AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 339 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
L'esthétique cinématographique de Daouda Mouchangou
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 20/03/2019
Daouda Mouchangou, réalisateur camerounais
Daouda Mouchangou, réalisateur camerounais
Jean-Marie Mollo Olinga est rédacteur à Africiné Magazine depuis 2004.
Jean-Marie Mollo Olinga est rédacteur à Africiné Magazine depuis 2004.
Daouda Mouchangou, réalisateur camerounais
Daouda Mouchangou, réalisateur camerounais

Le 2 août 2018, dans la salle Sita Bella du ministère de la Culture, le Cinéma Numérique Ambulant a rendu hommage au cinéaste camerounais Daouda Mouchangou. Ce fut pour nous l'occasion de présenter son esthétique cinématographique, ce à la lumière de deux de ses téléfilms, Le Retraité et Japhet et Ginette.


De quoi parlent ces deux téléfilms ?

Le Retraité est l'histoire de l'infirmier Ezamot (Daniel Ndo) qui est admis, d'après la formule consacrée, à faire valoir ses droits à la retraite, une retraite qu'il n'a pas préparée. Obligé de se replier au village avec toute sa famille en attendant son fonds de pension, il est recueilli par son frère cadet, Ngassa (Pierre Makon), dans la maison duquel la promiscuité entre les deux "coépouses" (des belles-sœurs, diraient les Français), l'épouse d'Ezamot (Magrita, Sérange Mebina) et celle de Ngassa, ne tardera pas à créer des brouilles entre elles. Il n'empêche, après avoir perçu sa pension, Ezamot se laissera rattraper par son péché mignon, la vie de débauche, constituée de jeux de hasard et de jouissance avec des filles de joie. En fin de compte, encouragé par son frère Ngassa et la compréhension de son épouse, Ezamot va se résoudre à travailler la terre, le fonds qui manque le moins.

Japhet et Ginette raconte la vie d'un couple heureux en tout point. Le mari (Japhet, Charles Nyatte) est directeur dans une entreprise, et l'épouse (Ginette, Joséphine Ndagnou) médecin. Ils ont de beaux enfants très studieux et manifestement bien élevés. Mais, le mari, licencié depuis quatre mois de l'entreprise où il travaillait, l'a caché à son épouse, préférant maintenir le même niveau de vie. Lorsque l'épouse le découvre, s'ensuivent des moments de tension où elle menace de quitter le mariage. Comme dans Le Retraité, Japhet va capituler, signer la paix des braves en acceptant de retrousser ses manches, pour travailler la terre.

Et Maintenant, l'esthétique !

Quand nous entendons certaines intelligences parler d'esthétique, nous percevons en elles une espèce de délectation empreinte de mythification. Pour démythifier cette notion, il importe d'en préciser le contenu, afin de rendre notre propos plus intelligible. Cela nous oblige donc à passer par un nettoyage (conceptuel) qui nous permettra d'en maximiser le sens. C'est un exercice de simple préalable méthodologique, pour éviter un emploi doxique et erroné du concept "esthétique".
Qu'entend-on donc par "esthétique" ? En précisant que c'est une discipline philosophique ayant pour objet les perceptions, les sens, le beau dans la nature et dans l'art, ou exclusivement ce qui se rapporte au concept de l'art, nous dirons, très sommairement, avec Le Petit Larousse illustré de 1981, que l'esthétique est la "théorie de la beauté en général et du sentiment qu'elle fait naître en nous". Il dit aussi que c'est la "théorie de l'art", la théorie étant cette connaissance spéculative, idéale, indépendante des applications ; ou encore un ensemble systématisé d'opinions, d'idées sur un sujet donné. En général, les théories sont soumises à expérimentation pour en établir la vérité. Mais, passons ! Tel n'est pas l'objet de notre propos, bien que ce travail de déblayage soit quelque peu utile. Comme vous avez pu le constater, "esthétique" se décline en plusieurs sens, mais, il est un autre, toujours du Larousse, qui a particulièrement retenu notre attention. C'est l'esthétique comme, et c'est une définition que je prierais tous les amoureux du cinéma de retenir, un "mode et un langage expressifs d'un artiste, d'une œuvre, etc.". En somme, il s'agit là de la manière dont un réalisateur fait usage de tout ce qui concourt à la fabrication d'une œuvre filmique, pour créer des émotions. Vulgairement, on pourrait l'assimiler au design. Comment Daouda Mouchangou se détermine-t-il esthétiquement dans Le Retraité, sorti en 1990, et Japhet et Ginette, sorti en 1991 ?

