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Franck Thierry LÉA MALLE : "Ce qui manque le plus au cinéma camerounais c'est la vérité"
Le réalisateur camerounais sort Innocent(e), son premier long métrage.
critique
rédigé par Pélagie Ng'onana
publié le 16/12/2020
Franck Thierry LÉA MALLE, réalisateur et producteur camerounais
Franck Thierry LÉA MALLE, réalisateur et producteur camerounais
Pélagie Ng'onana est rédactrice à Africiné Magazine
Pélagie Ng'onana est rédactrice à Africiné Magazine
Le réalisateur Franck Thierry LÉA MALLE
Le réalisateur Franck Thierry LÉA MALLE
Franck Thierry LÉA MALLE, réalisateur et producteur
Franck Thierry LÉA MALLE, réalisateur et producteur

Réalisateur de plusieurs courts, le cinéaste camerounais vient de sortir son long métrage Innocent(e) qui a connu des difficultés de distribution dues à la pandémie du Covid-19. Loin de baisser les bras, il se veut plutôt encourageant en espérant être de la jeune génération qui va changer les choses. A condition de jouer franc jeu. INTERVIEW.

Franck Thierry Léa Malle, c'est pas un peu long comme appellation ?
Il y a beaucoup d'équivoque avec mon nom. Mon nom [de famille] en fait c'est Léa Malle. Et à cause de Léa, plusieurs personnes ont tendance à croire que je suis une femme. Moi j'aime bien écrire LÉA MALLE, j'ajoute les prénoms pour que les gens comprennent vite que je suis un homme.

Comment avez-vous vécu le début de la pandémie Covid-19 et le confinement qui s'en est suivi ?
C'est très difficile à gérer parce qu'on ne l'a pas prévue. C'est vrai qu'on a les notions d'imprévues dans les formations de management et autres, mais celle-ci est mondiale, générale. D'autant plus qu'elle a affecté beaucoup plus les arts du spectacle dont l'essentiel est composé du public. Et le cinéma c'est que les gens aillent en salle. Ayant fait un film en décembre et que partout dans le monde on commence à fermer les salles à partir de janvier ça été très difficile. Que ça soit pour les sélections en festivals où on n'a pas pu aller, mais essentiellement sur le fait que pour un premier film, avec tous les sacrifices financiers consentis qu'on n'ait pas de retour sur investissement parce qu'on ne pouvait pas vendre le film.

La période a-t-elle été favorable à l'inspiration par exemple ?
C'est vrai que ça été assez intense parce qu'on venait de finir un film. En constatant qu'on ne pouvait pas le vendre je suis entré en création mais ce n'est pas toujours de bonnes idées qui sortent. Néanmoins on essaye de monter des projets, de ne pas s'apitoyer sur son sort ni se victimiser. L'idée maintenant c'est d'envisager le futur pour qu'on puisse trouver des solutions.

Qu'est-ce qui vous décide à franchir le pas du long métrage ?
J'ai fait plusieurs courts métrages, j'ai été sélectionné à des festivals je me sentais l'envie de grandir professionnellement. Mais surtout l'envie de raconter une histoire plus grande, plus forte. Je me suis dit c'est important de chercher des fonds, de mettre en place une équipe et de pouvoir lancer le projet. C'est ce qui s'est passé. C'est vrai que c'est en 2016, après qu'aux Ecrans Noirs il n'y ait pas eu de long métrage camerounais primé [sur décision du jury, NDLR] que j'ai eu cette idée. Mais malheureusement la vie n'étant pas aisée, j'ai appris à la dure que c'est un peu plus difficile de faire un film. Qu'il fallait être aguerri. J'ai pris trois ans, de 2017 à 2019 pour mieux me préparer et enfin lancer le film.

Mais votre film ne sera pas en compétition aux Ecrans noirs cette année parce que diffusé avant le festival …
L'année dernière, cette loi a été assez critiquée et elle a mis à mal beaucoup de cinéastes talentueux. Parce que du fait que les Ecrans noirs soient en juillet, si on fait des films qui sont prêts en novembre, ce n'est pas évident d'attendre. Cette fois-ci, ils ont fait une nuance, c'est-à-dire que les films qui ont déjà été diffusés n'auront pas de frais de diffusion mais seront en compétition. C'est vrai que c'est un peu injuste il faudrait encore qu'on en discute.

Quel accueil ont eu vos courts métrages au Cameroun ? Ont-ils eu le parcours que vous auriez souhaité pour eux ? Ont-ils été suffisamment regardés par le public ?
Suffisamment vus je ne sais pas, mais je dirai qu'ils ont été suffisamment appréciés. Chacun d'eux a reçu au moins un prix international et des prix dans les festivals locaux. Le public a beaucoup aimé, surtout que les courts-métrages sont fait pour sécuriser les partenaires par votre crédibilité. Ils m'ont permis d'avoir TV5, Canal+ et Acajous comme partenaires, donc je pense que ce sont des actions réussies. Malheureusement le cinéma camerounais professionnel n'est pas assez vu par le public comme on l'aimerait. Les chaînes de télévision gagneraient à faire des acquisitions des films pour pouvoir les distribuer auprès des Camerounais lambda afin que même ceux qui se trouvent dans des zones reculées puissent voir les films. Mais sinon mes films m'ont permis d'être connu auprès des professionnels. C'est déjà ça.

