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Meryem Benm'Barek : "Sofia a été écrit et fabriqué avec beaucoup de pudeur"
La réalisatrice marocaine a eu le Prix Paulin Vieyra de la Critique Africaine
critique
rédigé par Pélagie Ng'onana
publié le 23/12/2021
Meryem BENM'BAREK, réalisatrice et scénariste marocaine
Meryem BENM'BAREK, réalisatrice et scénariste marocaine
Pélagie Ng'onana est rédactrice à Africiné Magazine
Pélagie Ng'onana est rédactrice à Africiné Magazine
Scène du film
Scène du film
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Scène du film
Scène du film
Scène du film
Scène du film
L'actrice marocaine Maha Alemi (Sofia)
L'actrice marocaine Maha Alemi (Sofia)
Film dans lequel joue Maha Alemi
Film dans lequel joue Maha Alemi
L'actrice marocaine Sarah Perles (Léna, la cousine de Sofia)
L'actrice marocaine Sarah Perles (Léna, la cousine de Sofia)
Hamza KHAFIF (dans le rôle de Omar), acteur et slameur marocain.
Hamza KHAFIF (dans le rôle de Omar), acteur et slameur marocain.

La Marocaine Meryem Benm'Barek est lauréate du Prix Paulin Soumanou Vieyra de la Critique-Africaine, lors de la 29ème édition des Journées Cinématographiques de Carthage en 2018, avec son premier long métrage Sofia. Le jury des critiques a été séduit par la bonne direction du jeu d'acteur, la maitrise du sujet, les choix esthétiques de l'œuvre et la qualité du langage cinématographique. Le film raconte les difficultés d'une jeune femme qui se retrouve enceinte, dans son pays, le Maroc, où les relations sexuelles hors mariage sont interdites par l'article 490 du Code pénal.
La réalisatrice parle du thème abordé dans son film, des conditions de tournage, de son impact auprès du public marocain et international.
Interview réalisée en février 2019.

Vous êtes la réalisatrice et la scénariste du film. Qu'est-ce qui vous a inspiré l'histoire de Sofia ?

L'idée est née de la volonté de raconter le Maroc contemporain, d'en dresser le portrait mais à travers le portrait d'une jeune femme. L'histoire est inspirée d'une jeune mère célibataire que je connais mais au fur et à mesure de l'écriture du scénario, c'est devenu un composite de plusieurs parcours de femmes. Ce qui était important pour moi, c'était de révéler à travers une histoire assez banale pour les Marocains (puisque 150 femmes accouchent chaque jour au Maroc en dehors du mariage), le fonctionnement de toute une société.



Cet article 490 du Code pénal marocain est-il toujours en vigueur ?

Oui, il est en vigueur, mais il n'empêche aucunement les gens d'avoir une sexualité même si elle n'est pas vécue dans la plus grande des sérénités. Mais les questions que pose cette loi vont au-delà de revendications liées à la liberté individuelle.
Cette loi pose la question du statut des mères célibataires et de leurs enfants, elle pose la question de l'avortement mais également de la prise en charge sanitaire de ces femmes, sans parler des nombreux bébés retrouvés abandonnés chaque jour (24 bébés). Heureusement des associations très compétentes travaillent sur le terrain, accueillent les mères et leurs bébés si besoin, les forment à un métier pour en faire des femmes indépendantes. L'association Solidarité Féminine fondée par Aïcha Chennah fait un travail remarquable depuis plus de 25 ans.

Vous privilégiez les cadrages serrés et fixes, pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Les cadrages serrés me semblaient les plus appropriés pour en quelque sorte coincer mes personnages. Ce film, je l'ai conçu comme un constat qui raconte assez froidement le fonctionnement social d'un pays. Mon point de vue là-dessus est qu'une société si inégalitaire ne laisse aucune issue de secours et aucune possibilité à l'épanouissement. Durant tout le film on est sous tension avec les personnages, les plans serrés me permettent d'apporter cette sensation d'étouffement et d'immobilisation nécessaire à mon récit.

Comment s'est passé le casting du film ? Comment avez-vous déniché Sofia (Maha Alemi) ?

