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Les Hommes d'argile, de Mourad Boucif
L'horreur et l'harmonie
critique
rédigé par Rachid Naim
publié le 12/01/2017
Rachid Naïm (Africiné Magazine)
Rachid Naïm (Africiné Magazine)
Mourad Boucif, réalisateur belgo-marocain
Mourad Boucif, réalisateur belgo-marocain
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film

Le dernier long métrage de Mourad Boucif, Les Hommes d'argile, évoque un épisode souvent oublié des livres d'Histoire. Il s'agit de la participation décisive de dizaines de milliers de soldats marocains durant la seconde guerre mondiale où ils ont remporté plusieurs batailles qui ont changé le cours de l'Histoire. Néanmoins, le film de Boucif, par sa poésie et son lyrisme, va au delà de la simple retranscription de faits historiques.


Sorti officiellement en 2015, Les Hommes d'argile (Men of Clay) est le troisième long métrage de Mourad Boucif. Il vient après Au-delà de Gibraltar (2003) et le documentaire La Couleur du Sacrifice (2006). Ce dernier rappelle des épisodes injustement occultés de l'Histoire, ceux des dizaines de milliers de soldats marocains enrôlés de force pour combattre les Allemands en Europe, pendant la seconde guerre mondiale. Ils s'y sont illustrés par un courage exemplaire et un redoutable sens guerrier, notamment dans les batailles d'Alsace et de Provence en France, la bataille décisive de Monte Cassino en Italie ou encore la bataille de Gembloux en Belgique.






Du documentaire à la fiction, Mourad Boucif rouvre ce dernier épisode dans Les Hommes d'argile en racontant l'histoire de Sulayman (joué sobrement par Miloud Naciri), un jeune potier vivant dans le sud aride du Maroc et fraîchement marié à Khadija (jouée intensément par Magaly Solier, actrice péruvienne et star, entre autres, de Fausta de Claudia Llosa, Ours d'Or 2009 au Festival de Berlin). Sulayman va être enlevé et enrôlé de force dans l'armée française. Après un entrainement militaire lapidaire, il est envoyé en Belgique dans les lignes de front aux avant-postes. De la chair à canon en somme. Cependant, le propos du film ne se base pas seulement sur les fonds oubliés de l'Histoire, et c'est là son intérêt. Il cherche, au delà, son sens dans les abysses des Hommes et interpelle leurs éternelles questions existentielles.

En effet, Sulayman est un homme ancré, d'une manière sensorielle, à la terre. C'est un potier dont l'instrument principal, l'argile, lui a appris à établir des liens, personnels et intimes, avec tout ce qui l'entoure. Il parle aux oiseaux, caresse les truites et murmure même des promesses dans les oreilles de chevaux. Des promesses farfelues mais empreintes de poésie et de tendresse. Il promet ainsi à un cheval une promenade nocturne au cas où il est sage et obéissant. Une vision des éléments de la nature naïve, certes, mais profondément poétique. Cette vision est répercutée à l'écran par les pensées intimes de Sulayman en voix off sur fond de musique orchestrale.

Tout au long du film, cette voix off lyrique en temps de guerre interpelle le spectateur comme pour le faire témoigner. Et tel un écho cinéphilique, cette voix rappelle une autre. Celle, polyphonique, de The Thin Red Line (La ligne rouge) de Terrence Malick. Une évocation largement assumée par Mourad Boucif qui considère le chef-d'œuvre de Malick comme son film de chevet. Le recours à la voix off et la musique lancinante qui l'accompagne, le rapport poétique du protagoniste à la guerre et à la nature sont autant d'éléments qui vont dans le sens de cette analogie. Cependant, on aura tort de considérer Les Hommes d'argile comme juste un ersatz du film de T. Malick tant la mise en scène de Boucif ramène d'autres éléments donnant au film une portée à la fois locale et universelle.

