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ARGU, ou l'écho d'une poésie de la dé-raison
JCC 2021 "Rêvons… Vivons"
critique
rédigé par Bassirou Niang
publié le 23/12/2021
Bassirou Niang est rédacteur à Africiné Magazine
Bassirou Niang est rédacteur à Africiné Magazine
Omar Belkacemi, réalisateur et scénariste algérien
Omar Belkacemi, réalisateur et scénariste algérien
Scène du film
Scène du film
Le réalisateur Omar Belkacemi entouré par le Jury de la Critique africaine et la Présidente de la FACC (JCC 2021)
Le réalisateur Omar Belkacemi entouré par le Jury de la Critique africaine et la Présidente de la FACC (JCC 2021)

Les JCC nous auront tout montré ! Oui, et en voilà une preuve fixée dans ses annales filmiques : Argu, de Omar Belkacemi (Algérie). Cette fiction a été distinguée (Prix Paulin Vieyra de la Critique Africaine & Mention Critique Internationale) dans la sélection officielle de la 32eme édition (30 octobre - 06 novembre 2021). Le réalisateur algérien s'était distingué auparavant, en 2015, pour avoir remporté le Tanit de Bronze pour son moyen-métrage Lmuja. Ce premier long-métrage de sa filmographie allie tout : l'art visuel aux émotions poétiques d'êtres familiers de nature et des montagnes, dans un creuset social malade de ses logiques sociales rouillées.

"Si tu ne veux que s'émousse l'acuité du regard et du sens,
Traque le soleil dans l'ombre
".
Le Gai savoir, Friedrich Nietzsche

En quittant la grande salle de cinéma, après avoir vu Argu, l'on ne peut s'empêcher de penser à l'ouvrage d'Erasme de Rotterdam, le prince des humanistes, l'auteur de l'incontournable Éloge de la folie, écrit en latin afin de chasser l'ennui sur le trajet d'un voyage, et qu'aujourd'hui les seiziémistes de la littérature française enseignent à leurs étudiants. La convocation du philologue Friedrich Nietzsche - cité dès la scène d'ouverture - justifie la référence à cet écart de l'esprit. Mais seulement pour pouvoir agiter l'interrogation de la singularité, dans les mots d'une poésie de la dé-raison.



Dans Argu, les frontières de la folie et de la raison sont brouillées ; il n'existe aucun phare qui indique le chemin vers. Dans le brouillard de référents, on traque la démesure des patriarches d'un village que la différence effraient. Le réalisateur procède à un reversement du regard. Oui, la conception du regard sur l'autre s'identifie aux contours d'un jugement arbitraire, dépouillé de clignotants qui sauvent, à défaut d'unir une communauté enfermée dans la logique de l'identique. Puisqu'une once d'originalité traquée chez Koukou appelle l'exclusion - par l'internement forcé en hôpital psychiatrique - quand la peur du déplacement des lignes sociales menace les fondements archaïques d'une vision traditionnelle sur le déclin.
Dans l'enchaînement des séquences, il y a beaucoup de silences et de regards comme concurrents de la parole dans un lieu. Un silence clos dans un espace échoué au milieu des montagnes et des vents, dans lequel l'insignifiance de la vie frôle le désespoir des femmes éprouvées par l'absence douloureuse des hommes pris par l'exil qui ne leur offrir que la misère. Rien que des complaintes et regards désespérés butant sur ces insolentes roches. Au final, la seule arme semble être la poésie, source d'une réinvention de soi quand tout part en lambeaux. "La vie sans poésie est une mort lente", entend-on de l'un des personnages pris dans ses rêveries.

Seulement, la mort est parfois la terminaison tragique d'une existence sans fards, dénuée de temps de bonheur, pour n'être qu'un suicide qui, au lieu d'inviter la tristesse des semblables, devient un motif d'apprivoisement comique. La scène de danse de Mahmoud et Koukou, suivant la nouvelle du sort de Mhard, déshumanise le travail de deuil lamentablement insinué dans Argu. Et puisque "personne n'est vivant dans ce village", pourquoi ne pas travestir le sentiment de perte. Des êtres "joyeux" de "la folie", pour parler comme Nietzsche, deviennent alors des adeptes de leur propre dé-raison enveloppée de poésie.

Argu, c'est aussi un épanchement heureux d'âmes enclines au désordre qui sauve de l'aspiration aux normes incapables de prendre en compte le sens de son propre regard sur soi à travers la poésie. Une relecture autre des compromis sociaux, écrasés moins sur la perte de l'identité personnelle que sur celle intimiste. Le réalisateur nous transporte avec courage dans les méandres du décalage des préjugés, des faussetés entretenues, des peurs tyranniques pour nous offrir une perception du monde rebelle aux lois du groupe.

Bassirou NIANG

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