Maha n'est pas une actrice professionnelle, mais elle avait déjà été repérée dans la rue pour un film dans lequel elle avait interprété un petit rôle [Much Loved de Nabil Ayouch, 2015]. Lorsque j'ai vu ce film, j'étais alors à l'écriture du synopsis de Sofia. Il n'y avait que l'idée. Mais durant toute la période d'écriture, j'étais hantée par son visage et ce qu'elle incarnait. Une fois le scénario terminé, je suis partie à sa recherche et j'ai dû la convaincre d'accepter de jouer à nouveau, ce qui a pris un peu de temps. Pour moi, elle était parfaite. D'abord parce qu'elle incarnait une beauté marocaine un peu brute ; mais qu'elle portait aussi beaucoup de mystère en elle ce qui était évidemment une directive essentielle pour ce personnage.

Pour Léna, c'était beaucoup plus difficile, j'ai vu plus de 200 filles et je n'ai rencontré Sarah Perles que deux semaines avant le tournage. Je cherchais une jeune fille à la beauté naturelle, qui puisse incarner cette idée de la bourgeoisie marocaine sans tomber dans la superficialité. Il me fallait aussi une jeune fille un peu candide, pour qu'à la fin la perte de sa naïveté soit d'autant plus perceptible pour le spectateur.

Concernant Omar (Hamza Khafif, ndlr), c'était du casting sauvage. Il n'était pas acteur mais slameur. Je cherchais un jeune homme, abimée par une vie déjà trop vieille pour son âge. Un jeune homme plein de poésie et de tristesse. Lorsque je l'ai rencontré, j'ai tout de suite su que c'était lui.

Particulièrement pour ces personnages-là je peux dire que je suis allée chercher des corps, des voix, des visages qui, de manière naturelle et évidente, allaient épouser mes personnages. Il n'y a donc jamais vraiment eu de travail de composition sur le plateau. Je leur demandais d'être au plus proche d'eux-mêmes et de remplir mes personnages de leurs expériences et de leurs sensibilités.

On attribue à votre film trois nationalités : française, marocaine et qatarienne, c'est parce que vous y tirez vos principaux financements ?

Un film obtient en effet la nationalité des pays qui le financent. Dans le cas de Sofia. Il s'agit d'un financement français avec une participation du Doha Film Foundation (Qatar) qui est une bourse de financement pour les cinéastes du monde arabe. Le Maroc n'a pas financé le film pour des raisons de planning, je voulais être prête pour Cannes et si je devais attendre de déposer mon film au Centre Cinématographique Marocain (CCM), je n'aurais pas été prête à temps. Cependant le film est tourné au Maroc, raconte une histoire marocaine et a représenté le Maroc au festival de Cannes. Ce dont je suis par ailleurs très heureuse.

Le tournage du film a duré combien de temps et avez-vous rencontré un obstacle particulier ?

Le tournage a duré sept semaines. Le seul obstacle que nous avons rencontré est d'ordre financier. On manquait de beaucoup d'argent pour fabriquer le film et donc par conséquent, de temps de préparation notamment et aussi en post production. Mais nous avons toujours obtenu nos autorisations de tournage sans aucune difficulté de la part du CCM. En même temps, Sofian'est pas vraiment un film censurable, il a été écrit et fabriqué avec beaucoup de pudeur ; car il était essentiel pour moi qu'il puisse être vu par les Marocains et qu'un débat puisse être ouvert par et pour les principaux concernés.

Comment le film a-t-il été accueilli au Maroc ?

De manière très enthousiaste par le public et notamment par les jeunes. De manière très positives par les classes moyennes et populaires et de manière mitigée par la bourgeoise.
Il y a eu pas mal d'articles de fond sur le film dans la presse arabophone mais pas vraiment dans la presse francophone qui ne voyait pas vraiment la lutte des classes et la fracture sociale comme étant le cœur du film.

Dans votre scénario, vous accordez une place primordiale à la femme dans la prise de décisions et des choix à faire. L'homme est quasiment dans l'ombre, est-ce que c'est en quelque sorte une représentation de la société marocaine ?

On représente souvent les femmes dans le monde arabe comme étant les grandes victimes du patriarcat. Pour moi, il est évident que le Maroc est une société patriarcale et notamment d'un point de vue juridique. Mais les choses sont aussi beaucoup plus complexes que ça. Le matriarcat est très fort dans nos sociétés. Dans les affaires qui touchent à la famille et à l'argent c'est bien souvent les femmes qui imposent leurs décisions.
Après, dans mon film, certes les femmes prennent les décisions mais elles ne les clament pas haut et fort. Elles organisent les choses de manière souterraine et pour moi cette manière de faire est également dangereuse, puisqu'en n'assumant pas et en n'imposant pas leurs voix les femmes participent à leur propre oppression.