Nous allons y répondre en nous focalisant sur le langage et les codes cinématographiques, en relation avec ces films de Mouchangou. il s'opère là, implicitement, un distinguo entre cinéma et film. Concrètement, il s'agira pour nous de repérer les éléments du cinéma qui se trouvent dans Le Retraité et dans Japhet et Ginette. Ces éléments sont identifiables dans l'expressivité et la stylistique du réalisateur.

L'expressivité

Sur le plan de l'expressivité, nous allons examiner ce que nous disent les œuvres filmiques de Mouchangou, relativement au Beau. Et pour cela, nous allons parcourir ce que renferme la notion de Beau, à la lumière du Retraité et de Japhet et Ginette. Pêle-mêle, nous relèverons l'utile qu'il y a dans ces films, l'agréable, ce qui peut être bien, vrai ou qui vise à la perfection, le tout en lien avec l'expression de l'angoisse, de la sérénité, de la tendresse.
Cela dit, les deux films retenus nous livrent le monde avec son expressivité propre, c'est-à-dire ce par quoi il nous parle, nous touche, a un sens pour nous. En cela, nous avons deux histoires qui ont beaucoup de similarités. Ce n'est pas une surprise, si l'on s'en tient à ce constat de Jean Renoir qui disait un jour que l'on ne fait jamais qu'un seul film dans sa vie, qu'on casse en menus morceaux et que l'on refait à chaque fois.
Le Retraité et Japhet et Ginette sont des histoires édifiantes. Pour l'un et l'autre film, il s'agit de couples où le mari est la source de l'angoisse. L'esthétique de Daouda Mouchangou tient ici à deux tristes belles histoires où, dans la première, il nous montre un homme qui a dilapidé ses biens dans les plaisirs faciles, alors qu'il était encore jeune et plein d'argent. Lorsque sonne l'heure de la retraite, il se retrouve démuni et est obligé de squatter chez son frère cadet au village, où il n'a pas pu construire une simple petite case. Cependant, faut-il mentionner, ses frères du village avaient profité de ses largesses, et étaient donc en partie complices de son échec. Là, tous l'ont abandonné, lorsque l'appel du sang se fait plus fort. Quand on est tombé, il faut se battre pour ne pas rester couché ; il faut se battre pour se relever. Pour ce faire, il importe d'être heureusement accompagné. Ici, c'est le frère cadet qui va tenir la main de son aîné, pour l'aider à se reconstruire, exactement comme Ginette l'a fait pour Japhet, alors que celui-ci avait carrément dévoyé.

Japhet, lui, est licencié, mais au lieu de se reconstruire avec ses indemnités de licenciement, il les dilapide en maintenant le même niveau de vie que lorsqu'il était directeur. Ce film est donc utile, car il attire notre attention sur la nécessité de nous projeter vers le futur, afin de le préparer dès le présent.

Par leurs personnages auxquels nous pouvons nous identifier, ces films nous touchent, car leurs quotidiens sont semblables aux nôtres. L'image filmique a beau être différente du monde, Daouda Mouchangou nous engage dans un processus d'identification, qui met en exergue son potentiel artistique. Dans cette salle, il y a des Ezamot et des Japhet, il est souhaitable qu'il y ait aussi des Ngassa et des Ginette, pour que ces films aient un sens pour nous. Sembène Ousmane ne définissait-il pas son cinéma comme une école du soir ? C'est certainement le sens de ces deux films.

