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Un conte mystique interroge la vie et la mort dans nos sociétés écologiques
L'Indomptable feu du printemps (This Is Not a Burial, It's a Resurrection), de Lemohang Jeremiah Mosese
critique
rédigé par Sidney Cadot-Sambosi
publié le 26/07/2021
Sidney Cadot-Sambosi est rédactrice à Africiné Magazine
Sidney Cadot-Sambosi est rédactrice à Africiné Magazine
Lemohang Jeremiah MOSESE, réalisateur lésothan
Lemohang Jeremiah MOSESE, réalisateur lésothan
Scène du film
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"For Those Whose God Is Dead" (2013)
"For Those Whose God Is Dead" (2013)
"Mother, I Am Suffocating. This is My Last Film About You" (2019)
"Mother, I Am Suffocating. This is My Last Film About You" (2019)
"Mosonngoa (The Mocked One)" (2014, CM)
"Mosonngoa (The Mocked One)" (2014, CM)
"Behemoth or the Game of God" (2015, CM)
"Behemoth or the Game of God" (2015, CM)
Lemohang Jeremiah Mosese, réalisateur (Lesotho)
Lemohang Jeremiah Mosese, réalisateur (Lesotho)

Sortie France : 28 juillet 2021.
Distributeur : Arizona Distribution

D'après les légendes, Nasareth est le village de la vallée des Pleurs, mais ses habitants l'appelaient simplement "chez eux". Nous voici dans le district de Leribè, au nord du Lesotho, près du fleuve Orange, terre d'enfance du réalisateur Lemohang Jeremiah Mosese. Assis dans un coin discret d'un grand salon paré de néons bleus et d'une lumière tamisée, le narrateur conteur, incarné par Jerry Mofokeng Wa Makhetha, entame son récit. Il nous guide à travers un conte intemporel, magique et politique à l'aide de son lesiba, instrument traditionnel des Basothos - peuple bantou d'Afrique australe établi principalement en Afrique du Sud et au Lesotho.

L'oeuvre inspirée et envoûtante de Mosese, tissant ensemble ethnographie et onirisme, raconte la quête de Mantoa pour sa dignité et celle de son village. Au nom des ancêtres et du respect de leurs tombes, elle réveille et soude les opposants au projet de barrage imposé par la monarchie constitutionnelle, vouant son village à être inondé, dans le but d'approvisionner l'Afrique du Sud en eau potable. Le film reprend ainsi le thème de la politisation de l'enjeu environnemental et social sous l'angle du sacré, faisant du personnage de Mantoa une allégorie chevaleresque en
même temps qu'une hyperbole de valeurs universelles et un modèle de cohésion fondée sur la mémoire. Mosese développe la symbolique et la poésie sonore des images pour mieux élargir le discours et ancrer notre imaginaire dans la réalité. Il éclaire ainsi les injustices envers les
humains et les non-humains, en interrogeant le cycle du progrès mortifère et notre capacité de résilience.
Enfin, l'oeuvre esquisse un appel à s'autoriser de nouvelles formes d'émancipation grâce à la solidarité avec les éléments, la nature.



L'Indomptable feu du printemps (This Is Not a Burial, It's a Resurrection), présenté dans la compétition World Cinema Dramatic du 36ème Festival de Sundance, est le troisième long-métrage de Lemohang Jeremiah Mosese, talent à très haut potentiel, dont le docu-fiction Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film About You avait été projeté au Forum de la Berlinale en 2019. For Those Whose God Is Dead (2013) est son premier long métrage.

Mantoa ou la chevalière d'une politique de la mémoire à l'époque de la marchandisation

Dès sa première apparition, Mantoa, jouée par la lumineuse et regrettée Mary Twala Mhlongo, renvoie l'image d'un être de bravoure capable de tout affronter. En effet, au début du film, elle passe la première épreuve qui fera d'elle un personnage chevaleresque mythique : l'ultime deuil de son dernier enfant, un désespoir cause d'espérance. Suivront plus tard deux étapes cruciales : l'injonction morale à agir puis l'occasion à saisir pour accomplir l'acte chevaleresque par excellence.

