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Fatima
Le franc-parler des femmes du Maghreb
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 04/10/2015
Michel Amarger (magazine Africiné)
Michel Amarger (magazine Africiné)

LM Fiction de Philippe Faucon, France / Canada, 2015
Sortie France : 7 octobre 2015

La force du langage peut inscrire les individus dans la société, ou les en écarter résolument. Le problème se pose pour les émigrés de la génération des années 50, arrivés en France sans en connaître la langue. Et lorsque l'apprentissage n'est pas favorisé par son milieu, l'inscription dans la société s'en trouve bouleversée. Cette réflexion est au centre de Fatima de Philippe Faucon. Le réalisateur né à Oujda, au Maroc, installé dans le sud de la France depuis son enfance, injecte avec un grand sens de l'à-propos, des inflexions orientales dans le cinéma ambiant. Il aborde la guerre coloniale dans La trahison, 2005, puis La désintégration, 2012, montre comment un jeune Français déconstruit son sens critique en devenant un martyr islamiste. À présent, c'est la manière dont une femme se construit un langage, qui motive Fatima, 2015.
L'héroïne vit dans la région de Lyon, avec ses deux filles, Nesrine, 18 ans, et Souad, 14 ans. Elle ne parle que l'arabe, appris à l'école du bled, et comprend le français pour échanger avec ses filles. Le père, sous un autre toit, les voit pour leur prodiguer des conseils. Fatima fait des ménages pour contribuer à payer les études de médecine de l'aînée. La cadette préfère sécher les cours pour discuter avec ses copines. Alors Fatima multiplie les travaux jusqu'à l'épuisement et la chute. Trop fatiguée pour reprendre un emploi, elle entreprend d'écrire en arabe, un journal sur ses impressions qu'elle ne peut communiquer aux filles. Encouragée par une conseillère sociale qui comprend sa langue, elle évoque ainsi son expérience et son parcours dans un texte à partager.



Ce récit, basé sur une histoire vraie, est tiré de deux livres de Fatima Elayoubi, Prière à la lune, publié en 2006, et Enfin, je marche seule, sorti en 2011. Celle-ci a connu les péripéties évoquées par le film avant de s'arrêter à 52 ans, en prenant la plume comme une thérapie. Philippe Faucon découvre ses écrits, édités en français, lorsqu'une productrice les lui transmet pour monter un projet de film. Il retrouve des échos personnels. "Mes grands-parents ne parlaient pas le français et ma mère ne le parlait pas dans son enfance", se souvient-il. Son adaptation éclaire les rapports difficiles qui s'établissent entre les générations de femmes.
"Toutes trois vivent au sein d'une même cellule familiale, avec des affects forts, mais également dans des univers différents, qui établissent ou accentuent quelquefois des séparations entres elles, des ignorances de l'autre, des incompréhensions", observe Philippe Faucon. Fatima a appris le français en écoutant et elle en souffre. Nesrine s'est appuyée sur les études pour acquérir un savoir que les parents n'ont pu lui transmettre. Souad, pour sa part, est dans la provocation. Elle détourne les expressions, en invente pour s'opposer à la condition de sa mère. Ce que Fatima comprend et consigne dans son livre.

Autour des trois femmes, Philippe Faucon met en scène les voisines jalouses de la réussite de Nesrine, les ouvrières envieuses, prêtes à balancer les retards de Fatima, la patronne insidieuse qui l'exploite avec paternalisme, le rejet des locataires maghrébins par une propriétaire approchée par Nesrine. Les hommes sont dans l'ombre, à l'image du père qui communique par fulgurances. Ces figures individuelles abordent en filigrane des questions de positions sociales, de rapports de classe, d'ostracisme qui pèsent sur les épaules de Fatima jusqu'à la rupture en forme de chute d'escalier.
Philippe Faucon suggère sa peur d'un échec de Nesrine à l'examen, sa crainte que Souad ne puisse que suivre son parcours, faute d'études et de diplômes. La caméra se concentre souvent sur les visages, les gestes d'émotion des femmes. Le réalisateur excelle à diriger ses comédiennes. Soria Zéroual qui campe Fatima et vit à Lyon, débute à l'écran tandis que Kenza-Noah Aïche qui est Souad, n'est apparue que dans un court-métrage. La plus expérimentée, Zita Hanrot, incarne Nesrine après avoir fait le Conservatoire, et joué Radiostars de Romain Levy, 2012.

L'impact de Fatima repose aussi sur le sens de l'épure cultivé par Philippe Faucon depuis ses premiers films. Privilégiant les plans fixes, les cadres serrés, attentifs aux expressions des femmes, il s'attache à un certain vérisme pour aborder la condition d'êtres ordinaires, pris dans les mouvements du contexte social. Il assure la coordination de la production française avec son épouse, Yasmina Nini, collaboratrice fidèle, et l'aide des Régions Rhône-Alpes où il a tourné les extérieurs, et Provence-Alpes-Côte d'Azur où il réside et a assuré des intérieurs.
Des fonds canadiens appuient cette coproduction qui défend le pouvoir de la langue française mais aussi la valeur de l'arabe, largement employé par Fatima. Philippe Faucon contribue ainsi à faire évoluer le cinéma français hors de ses schémas, pimentant le film de musiques qui allient des sonorités d'accordéon et d'oud. Il se fait le chantre des émigrées qui ont conquis leur place, à l'image de Fatima, révélée par l'écriture en autodidacte, en déclarant : "Ces femmes ont développé, malgré leurs ignorances et leurs handicaps, des ressources très importantes, allant puiser au fond d'un courage et d'une obstination farouches."

Vu par Michel AMARGER
(Afrimages / RFI / Médias France),
pour Africiné

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