-mère vit de disparitions simultanées, celle de sa propre personne imminente à cause du grand âge, et celle du monde qui l'a vu naître dans le monde des paysans wolofs. Et c'est pour cela qu'à chaque fois qu'elle rencontre ses petits enfants, cette rencontre est chargée d'émotions. Toute l'émotion imperceptible que vous voyez dans le film vient de ce sentiment de disparition. Une Simple Parole n'est pas un film ethnographique de parole mais c'est aussi un portrait et un questionnement sur le monde.

D.M. : Ces images de vous avec votre grand-mère dégagent effectivement plein d'émotion…

M.S. : Cette vieille dame dans le soir de sa vie qui essaye de transmettre ce qui risque de disparaître avec elle entre en filigrane dans le film. C'est pourquoi nous avons choisi des images les plus simples possibles, pour être en fusion avec les corps. Cette vision nous a permis de filmer notre ancêtre et d'apparaître dans le film comme personnages secondaires et spectatrices.

D.M. : Quel est le véritable enjeu selon vous si la transmission de la culture et de l'héritage par la parole venait à disparaître au Sénégal, en Afrique et dans le monde ?

M.S. : La parole, pour le paysan wolof, est le véhicule de tous les savoirs. La parole voyage dans le temps. Le Wolof est souvent perçu comme un homme de la parole maitrisant l'art oratoire. Notre grand-mère Penda a vécu la colonisation dans ses moments les plus difficiles : le travail forcé, l'enrôlement des tirailleurs… Elle a vécu les indépendances, le pouvoir des nouvelles élites, l'hégémonie progressive de l'écriture sur la parole. Elle a vécu la disparition progressive de son monde. Cette parole défie la mort et l'oubli.
A ce moment nous nous sommes rendues compte qu'étant une génération de l'écriture, cette parole nous avait échappé pendant toute notre existence de femmes sénégalaises éduquées à maitriser le verbe sur du papier. La disparation de cette parole a une grande répercussion sur nos vies pas seulement en Afrique mais pour l'humanité entière.

D.M. : Surtout avec l'explosion des réseaux sociaux cette dernière décennie…

M.S. : Toutes les crises dans le monde à notre avis résultent du fait que nous vivons dans un monde silencieux, amorphe, où la notion de parole qui inclut partager et parler à l'autre devient désuète. Et là, on se rabat sur Facebook et Twitter pour trouver un palliatif et parler aux autres quand le matin on passe devant sa sœur sans la saluer.

D.M. : La disparition récente de Khady aurait-elle pu influencer, d'une quelconque manière, la finition du film ?

M.S. :
La disparition de Khady a beaucoup influencé la voix off définitive du film mais le montage visuel est le même que vous avons finalisé juste avant son décès. Il y a deux voix off dans le film. La première est celle de Khady et a été posée en sa présence et la deuxième est la mienne que j'ai écrite en finalisant le film. J'ai eu un moment de stupeur et de colère, puis progressivement la phrase de Césaire dans Cahier d'un retour au pays natal revenait sans cesse dans mes pensées, et toute cette colère s'est transformée en une envie d'écrire sur ma sœur, de lui dire un ultime au revoir et c'est comme ça que m'a voix off a été posée dans le film.

D.M. : Le film sort dans les grands écrans au pays, les gens aussi y verront une œuvre ultime de Khady. Quel message allez-vous leur donner de sa part?

M.S. :
Khady posait souvent cette question : "Qu'est devenu l'humain que nous sommes, quand Facebook et Twitter sont en train de remplacer les liens que créent la parole, la famille et les amis ?". Je pose cette même question aux cinéphiles et lecteurs qui liront cette interview pour que les apôtres de ce monde virtuel, puissent donner un jour une réponse à cette question.

Propos recueillis par Djia Mambu
Toronto, septembre 2014

Note : Cette interview a été réalisée à distance, la réalisatrice n'ayant pas pu se rendre à Toronto pour cause de visa.
L'Avant-Première du film au Sénégal est prévu au Théâtre National Sorano à Dakar, le Mercredi 8 octobre 2014 à 18h30 (Entrée libre).

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