Vous sentez-vous à votre place en faisant des films ?
Je pense que je ne me suis jamais senti à l'aise ailleurs que comme je me sens quand j'écris, produit ou réalise un film. C'est ma vocation. J'ai pris le temps de le vérifier, d'aller à l'école, de former et de m'informer. Je continue de le faire. Je pense être sur la bonne voie. Si j'ai la grâce de la vie et les opportunités de production je pourrai avoir une carrière brillante.

Votre film Innocent(e) bénéficie du soutien de Canal+. Comment avez-vous décroché cela ?
Ce que j'ai juste fait c'est monter le dossier comme ils le voulaient. J'ai rencontré Canal+ en 2106 et ils n'ont pas changé de discours. Ils disent toujours : "Ecrivez des scénarios, montez un label, montez des projets de production et faites des courts métrages". Ces derniers leur permettent de juger de votre talent. Avec le scénario ils voient le projet et la production. Il faut aussi cibler des partenaires, ça les rend plus confiants. Ce qui est important aussi c'est que ce sont des personnes qui attendent que les résultats soient positifs parce que c'est de l'argent qu'ils investissent. Ils veulent qu'il soit utilisé à bon escient. Je pense que c'est ce que nous avons fait et ils sont assez satisfaits du produit. Il n'y a pas de secret à part le travail.

Vous dites aimer la lecture, c'est de là que vous tirez les histoires de vos films ?
Essentiellement. Ma mère lisait les Harlequins [collections de romans d'amour, NDLR], mon père lisait les SAS [série de romans, créée par Gérard de Villiers et mettant en scène le héros Malko Linge, NDLR], moi je lisais les bandes dessinées. La lecture a été pour nous, non seulement une distraction, c'était une façon d'apprendre mais aussi un moyen de s'évader. Les choses étaient difficiles mais ce n'était pas si mauvais que ça, il y avait de quoi acheter des livres. J'ai appris à lire depuis l'enfance. Les bandes dessinées, les romans à travers lesquels je rencontre Alexandre Dumas, Mongo Beti... C'est des choses qui sont calées. Parce que les écrits racontaient des récits particuliers qui m'ont beaucoup touché. Et c'est surement ça qui m'a ouvert l'esprit pour commencer à écrire. Mais je suis certain d'une chose, on ne peut pas écrire si on ne lit pas.

Si on vous demandait de décrire la situation globale du 7ème art au Cameroun, comment la présenteriez-vous ?
Elle est à la fois précaire et encourageante. Précaire parce que la politique culturelle camerounaise n'a pas été mise à jour depuis longtemps. La politique de l'économie du cinéma n'a pas été mise à jour. La politique du travail du cinéma non plus. Et ça crée une sorte de No man's land où tout le monde se permet de faire ce qu'il veut. Il n'y a aucune organisation. Mais aussi le public camerounais a délaissé le cinéma pour se concentrer sur la télévision et voir autre chose que le cinéma camerounais. Aujourd'hui, faire du bon cinéma c'est risqué parce que vous avez de fortes chances de ne pas avoir des gens en salle parce qu'ils ne sont pas habitués à ça. C'est une situation triste.
Ce qui est encourageant c'est qu'il n'y a jamais eu autant d'énergies en cinéma que ce qu'il y a ces derniers temps. Autant d'émulations, de mutations, que ce soit à Douala, Yaoundé, Buea, Bamenda ou au Grand Nord. Il y a une génération qui arrive. Elle en veut, elle a de la niaque. Je nous souhaite à tous autant qu'on est beaucoup de chance, beaucoup de grâce pour qu'on puisse changer les choses. J'espère que cette génération sera celle qui va changer les choses.

Il faudra un public qui à son tour a de la niaque d'aller regarder les films…
Après il faut le convaincre. C'est toute une politique qu'il faut mettre en place. Il faut envoyer les enfants de la maternelle, du primaire, du lycée et de l'université voir les films. Qu'ils aient l'engouement, encouragés par les parents. C'est comme ça que tout ça va se mettre en place et l'engouement général de voir les films va naître. Il faut reconquérir le public à travers une politique et des stratégies.

