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The Fisherman's Diary
Le journal d'un pêcheur en proie aux soucis
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 31/05/2021
Jean-Marie Mollo Olinga est rédacteur à Africiné Magazine depuis 2004
Jean-Marie Mollo Olinga est rédacteur à Africiné Magazine depuis 2004
John Scott ENAH, réalisateur et scénariste camerounais
John Scott ENAH, réalisateur et scénariste camerounais
Scène du film
Scène du film
Scène du film, avec Kang Quintus (Solomon)
Scène du film, avec Kang Quintus (Solomon)
Scène du film
Scène du film
Scène du film, avec Ekah (Faith Fidel) et Solomon (Kang Quintus)
Scène du film, avec Ekah (Faith Fidel) et Solomon (Kang Quintus)
Scène du film, avec Faith Fidel (Ekah)
Scène du film, avec Faith Fidel (Ekah)
Scène du film
Scène du film
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Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
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Daphné Njie (la femme du directeur d'école)
Daphné Njie (la femme du directeur d'école)
Ramsey Nouah (Anang Joe, directeur d'école)
Ramsey Nouah (Anang Joe, directeur d'école)

La 24ème édition du festival de cinéma Ecrans noirs a pris fin le 7 novembre 2020 au Palais des congrès de Yaoundé, après une semaine de projections très courues par le public. Tel n'avait plus été le cas après la célébration du dixième anniversaire du festival (en 2006). Comme depuis deux ou trois éditions, les films issus de la partie anglophone du Cameroun ont encore occupé le haut de l'estrade des distinctions. Cette fois-ci, The Fisherman's Diary, le film réalisé par John Scott Enah et produit par Kang Quintus, a raflé presque tous les prix. Comment peut-on le justifier ?

Le film est touchant, très touchant même. La fillette qui le porte de bout en bout suscite l'empathie ainsi que la sympathie du public. C'est l'histoire d'Ekah, une jeune fille de 12 ans, dont la soif des études est inextinguible, malgré l'environnement hostile à l'instruction dans lequel elle vit. Dans la séquence d'ouverture, le réalisateur présente, entre autres, une femme malade, qui souffre atrocement. Dès lors, l'on comprend que l'affect du spectateur va être sollicité. Et parmi les spectateurs, il existe toujours deux catégories : ceux pour qui le film est tout simplement objet de loisir ; et les autres qui le regardent parce que c'est leur travail.
Les premiers, souvent, entrent très rapidement dans un processus d'identification avec les acteurs et même l'histoire du film. Partant, ils vivent le film comme une réalité, tout au moins le temps d'une projection. Ce sont eux qui commentent, approuvent ou désapprouvent bruyamment telle ou telle scène...
Les seconds créent ou se doivent de créer de la distance entre l'œuvre filmique et eux, de manière à la regarder froidement. C'est ainsi que tout en proposant leur appréciation à eux, appréciation étayée par des arguments et des exemples sur le film, en particulier, ou par la technique et/ou l'histoire du cinéma, en général, ils peuvent être utiles au spectateur. Ce, au travers des informations relatives à la cohérence formelle et discursive du film.



Un directeur d'école phénoménal dans son jeu

The Fisherman's Diary, ce drame social, tient en haleine le public pendant plus de deux heures de temps. John Scott Enah met en relief la jeune Ekah (Faith Fidel), fille de Solomon (Kang Quintus). Si ces deux premiers rôles sont magistralement interprétés par la fille et son père, force est de reconnaître que c'est le directeur d'école [Anang Joe, joué par Ramsey Nouah, acteur de Nollywood, NDLR] qui est phénoménal dans ce film. La direction d'acteurs est donc on ne peut plus à saluer, tant il est rare de voir des acteurs évoluer sur un même registre dans des productions filmiques camerounaises.

John Scott Enah partage le désir profond d'Ekah avec le spectateur : s'instruire. Dans la foulée, le réalisateur montre les composantes de l'environnement socio-culturel hostile à ce désir, environnement que la jeune fille doit, sinon vaincre, du moins, dont elle doit transgresser le modus vivendi. Irrésistiblement tendue vers son ambition contrariée par sa famille et la société, elle use d'astuces et de subterfuges qui cachent en fait une révolte sourde.
Le jeu d'acteurs n'est pas la seule satisfaction de ce film. Il y a également la photographie, qui restitue avec beaucoup d'à-propos la beauté du paysage, du décor. De plus, à travers des plans d'un réalisme composé pour demeurer dans le vraisemblable, le réalisateur réussit merveilleusement à installer le spectateur dans ce village où la promiscuité déteint aussi bien sur le comportement des habitants que sur leur psychique.

La plupart des habitations se ressemblent. Le rythme de vie est quasiment le même et se réduit presqu'au parcours océan - domicile. La conception de la vie obéit aux mêmes canons ; les aînés en imposent aux cadets (le frère de Solomon, père d'une fille pourtant désintéressée par l'école, la préserve du mariage précoce) ; la violence est présente...
Dans ce village, la promiscuité empêche toute intimité. Les masures dont il est constitué sont séparées de dédales tortueux qui symbolisent le chemin de croix que l'héroïne doit braver pour s'en sortir. Dans ce contexte, l'école et l'océan n'apparaissent-ils pas alors comme les uniques symboles de ces ailleurs porteurs d'espérance ?