Après le décès de son fils dans une mine d'or en Afrique du Sud, Mantoa sombre dans le chagrin et la résignation face aux forces contradictoires - la vie, la mort, la renaissance -, des sociétés humaines et de la nature. N'aspirant désormais qu'au trépas, celle dont on découvre qu'elle est
la guérisseuse du village (informellement, la troisième autorité locale aux côtés du chef et du prêtre) cherche à échapper aux contraintes du monde fini en plongeant dans la négation de celui-ci.
Pour elle, ce monde, création de Dieu, est maintenant dépourvu de sens, d'espoir et d'imagination. "La bienveillance de Dieu. Ce qui était autrefois pierre angulaire est devenu pierre d'achoppement pour la vieille femme." Nous dit le conteur. La mort est la pierre d'achoppement métaphysique du monde de l'imagination.
Pour engloutir son deuil, elle bâtit un anti-monde déconnecté de sa communauté, préparant elle-même l'antichambre de son suicide. Elle tient à faire une belle mort, dans une belle robe, allant jusqu'à creuser elle-même sa sépulture pour ne rien laisser au hasard ou au bon vouloir d'un
Dieu absurde devrais-je dire. Son désir tourne à l'obsession quand elle se met à écouter chaque soir à la radio les avis de décès du pays. Les images qui l'habitent ne renvoient plus au réel et ne font plus référence qu'au vide et à l'absence. Mantoa se mure dans le mutisme.
Or, quand le chef de son village lui annonce que le cimetière où repose son défunt mari, sa fille, son fils et son petit-fils, sera englouti sous les eaux à cause de la construction d'un barrage, l'âme de Mantoa sursaute. Cette nouvelle est une chute dans un nouvel espace travesti et immoral. Son âme terrorisée a peur. Peur que son monde s'effondre à nouveau, que la mort de ses racines, de son identité engloutisse les siens. Son désir suicidaire avait dérobé toute sa puissance, mais maintenant un combat plus grand qu'elle la pousse à agir pour sauvegarder ses traditions.
Dans ce réveil brusque, elle prend le bus pour la capitale pour y exiger une entrevue avec le ministre afin de cesser la construction du barrage - un événement inspiré du véritable Lesotho Highlands Water Project.
Ce dernier est le plus grand programme de transfert hydraulique jamais conçu en Afrique. Son exportation annuelle d'eau potable depuis le Lesotho vers l'Afrique du Sud, est estimée à environ 780 millions de mètres cube.
Ce rêve de progrès au détriment d'autrui, Mantoa ne le partage pas. Toutes les larmes du monde ne peuvent éteindre le soleil qui brûle dans son coeur.

Le progrès, un émissaire de la mort de la nature et de la perte d'identité ?

Expédiée en un rien de temps par une fonctionnaire de l'administration, Mantoa est à nouveau saisie d'un amer désespoir. Mais, cette fois c'est un désespoir qui la reconnecte avec le reste du village. Quand les machines détruisent le paysage et les champs pour construire le barrage, elle entame une nouvelle fois le cri révolté du deuil annonçant à tout le monde une nouvelle mort, celle de sa communauté de vivants indissociables : le village, les morts et la vallée des Pleurs.
Cette révolte a porté ses fruits : bientôt, toutes les femmes et les hommes du village refusent la construction du barrage et se réunissent pour écrire une lettre au Roi. À cette occasion, Lemohang Jeremiah Mosese fait parler un paysan à propos de la construction de la grand-route qui avait obligé les ouvriers à raser la forêt de Boliba. Il conclut son souvenir par les mots de son père : "Ce qu'ils nomment progrès, c'est quand les hommes pointent leur doigt accusateur sur la nature et proclament partir à sa conquête".




À l'heure où le changement climatique est une réalité pour le monde et un défi pour les responsables politiques, le combat de Mantoa pour la vie se mesure à la brutalité actuelle de nos sociétés écocides. En effet, les paysages et leur beauté campent des personnages à part entière : ces entités matérielles et immatérielles respirent, souffrent, vivent en communion avec les humains qui la cultivent, l'admirent et trouvent leurs ressources en elles. Le silence qui émane de la vallée, des fleurs, des champs et de Mantoa joue également un rôle important. Ce silence matérialise les cris, la résilience et la résistance des éléments, des défunts et des bienveilant.es qui les veillent. Le silence du fils mort est celui de tant d'autres mineurs du Lesotho. Appelés les zama zamas "ceux qui tentent leur chance" en langue zoulou, creusent clandestinement en Afrique du Sud dans des conditions inhumaines pour nourrir leur famille et
sont soumis aux menaces de mort des gangs criminels.