L'univers du cinéma au Cameroun se dessine à peu près en trois grandes aires, Douala, Yaoundé puis le Nord-ouest et Sud-ouest. Quelle est la particularité des uns et des autres ?
Je crois que le Nord-ouest et le Sud-ouest conjuguent vraiment le verbe produire. Ce qui est intéressant c'est qu'il y ait des productions. Qu'il y ait de plus en plus de gens qui, avec de petits salaires, arrivent à faire des entrées avec le cinéma. Qu'il y ait plus de plateaux de tournage pour que les gens puissent travailler. Ce qu'on demande maintenant à tout le monde, c'est de pouvoir avoir la formation nécessaire pour mettre en avant le talent et aller conquérir les marchés extérieurs et avoir des victoires. Pour que le public camerounais sache qu'en fait tout ça est fait ici. Que les festivals locaux rendent un peu plus honneur aux cinéastes. A force de travailler on va y arriver.

On note par ailleurs une attitude de méfiance au sein des cinéastes au Cameroun. Certains déplorent l'absence de soutiens et collaborations véritables entre acteurs du secteur. C'est un obstacle qui peut être franchi ?
Ce qui manque le plus au cinéma camerounais c'est la vérité. On ne peut pas construire quelque chose dans le mensonge. Il faut des stratégies et qui dit stratégies dit un niveau intellectuel nécessaire ; un niveau de connaissance des domaines précis nécessaires. On parle d'économie, ce n'est pas le cinéaste qui est déjà autodidacte qui va aller réfléchir sur l'économie à mettre en place. Quand on parle de gestion économique ce n'est pas quelqu'un qui n'a pas fait gestion qui va aller gérer l'argent. Les gens se retrouvent avec 10-20 millions et la plupart, du temps, par ignorance, gèrent mal cet argent. On aboutit à un échec qui crée des crises de confiance qui paralysent des secteurs entiers. Ce qu'il faut aujourd'hui c'est que les gens se forment sur des domaines où ils veulent aller ; et qu'il y ait des personnes de bonne moralité dotées des compétences requises à des domaines précis. Aujourd'hui, on a besoin de mettre en place des stratégies, des institutions mais tout ça ne se fait pas avec des mensonges, avec des non-dits. Ça ne se fait pas en balayant sur les meubles. Ça se fait en se disant la vérité, en regardant ceux qui sont capables, en identifiant ceux qui font mal, en les mettant de côté et en mettant en place des stratégies pour avancer. L'intérêt ce n'est pas de se mélanger. Si on se met ensemble sans faire de tris, sans mettre sur pied des critères le mélange ne va pas donner quelque chose de bon. C'est bien qu'il y ait des unions, des associations, des fédérations, mais que chaque pôle ait un principe de fonctionnement précis et qu'il soit partagé.

L'actualité au Cameroun c'est aussi ce carnage des élèves dans un établissement à Kumba en octobre dernier. Des artistes se sont réunis pour dénoncer ces violences. Vous sentez-vous concerné par ce mouvement ?
J'ai grandi à Kumba. En tant qu'artiste, je me sens concerné par toutes les pertes, que ce soit au Nord, au Sud ou à l'Est. Encore plus quand les enfants sont blessés gratuitement. Aujourd'hui des énergies se mettent en place c'est vrai, mais encore il ne faudrait pas que ce soit juste des tendances comme on en a l'habitude mais un mouvement d'actions concrètes. Lesquelles consistent à se dire la vérité. C'est savoir qu'à un moment on fait des erreurs, on commet des petitesses et qu'aujourd'hui il faut qu'on se pardonne mais surtout qu'on avance ensemble. Maintenant c'est bien de dire c'est la responsabilité de tel de faire ci ou ça, mais à un moment il faut identifier les coupables, les responsables et les mettre hors d'état de nuire. C'est malheureux parce qu'en fait on est tous Camerounais, on a tous cette désinvolture dans ce qu'on fait ; on a tous cette croyance qu'on a toujours raison ; on a tous ce problème avec les autorités. Et malheureusement les choses ne marchent pas toujours comme on veut, parce qu'en fait à la fin de la journée on est tous ceux qui perdent. Donc il est important qu'on se parle, qu'on s'écoute et qu'on se pardonne.

Revenons à la production pour dire que localement la tendance est plus aux produits de télévision que de cinéma…
Après il faut aller là où le public va. Le public bientôt c'est Internet. Peut-être il faudra faire des films pour Internet. Le problème est surtout au niveau du marché. A quoi ça servira de faire des films avec de grosses sommes si on n'a pas un marché au Cameroun ? Ce qu'il faut c'est de raconter des histoires de manière à ce qu'elles soient intéressantes pour pouvoir toucher le public et le convaincre qu'on est en train d'avancer vers quelque chose de plus professionnel, donc vous aussi faites le minimum d'effort pour pouvoir acheter nos œuvres pour qu'on grandisse. Parce que si on a plus de financements, les bénéfices et retours sur investissements on peut investir plus. Et au fur et à mesure qu'on grandit on va pouvoir faire mieux.

Propos recueillis par Pélagie Ng'onana

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