Ils sont agréables : ce sont de beaux films. Le réalisateur nous sert deux tristes et finalement belles histoires, qui reprennent l'un des canons de beauté de films américains d'après la crise économique de 1929 : le happy-end. Cette fin heureuse ne participe-t-elle pas d'une esthétique de la renaissance ? Assurément. Les deux couples renaissent à la vie, à l'aisance, et pourquoi pas, au bonheur, grâce à la terre, à la terre nourricière. Et c'est à ce niveau que l'esthétique s'incarne dans le vrai, celui du Cameroun du début de la décennie 90, qui connaît déjà les affres de la crise économique qui n'avait pas du tout traversé le pays, mais qui s'y était durablement installée, obligeant les autorités à recourir au Fonds monétaire international. Pour y remédier, le réalisateur prône le retour à la révolution verte, à la révolution agricole, leitmotiv du président Ahmadou Ahidjo pour développer le pays. Le vrai ici rejoint le bien, car les films de Mouchangou nouent, renouent, créent, recréent avec le public une socialité nouvelle, en le faisant happer par un dispositif sonore (la musique, des bandes originales, est on ne peut plus expressive : "Qu'as-tu fait de ta vie, qu'as-tu fait de ton salaire ?... Iras-tu au village sans argent ? Quand on s'est préparé, la retraite devient un repos bien mérité… Tu es devenu la risée" ; "Japhet et Ginette, la vie se joue de vous…"), un dispositif chromatique (les tailleurs rouges de Ginette ou de Colette ne nous indiquent-ils pas à suffisance qu'elles vivent des idylles enivrantes ?), un dispositif visuel (la beauté des images, des décors et la plastique des comédiens ne font-ils pas rêver ? Quel spectateur peut avouer son indifférence face au regard, au jeu ou à la belle gueule de Ginette, Joséphine Ndagnou, par exemple ?). L'expressivité des œuvres filmiques de Mouchangou est rendue avec beaucoup d'à-propos par une stylistique qui leur confère leur singularité.

Stylistique

Sur le plan de la stylistique, nous aurions pu parler du symbolisme dans les œuvres de Mouchangou, mais, compte tenu du temps qui nous est imparti, nous allons passer outre, regrettant de ne pas pouvoir aborder amplement certains symboles tels que l'eau, qui apaise et tranquillise, mais aussi au bord de laquelle se vivent des histoires d'amour, surtout dans Japhet et Ginette, celui des blouses blanches et vertes, donc des médecins qui soignent (Ginette, médecin, convainc son mari de retrousser les manches) et Ezamot (infirmier) est soigné par son villageois de frère, Ngassa ; ou même encore la place de la femme dans ces deux films, où elle se révèle cette épouse fidèle et cette mère attentionnée, cette Eve de la Bible auprès de son compagnon : n'est-elle pas l'os de ses os, la chair de sa chair ? Daouda Mouchangou ne s'inscrit-il pas là dans la même veine qu'Henri Ngoa pour qui la femme africaine n'était pas opprimée ? Probablement ! Les femmes de ses films sont des Amazones, de véritables Grandes Royales des Diallobé, en référence au roman de Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë.

Les œuvres de Daouda Mouchangou, tout au moins celles qui concernent notre propos, tiennent du cinéma français de la Nouvelle Vague. Le style est dépouillé, sans grands artifices, et les histoires sont racontées, en dehors de quelques rares flash-backs (quand le retraité se remémore sa vie de débauche), ou d'un flash-forward (quand il rêve qu'il se fait poignarder), quasiment de façon linéaire, ce qui en facilite la compréhension. Ici, l'on retrouve la manière de raconter les histoires d'un François Truffaut, La Belle Anglaise, ou encore La femme d'à côté, pour ne citer que ces films-là. Le réalisateur dispose ses pièces de domino de telle sorte que les unes font tomber les autres pour faire progresser l'intrigue qui, après environ une trentaine de minutes, s'enclenche véritablement, pour se terminer dans un champ. Dans Le Retraité, il faut que l'épouse de Ngassa, la belle-sœur d'Ezamot, commence à se plaindre pour que ce dernier prenne vraiment conscience de sa "misère" ; pareillement, c'est l'épouse du collègue de Japhet qui vient révéler la mauvaise nouvelle du licenciement de celui-ci. Dans l'un et l'autre cas, Daouda Mouchangou opte pour une certaine conformité, nous ne voulons pas dire pour un certain réalisme, où la femme est porteuse de germes de la discorde. N'a-t-elle pas offert le fruit défendu à l'homme pour qu'il connaisse la vérité ? Ici, il s'agit d'une vérité douloureuse, mais une vérité bonne à dire, qui se doit d'être affrontée, pour que l'homme soit sauvé, et avec lui, sa famille, autrement considéré, l'humanité.