"Les temps changent et on ne peut pas résister à la marche du temps", affirme le prêtre, lucide et aveugle à la fois. Aveugle, car inapte à chercher des solutions, à aller par delà les apories, à mobiliser la pensée des ancêtres contre une administration soumise aux recommandations de la Banque Mondiale et tributaire de l'économie de l'Afrique du Sud. Voilà la froide défaite de la religion chrétienne aspirée par son manque d'auto-élucidation historique, politique et philosophique. Heureusement pour Mantoa, Dieu n'est pas que chrétien, il est la relation même entre humains, terres, plantes, esprits. Il est le cycle par excellence de la dialectique qui mène de la vie à la mort et vice-versa.

Le talent du réalisateur embrasse ces thèmes avec une puissante maîtrise du scénario et de l'équilibre entre le merveilleux, la grandeur des panoramas et la mise en scène des interprètes.
Tout cela sollicite l'imagination du spectateur lui permettant d'affiner et d'augmenter sa vue.
Le film assemble ainsi un cercle narratif quasi-cosmogonique, une sphère éthique, des moments poétiques purs, et une histoire contemporaine très naturaliste. L'oeuvre audio-visuelle conjugue plusieurs niveaux de réalité, nous proposant une méditation en conscience sur la résilience et
l'émancipation.

L'émancipation passe par la solidarité intergénérationnelle et écologique

Mantoa ne fait plus qu'un avec sa blessure originale (son deuil). C'est pourquoi elle peut créer la rupture pour faire naître la résistance. Elle se détourne de la mort en justifiant son existence par des actes au bénéfice des vivants. Elle s'assume en tentant de rendre l'impossible possible.
C'est là le propre de la chevalière : elle doit affronter les combats et essuyer les défaites pour elle et sa communauté.

À l'opposé de sa conduite du début, Mantoa réalise que son univers métaphysique doit garder une sollicitude infinie à l'égard du réel si elle veut que la nature et les âmes continuent à la soutenir, elle et sa communauté - humaine et écologique. C'est pourquoi son dernier geste
relève d'une métaphysique éthique, qui va à l'encontre de toute dérive mortifère et abstraite.
Ce geste improvisé est la preuve même de son libre-arbitre enfin réalisé. Elle sort de la conduite attendue du monde extérieur - le deuil et la résignation - pour s'élever au monde extraphysique.
Elle inaugure dès lors une expérience non plus subjective mais objective qui la place au rang des héroïnes de notre monde. Son message est clair : l'occasion d'un ré-enracinement au sein de sa propre identité, consolidant l'acte de présence à soi et au monde, est toujours possible. À condition qu'il s'accompagne d'une reconnaissance honnête des liens d'interdépendance et de coopération entre les vivants et les non-vivants qui peuvent parfois former des entités d'ordre ontologique supérieur, à caractère unique. Elle répond ainsi à cet impératif moral : transmettre aux générations futures le trésor commun, d'ordre culturel, naturel, spirituel.
La mort qu'elle a affrontée au début lui a permis d'accueillir la conscience que le monde autour d'elle s'éteint. Uni à la mort, son regard peut désormais voir briller l'éclat du commencement.
Son imagination active peut alors penser l'exil comme un chemin du retour : retour à soi, à la liberté et au chant de la résilience. L'exode forcé vers la ville des habitant.e.s de Nasareth n'est plus ici la promesse d'un avenir meilleur et confortable, mais bien une quête émancipatrice qui demande de se mettre à nu.

L'interprétation critique que je choisis de défendre s'appuie sur le style du réalisateur qui sculpte le film à partir de décalages permanents : musique expérimentale, clair-obscur, couleurs signifiantes, jeux sur les cadres et composition de tableaux, plutôt que de longs dialogues.
D'autres pourront y voir une dénonciation du capitalisme destructeur ou l'annonce de la mort des idoles et des prophètes.
C'est précisément là où réside la magie de ce film : attiser notre réflexion sans trop en dire quitte à ballotter le spectateur entre son discernement et ses sensations. L'Indomptable feu du printemps nous invite à méditer sur un écroulement tragique et une confiance têtue dans le renouveau, en nous perdant dans le regard de Mantoa.

Sidney Cadot-Sambosi

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