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La Nuit des rois
Déployer les jeux de pouvoirs en Côte d'Ivoire
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 06/09/2021
Michel Amarger est rédacteur à Africiné Magazine
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Philippe Lacôte, réalisateur franco-ivoirien
Philippe Lacôte, réalisateur franco-ivoirien
Scène du film
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LM Fiction de Philippe Lacôte, France / Côte d'Ivoire / Canada / Sénégal, 2020
Sortie France : 8 septembre 2021
Dist : JHR Films

La relève du cinéma ivoirien repose sur les images de Philippe Lacôte. Adepte d'une approche ambitieuse, étayée par le documentaire, Chroniques de guerre en Côte d'Ivoire, 2008, ou la fiction, Run, 2014, sélectionné au Festival de Cannes, Philippe Lacôte continue d'explorer la violence et le pouvoir dans son pays. Et La Nuit des rois, 2020, présenté aux festivals de Venise, Chicago ou Busan, défend les couleurs ivoiriennes aux Oscars 2021. C'est une coproduction pilotée de France où réside Lacôte, avec la Côte d'Ivoire, le Canada et le Sénégal, qui mêle les récits, les époques et le spectacle.



On suit l'arrivée d'un jeune voleur à la prison d'Abidjan, la MACA. Le chef des prisonniers, Barbe Noire, affaibli par la maladie, le choisit comme conteur selon une tradition en vigueur, lors de la lune rouge. Rebaptisé Roman, le conteur doit enchaîner le récit jusqu'au jour ou être tué s'il ne captive pas l'auditoire. Barbe Noire voit en Roman, une diversion qui lui permet de temporiser alors que les prétendants à sa succession s'agitent, s'opposent, que ses forces diminuent.
Roman s'inspire du sort de Zama King, chef cruel d'un gang de "microbes", les mineurs délinquants, finalement lynché par la population. La nuit est longue et les prisonniers à vif, alors il revient aux sources des parents de Zama King, puisant dans une épopée royale antique, des ressources imaginaires pour tenir en éveil les prisonniers. Parmi eux, des "joueurs" interprètent ses récits par des chorégraphies tendues. Barbe Noire s'éclipse, Roman s'affirme, les violences culminent.

La Nuit des rois emprunte son titre à la pièce de Shakespeare pour mieux "peindre un monde d'intrigue et de lutte pour le pouvoir à l'intérieur de la prison", selon Philippe Lacôte qui embrase son histoire par la superstition, le rituel lié à la lune rouge, l'extension du conte puisé dans Les Mille et une nuits. Au centre du récit, la MACA, fameuse prison surpeuplée en banlieue d'Abidjan, est un espace clos où les prisonniers se déplacent librement. Les souvenirs d'enfant du réalisateur, venu y visiter sa mère, opposante et cofondatrice du FPI de Laurent Gbagbo, incarcérée là, assurent la véracité de l'ambiance électrique restituée.
"Je me suis appuyé sur les codes du film de genre de prison, mais ce qui m'intéressait, ce n'était pas forcément le portrait des conditions de vie des prisonniers", explique Lacôte, soucieux d'"aller au plus près des croyances". Alors il développe ce rituel où Roman est l'élu, chargé de raconter des histoires sous peine d'être exécuté. "J'ai rajouté la dimension dramatique de la mort", relève le cinéaste en témoignant d'une pratique en vigueur à la MACA.

Ainsi le cinéaste marie approche documentaire et réalisme en valorisant la tension, exacerbée. "Toute la prison et le règne du caïd Barbe Noire reposent sur des jeux de violence qu'il met à la disposition des prisonniers afin qu'ils ne se révoltent pas", confirme Lacôte en soulignant "comment le pouvoir des mots arrive à faire reculer la violence". L'imaginaire et le surnaturel surgissent avec force. Les "joueurs" reprennent l'histoire de Roman comme des chœurs antiques. "Les mouvements des danseurs, les positionnements des acteurs dans l'arène de narration étaient intégrés avant le tournage", explique Lacôte en suivant des chorégraphies filmées caméras à l'épaule par le chef opérateur Tobie Marier Robitaille, au milieu d'anciens prisonniers.
Cet espace réel est fracturé par des flashbacks qui ouvrent d'autres voies au récit. On y découvre l'histoire de Zama King, authentique chef de bande sanguinaire, dans le sillage des Forces Républicaines pro Ouattara en 2010, contée par Roman comme une légende. Pour prolonger son récit, il fait revivre l'épopée de ses ancêtres avec l'affrontement d'une reine aux pouvoirs magiques, conseillée par un aveugle qui serait le père de Zama King, et un frère puissant. "Les dimensions de temps sont présentes au même moment", commente Lacôte, éclectique. "Ce sont des niveaux de récits qui ne sont pas contradictoires, à l'image des griots, de la tradition orale africaine".

Un casting cosmopolite, dominé par Koné Bakary, un novice qui joue Roman, mêle des néophytes avec des professionnels tel Steve Tientcheu, Français originaire du Cameroun, vu dans Les Misérables de Ladj Ly, 2019, qui campe Barbe Noire, Rasmané Ouedraogo, vedette du Burkina, qui est Soni l'aveugle, Laetitia Ky, connue pour ses coiffures extravagantes sur les réseaux sociaux, le Français Denis Lavant, complice des courts-métrages du réalisateur, qui joue Silence avec un coq.
Brassant ses interprètes et les scènes en tiroir, Philippe Lacôte esquisse une métaphore sur la vie politique en Côte d'Ivoire. L'ombre de l'ex-président Houphouët-Boigny plane sur cette "nuit de fin de règne et de renversement des pouvoirs" comme les injonctions de survie dans les quartiers pendant la guerre civile de 2010. Entrelaçant les strates de récits avec des figures typées, parfois décalées comme Silence ou un jeune prisonnier travesti, Philippe Lacôte tente d'harmoniser les genres, livrant un film où réalités et mythes se confondent, s'entrechoquent, s'exhibent.

Vu par Michel AMARGER
(Afrimages / RFI / Médias France)
pour Africiné Magazine

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