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Awa (Ici) : l'art de blesser pour extraire le pus des plaies sociales
critique
rédigé par Aina Randrianatoandro
publié le 03/02/2021
Aina Randrianatoandro est rédacteur à Africiné Magazine
Aina Randrianatoandro est rédacteur à Africiné Magazine
Déborah Basa, réalisatrice congolaise (RDC)
Déborah Basa, réalisatrice congolaise (RDC)
Scène du film avec Starlette Matata (Dorine, de face) & Miriam Eale (Divine) de dos.
Scène du film avec Starlette Matata (Dorine, de face) & Miriam Eale (Divine) de dos.
Rencontres du Film Court de Madagascar 2020
Rencontres du Film Court de Madagascar 2020
Rencontres du Film Court de Madagascar 2020
Rencontres du Film Court de Madagascar 2020

Le court métrage fiction de 26 minutes "Awa (Ici)", réalisé par la cinéaste congolaise Déborah Basa en 2019 est un drame social à la fois réaliste et engagé. Le film a été doublement récompensé à la 15ème édition des Rencontres du Film Court (RFC) qui ont eu lieu du 20 au 28 novembre 2020 à Antananarivo (Madagascar). Awa a eu le Prix de la Critique (en collaboration avec la FACC) et le Prix Sudu Connexion.

Le film s'ouvre sur un plan aérien contemplatif de la ville de Kinshasa, plus précisément des communes pauvres de Limete et Kalamu. Les images sont accompagnées du discours d'investiture plein d'espoir de Félix Tshisekedi, le président fraîchement élu. L'intention de Déborah Basa est claire d'entrée: mettre les politiciens face à la réalité, en leur rappelant que leurs promesses électorales ne sont encore que des vœux pieux. Le délabrement de l'environnement urbain témoigne de la misère de la population. Une situation que la réalisatrice met en contraste avec le discours idéaliste du Président. La fréquence des plans aériens ainsi que des plongées tout au long du court métrage interpelle sur le fait qu'il s'agit d'une œuvre adressant un message à ceux qui sont haut placés : les dirigeants.



Toujours dans cette même logique, Divine, une des deux protagonistes du film, lance fréquemment un message à l'endroit de l'actuel Président : "Félix, n'oublie pas ce que papa disait : " Le peuple d'abord "". Il s'agit d'un chant entonné par les militants de l'Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS), le parti politique de Félix Tshisekedi lors de la campagne électorale. Son père, feu Etienne Tshisekedi, était un perpétuel opposant aux différents régimes qui se sont succèdés depuis l'ère Mobutu. Tshisekedi père martelait souvent le slogan "Le peuple d'abord.", affirmant l'importance de se soucier en premier lieu de la satisfaction de l'intérêt général de la population congolaise.
Depuis son entrée en fonction en janvier 2019, Félix Tshisekedi a décrété la gratuité de l'enseignement de base dans toutes les écoles publiques en République Démocratique du Congo (RDC). Une initiative louable. Faut-il d'ailleurs rappeler que la Constitution de la RDC énonce clairement dans son article 43 : "L'enseignement primaire est obligatoire et gratuit dans les établissements publics." Seulement, le court métrage Awa (Ici) montre à quel point la réalité est toute autre.
En effet, dans cette histoire, la jeune Divine est chassée de l'école, faute d'avoir payé la totalité de ses frais de scolarité. L'enseignement de base dans les établissements publics reste bel et bien payant. C'est à la suite de cet incident que la fille et Dorine, sa maman, une pauvre mère célibataire, vont devoir vendre beaucoup plus d'omelettes au marché nocturne de Kinshasa afin de trouver de quoi payer l'écolage. Elles ne pourront pas compter sur les dirigeants pour subvenir à leurs besoins.
Déborah Basa a déjà montré cette situation à travers des scènes exposant le fait que Divine et Dorine comptent sur la charité de leurs voisines pour obtenir des produits de première nécessité tels que le sel et l'huile de palme. L'administration publique censée soulager la pénurie du petit peuple demeure absente durant ces moments. Quoique dans le court métrage, elle fait une incursion intempestive à travers une scène d'une grande richesse sémantique.
Tandis que Dorine et Divine gagnent tant bien que mal avec leur commerce d'omelettes au marché nocturne de Kinshasa, un agent percepteur de taxes arrive devant leur table. La maman a beau expliquer qu'elle doit régler l'acompte à l'école de sa fille mais rien n'y fait. Acculée, elle finit par payer à regret en déplorant : "On ne voit pas ce que vous faites avec l'argent des taxes que vous percevez. Tu penses que c'est en percevant l'argent des tables que vous allez construire Kinshasa ?"
Au moment même où elle balance ces répliques, la caméra montre l'image de la tête de léopard sur le vêtement qu'elle porte. Ce félin, animal emblématique de la RDC, symbolise d'une part le pouvoir en principe attribué au peuple dans un régime démocratique. D'autre part, le léopard symbolise l'administration qui dispose pleinement des prérogatives de la puissance publique mais ce privilège est mis à mal étant donné que les citoyens ne jouissent pas de redevabilité. Une situation due aux problèmes de mauvaise gouvernance et de corruption qui minent le pays.

D'un point de vue scénaristique, Awa (Ici) déploie plusieurs retournements de situations qui contribuent au dynamisme de l'intrigue. Après le passage du percepteur de taxes qui a considérablement réduit l'argent de la caisse destiné pour payer l'acompte à l'école, un brin d'espoir se profile lorsque la mère de Divine interpelle un débiteur auprès de qui elle compte recouvrer sa créance. Elle suit alors l'individu pour obtenir la précieuse somme laissant sa fille prendre soin de la surveillance de leurs affaires en attendant. Malheureusement pour les deux femmes, un triste incident va encore survenir et clore le court métrage sur une note très tragique.

Awa (Ici) est un récit d'une noirceur poignante et servie par des actrices bouleversantes dans leur interprétation. Une évocation et une dénonciation réaliste de divers problèmes sociaux universels. Esthétiquement, le film brille par sa restitution poétique et sensorielle de la grisaille de la misère quotidienne ainsi que des sons, des ambiances et des couleurs de la nuit. Déborah Basa a su sublimer l'humanité et l'amour d'une mère qui lutte pour assurer la scolarité de sa fille. Par ailleurs, cette figure maternelle fait preuve d'une foi inébranlable en Dieu, malgré les adversités qu'elle traverse. Dorine incarne en quelque sorte une version féminine et moderne du personnage biblique de Job.

Aina Randrianatoandro
Critique de cinéma
Association des Critiques Cinématographiques de Madagascar (ACCM)

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