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Mon amie Victoria, Jean-Paul Civeyrac
Écheveau du malentendu sentimental et cartographie des classes
critique
rédigé par Sunjata Koly
publié le 13/02/2015
Sunjata (Africiné)
Sunjata (Africiné)

Avec Mon amie Victoria, Jean-Paul Civeyrac signe un long-métrage empreint de grâce. Un drame romantique et social qui se déroule sur deux décennies de quête d'une enfant devenue femme, Victoria (Guslagie Malanda). Orpheline, noire, issue d'un milieu défavorisé, elle passe une soirée mémorable chez Thomas un camarade de classe. Elle est marquée à jamais par sa rencontre impromptue avec ce milieu aisé et Édouard le grand-frère de Thomas. Elle retrouve celui-ci quelques années plus tard. Ils flirtent ensemble. De cette idylle sans lendemain naît Marie.



Le réalisateur des Filles en noir (2009) réussit là une adaptation de la nouvelle du prix Nobel de littérature britannique Doris Lessing, "Victoria et les Staveney". Civeyrac appréhende avec finesse la complexité des rapports de classe, dénoue l'écheveau du malentendu sentimental avec délicatesse en procédant par ellipses et suggestions. Décliné en plusieurs chapitres rythmés par la voix off de la narratrice, Mon amie Victoria se déroule au gré de la marche somnambulique d'une être en mal d'amour. Elle ne sait pas ce qu'elle veut mais elle sait ce qu'elle ne veut pas. Face aux marqueurs sociaux, Victoria mesure la difficulté de trouver le bonheur et de tisser des relations vraies expurgées des postures dictées par le milieu d'origine.

Dès l'ouverture du film, les éléments du drame sont posés. Edouard vient chercher Victoria à l'école et ne la voit pas parce qu'elle est noire. Avec l'innocence de l'enfance, Elle, n'aspire qu'à une chose, exister en soi et non pour des convenances. Là, le sillon individuel croise la cartographie humaine contemporaine. Ainsi Civeyrac dépeint avec intelligence les frontières invisibles qui se dressent entre les classes sociales même si des points de frottement existent. Les actes, les regards qui balaient l'espérance d'un revers de complaisance sont portés avec excellence par Pascal Gregory dans le rôle du beau-père et Alexis Loret dans celui d'Edouard, un intellectuel progressiste perclus de bonnes intentions.

Comme un théâtre d'objets à l'image de la maison de poupées de Victoria, ce film joue sur la dualité, celle de la protagoniste principale et de sa sœur par adoption, la narratrice. L'intensité de leur relation naît au travers d'un somptueux champ contre champ au pied d'un lit superposé. Elles seront toutes les deux, au même niveau. Dualité entre le milieu populaire, noir où l'entraide est de rigueur et le grand appartement bourgeois où la théâtralité surjoue la réalité. Dualité entre Thomas, artiste bohème friand d'aventures exotiques et Edouard son grand-frère, l'engagé cartésien qui fait de la relation aux Noirs une affaire de bienséance. Dialectique également entre les filles et les garçons. Ceux-ci sont victimes d'un ostracisme plus flagrant que la gente féminine. Ils s'appellent Michel, Sékou ou encore Sam...

Sam, l'homme aimé joué avec justesse par Tony Harisson Mpoudja (La squale, Orpailleurs, 24 jours, Fièvres), chapitre soyeux où l'amour à fleur de peau semble à portée de main. La musique accompagne l'exil intérieur de Victoria qui oscille entre refoulement et difficile intégration dans son pays qui la maintient à l'extérieur de la barrière de couleur. Ses deux seules repères féminins, sa tante et sa mère adoptive Diouma (la merveilleuse Elise Akaba) se sont éteinte d'épuisement.

Sans crier gare, Jean-Paul Civeyrac offre un film classieux qui va à l'essentiel en résonance avec les tragiques questionnements qui secouent la république française : comment ne plus laisser sur le seuil de l'égalité ceux qui veulent aimer et être aimé au-delà de la différence ?

par Sunjata

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