Dans les films de Mouchangou, on parle beaucoup ; cet aspect relève de l'esthétique de l'expression, qui entre en opposition avec les canons de l'esthétique aristotélicienne qui privilégie la forme par rapport au contenu. Daouda Mouchangou s'inscrit dans le sens inverse. Il privilégie le contenu, c'est pourquoi, d'ailleurs, la forme de ses récits n'est pas recherchée, comme nous l'avons déjà dit. Ils sont presque linéaires, sans relief ni forfanterie. On ne parle pas pour ne rien dire, car chaque dialogue de ses films en ponctue la dramaturgie. Dans les films de Mouchangou, on est souvent assis, on y mange et on y boit régulièrement. C'est une occasion de discuter, d'où un cinéma destiné à faire réfléchir.

Par ailleurs, les films de Daouda Mouchangou sont marqués par une esthétique de la représentation. Et celle-ci est repérable à deux niveaux. Premièrement, elle privilégie l'accès à la réalité. Le réalisateur pose, entre autres, le problème du tribalisme dans Le Retraité : qui est étranger, l'autochtone qui n'a pas construit dans son village ou l'allogène qui y est venu construire une demeure, y a pris femme, et qui y a implanté un commerce ? Une thématique d'une actualité brûlante au Cameroun, au propre comme au figuré.

En outre, sans être moralisateur, Mouchangou nous montre la vie telle qu'elle est, avec ses mensonges, ses hypocrisies, son paraître, ses inconduites, mais nous suggère subtilement la vie telle que nous devrions la vivre, telle qu'elle devrait être vécue. Pour cela, il construit patiemment l'angoisse et du couple, et du spectateur, en nous montrant un couple quasi parfait, alors que le ver est déjà dans le fruit (Japhet et Ginette), alors que Ezamot, bien qu'en proie à un profond trouble intérieur du fait de son inconfortable situation matérielle et financière, se donne des libertés avec des femmes d'autrui, comme si de rien n'était.
Deuxièmement, la représentation se manifeste dans l'art, plutôt dans la manière, très classique, de placer ou de tenir la caméra. Dans ces deux films, elle s'exprime seulement pour produire l'événement ; Mouchangou en use sobrement, car elle est plus fixe que mobile, si bien que les personnages ne sont presque pas suivis ; ils y entrent et en sortent, ce qui donne l'impression que Mouchangou exprime sa liberté, la liberté de l'artiste qui filme ce qui lui plaît, preuve qu'il maîtrise son sujet. Nous retrouvons là le style des néo-réalistes, qui privilégient la description-narration, ce qui le rapproche d'un certain André Bazin pour qui l'image est une fenêtre. A ce sujet, il écrivait : "Une fenêtre, on peut s'y jeter, y guetter des miracles, la prendre pour le trou noir de la jouissance, de l'impossible réel." Qui d'entre vous peut jurer qu'en regardant les films de Daouda Mouchangou, il ne s'est pas retrouvé à une fenêtre ?

Pour terminer, je rappelle que nous avons examiné l'esthétique cinématographique de M. Daouda Mouchangou à la lumière de ses deux productions des années 90 que sont Le Retraité et Japhet et Ginette, cela, au travers de ce que nous avons considéré comme son langage, son expression. A vous de nous dire si en regardant ces films, vous avez été sensibles au cinéma qu'on y retrouve, c'est-à-dire si vous avez éprouvé des sensations agréables, sans calcul. De toutes les façons, personnellement, nous n'en doutons pas ; nous pouvons discuter des goûts et des couleurs, il n'empêche, disait La Bruyère, qu'il y ait un bon et un mauvais goût, car les gens éclairés s'entendent pour appeler beaux les objets renfermant les mêmes qualités.

par Jean-Marie MOLLO OLINGA

Films liés
Artistes liés
Structures liées
événements liés