Son départ forcé du Maroc vers l'Europe, le personnage de Sulayman le vit comme un traumatisme pénible et une déchirure aigüe qui vont renforcer son côté candide et mystique. D'une nature desséchée mais heureuse, le jeune potier se voit transporter dans une autre terre luxuriante mais tellement triste et annonciatrice de mort. Et durant ce voyage, Sulayman va rencontrer l'altérité. Elle est représentée par deux officiers, le commandant Blanchard (Christian Crahay) et le lieutenant Laurent (Tibo Vandenborre). Comme un hommage à Platoon d'Oliver Stone et ses deux officiers (Barnes, le sergent sanguinaire et Elias, l'idéaliste), le film de Boucif désigne ces deux militaires comme une représentation de deux facettes de l'essence humaine. Le commandant Blanchard est un militaire réaliste et carriériste. Espérant une promotion militaire, il n'hésite pas à lancer froidement les goumiers marocains face à un ennemi largement supérieur. À l'inverse, le lieutenant Laurent est un humaniste. Face à Sulayman, ses certitudes vont vaciller et son âme va être touchée par la grâce du potier marocain.

Le film devient alors une allégorie sur le vivre ensemble et, vu la filmographie et le travail associatif de Mourad Boucif, on ne peut même s'empêcher de voir cette vision s'extrapoler sur la situation actuelle en Belgique. Ce vivre ensemble est symboliquement représenté par une séquence d'une réunion militaire où, d'une manière solennelle, le commandant Blanchard prend la décision de donner l'assaut. En dehors de la tente militaire, on entend l'appel musulman à la prière des soldats marocains. Dans un fondu enchainé sonore, l'Allah Akbar de l'appel à la prière laisse la place au majestueux "Va, Pensiero" (Va, Pensée) de Nabucco (Nabuchodonosor), l'opéra composé par Giuseppe Verdi sur un livret du poète Temistocle Solera.

Chanté par les Hébreux, esclaves prisonniers à Babylone, le Va, Pensiero est également un chant très populaire en Italie puisqu'il a été adopté, à sa sortie, comme hymne patriotique par la population milanaise alors sous occupation autrichienne. Dans un quatrain de ce célèbre chant, on entend O simile di Solima ai fati … "Semblable au destin de Solime / Joue le son d'une cruelle lamentation / Ou bien que le Seigneur t'inspire une harmonie / Qui nous donne le courage de supporter nos souffrances !" A lui seul, ce quatrain résume la portée humaniste des Hommes d'argile. Embarqué dans cette horrible guerre et ses interminables souffrances, Sulayman, représentant ces "esclaves prisonniers", ne cesse jamais de chercher cette harmonie capable, à elle seule, de l'aider à supporter l'horreur.

Comme ces très gros plans de yeux en larmes qui ouvrent et clôturent le film, Les Hommes d'argile baignent dans une mélancolie profonde face à l'horreur du monde. Une sorte de lamentation sourde accentuée par la musique du film qui varie entre les airs opéraliens occidentaux et les complaintes orientales tristes du Duduk, le ney arménien. L'image choisie pour le film contribue également dans ce sens. L'étalonnage du film donne des images fort désaturées allant quasiment vers le sépia. D'aucuns peuvent regretter ce choix, puisque les paysages du désert marocain et des Ardennes belges se trouvent baignés dans un ton monochromatique gommant les spécificités esthétiques de chaque paysage. Cependant, ce choix confère au film une atmosphère irréelle qui peut correspondre au thème intemporel du film.

Termes à priori inconciliables, horreur et harmonie semblent donc aller de pair tout au long de ces Hommes d'argile. Horreur de la guerre et du déracinement de la terre natale, symbolisée par l'argile marocaine ramenée par Sulayman en Belgique et avec laquelle lui et ses camarades se badigeonnent le corps avant la bataille finale contre les Allemands. Et cette harmonie ne peut être atteinte qu'avec une communion spirituelle avec la nature et les hommes, y compris ceux qu'on appelle les "ennemis" allemands. Ces derniers, quasiment inexistants dans le film, ne représentent en aucun cas un camp moral défavorable. Le film ne stigmatise point. La mise en scène de Boucif évite les poncifs et ses Hommes d'argile tendent ainsi vers l'universalité de la condition humaine.

par Rachid Naim

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