Hommage à Malala Yousafzai

Il y a beaucoup de moments de cinéma dans The Fisherman's Diary. Par exemple, lorsque sur le point de se suicider, Ekah jette un coup d'œil furtif sur le dessin de Malala Yousafzai lui ayant échappé des mains. Là, le film mue en un bref hommage à cette Pakistanaise, prix Nobel de la Paix, en même temps qu'il laisse entrevoir que l'héroïne va poursuivre son combat, comme son modèle qui n'a pas abdiqué après avoir essuyé une tentative d'assassinat en 2012. En effet, Malala Yousafzai, sous son pseudonyme Gul Makai, dénonçait les violences des talibans qui incendiaient les écoles pour filles pour les empêcher de s'instruire. En dépit de toutes ces qualités, le film de John Scott Enah nous pose tout de même quelques problèmes.

En fait, au dernier festival Ecrans noirs, le film a remporté, entre autres, le prix du meilleur scénario. The Fisherman's Diary s'ouvre sur une femme malade, la mère d'Ekah, qui était instruite. Pour expliquer pourquoi le père Solomon est aussi viscéralement opposé à l'instruction de sa fille à l'école occidentale, le réalisateur lui fait aisément dire que c'est l'école - ou l'instruction - qui a tué son épouse. La grande question demeurée sans réponse tout le film durant est : comment ? Comment l'école, trame principale autour de laquelle se déroule le film, qui comporte de manière sous-jacente celle du mariage précoce, peut-elle réussir à donner la mort à la femme ? The Fisherman's Diary n'en dit rien et ne suggère aucune réponse. Que l'on ne nous rétorque surtout pas que c'est du cinéma, car le cinéma pose des questions, suggère des réponses ou suscite le débat autour des questions posées. Il n'y répond pas par des "pourquoi pas ?"

Un problème de cohérence

Autre limite de cette œuvre : l'intrusion d'une nouvelle institutrice dans la vie de Solomon, le père d'Ekah, qui en est amoureux. N'est-il pas tout de même paradoxal que Solomon soit épris de cette femme instruite, alors que par ailleurs il ne souhaite pas la même fortune à sa propre fille ? Il y a manifestement là un problème de cohérence.
En outre, cette autre institutrice a beau apparaître comme une silhouette dans le film, nous nous interrogeons encore sur la valeur narrative de sa présence aux côtés de Solomon. Cinématographiquement, cette présence (inutile, parce que si on l'enlève, cela ne change rien du tout au film, bien au contraire !) est une simplification étonnante du scénario, car nous ne lui trouvons aucune fonction idéologique, aucune influence ni sociale ni dramaturgique, sur le film ou sur les spectateurs.

Le son de ce film nous embarrasse également, notamment le contrepoint musical. Au cinéma, la musique a une fonction expressive : elle peut être esthétique, symbolique, dramatique ou lyrique. Mais, toujours, elle entretient un rapport distancié avec les images ou l'action. Soit elle caractérise une scène ou l'illustre, soit elle suscite l'émotion du spectateur, quand elle ne prend pas la place d'un personnage ou d'un événement symbolique. Sous ce dernier aspect, elle est utilisée comme leitmotiv (cf. J-M. Mollo Olinga, Eléments d'initiation à la critique cinématographique, Paris, L'Harmattan, 2012).
Dans The Fisherman's Diary, nous n'avons pas identifié dans quel registre a été mise en scène la musique. Elle est si omniprésente et si tonitruante qu'elle a carrément empêché d'entendre les sons d'ambiance. Par exemple, à aucun moment, au bord de l'océan, on n'entend le bruit des vagues. L'harmonie entre musique et action au cinéma ne fait-elle pas écho à l'harmonie du cosmos ? Du fait de cette expression musicale particulièrement développée dans le film, le thème pictural et le thème musical semblent brouillés ; on les dissocie difficilement. Ce qui complexifie l'écriture dramaturgique (et même dramatique) du film.

Une déroutante ellipse

L'ellipse, vers la fin du film, fait également partie de nos insatisfactions. A ce niveau, nous faisons référence à cette séquence où le spectateur se surprend découvrant la petite Ekah en plein quiz à la télévision. Au cinéma, en tant que figure de style participant de la mise en scène, l'ellipse se construit. Par conséquent, elle ne doit pas édulcorer la cohérence du film. On doit donc pouvoir savoir ce qui s'est passé, bien qu'on ne le montre pas. On le suggère. Ce qui permet au spectateur de l'imaginer. Cela confère de la force à certaines scènes. Dans The Fisherman's Diary, nous nous sommes demandé comment la petite Ekah a été mise au parfum de ce quiz. Pendant ses répétitions clandestines avec l'institutrice ? Probablement ! Ou alors par magie, tel que cela a été évoqué dans la conversation entre le directeur et l'institutrice ! Mais, nous ne le dirons jamais assez, le cinéma ne dénoue pas ses nœuds par des "pourquoi pas ?" Et puis, il se pourrait aussi, pour expliquer cette déroutante ellipse, que le réalisateur ait pris sur lui de ne pas connecter directement les deux scènes (le passé où Ekah est renseignée sur le concours, et le présent où elle fait étalage de son intelligence via la télévision), sachant que son ellipse serait tout de même perceptible, puisqu'à un moment du film, l'institutrice a parlé de Malala à Ekah. Après tout, on voit aussi une telle mise en scène dans les derniers volets du Seigneur des Anneaux.

Malgré ces quelques réserves, The Fisherman's Diary demeure un bon film. Mais, qu'il ait raflé toute la mise à la vingt-quatrième édition des Ecrans noirs, y compris le prix du meilleur scénario, signifie que le cinéma camerounais a encore du chemin à faire pour être véritablement compétitif sur le plan international.
Le film a été sélectionné comme candidature camerounaise pour le Meilleur long métrage international aux 93e Oscars (pour la première fois dans l'histoire), même s'il n'a pas été nominé.

Jean-Marie MOLLO OLINGA
Critique cinématographique
Article paru dans le mensuel L'Estafette (Yaoundé) N°64, du 30 Novembre 2020, page 16.

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