Le film a reçu le prix du meilleur scénario dans la section Un certain regard au Festival de Cannes. Comment avez-vous vécu cette expérience et qu'est-ce que ça représente pour vous ?

Aujourd'hui avec le recul, je peux dire que c'est une fierté et un bonheur immense. Sur le moment, on voit les dernières années de labeur défiler sous vos yeux. Honnêtement, au moment où j'ai reçu le prix, le premier sentiment ressenti était le soulagement.

"… Sofia a été pensé comme une critique de la bourgeoisie mais aussi comme une critique du regard occidental"

S'en sont suivis les prix remportés aux derniers JCC notamment celui de la Critique Africaine (Prix Paulin Vieyra)…. Quelle lecture faites-vous de la critique cinématographique en Afrique ?

Lorsque vous êtes une femme, issue d'Afrique ou du monde arabe et que votre film connaît le succès, cela rend les gens suspicieux. Ils s'interrogent sur le film avant même de l'avoir vu, avec parfois la certitude que la réalisatrice a connu du succès à l'étranger car elle a nourri les attentes du public occidental. Rares sont les gens qui arrivent à regarder un film de manière vierge. On peut être soumise à ce type de critiques qui peuvent parfois être douloureuses (les hommes le sont aussi mais disons que l'on reproche davantage aux femmes la réussite). Dans mon cas, Sofia a été pensé comme une critique de la bourgeoisie mais aussi comme une critique du regard occidental porté sur les femmes de mon pays. Un regard bien souvent teinté de commisération et de victimisation. Recevoir ces prix aux JCC et notamment celui de la Critique Africaine a été une joie mais aussi un réconfort, de me dire que mon film a été "validé" en quelque sorte par les critiques de mon continent. D'autant plus que les JCC est un festival très important pour notre cinéma.

Sofia c'est votre premier long métrage. Parlez-nous un peu de votre parcours cinématographique jusqu'ici.

J'ai décidé assez tardivement de me lancer dans le cinéma. A l'âge de 26 ans, j'ai intégré l'INSAS (Institut Supérieur des Arts du Spectacle, à Bruxelles, Ndlr) où j'ai étudié la réalisation. Mon film de fin d'études, Jennah, a tourné un peu dans des festivals intéressants ce qui m'a encouragé à continuer.
En sortant de l'école, j'ai passé bien 4 ans à écrire des scénarios de courts métrages, de longs métrages qui ne trouvaient jamais de financements ou de producteurs. Les films que j'écrivais ne ressemblaient pas à mon film de fin d'études et les producteurs avaient du mal à se projeter. Pourtant, pour moi l'école était un terrain de recherche plus qu'un terrain où d'emblée j'allais déterminer quel type de cinéma allait devenir le mien… J'ai alors décidé d'écrire un film qui allait être la version longue de mon film de fin d'études. Je n'avais pas de désir particulier pour ce film, mais il allait me permettre de pitcher mes autres projets. C'est comme ça que j'ai rencontré mes producteurs, j'avais ce film en main mais je leur ai pitché Sofia. Ils ont adoré et on s'est lancé ainsi dans l'aventure ensemble.

Comment appréciez-vous l'organisation et la régulation du secteur cinématographique au Maroc ?

C'est difficile pour moi de répondre à cette question puisque mon film n'a pas été financé par le Maroc. Ceci étant, je pense que le système de financement tel qu'il fonctionne maintenant ne peut pas offrir un cadre sécurisant pour les producteurs et les réalisateurs. Le système de financement est assez aléatoire puisqu'il fonctionne par tranche. Il y a 4 tranches qui sont versées successivement aux différentes étapes du développement jusqu'à la diffusion du film. Sauf que la plupart du temps la dernière tranche n'est pas versée et peut laisser les films en suspens ou bien force les producteurs/réalisateurs à s'endetter pour mener à bien leurs films. C'est aussi pour cela que les films qui existent aussi en dehors du Maroc sont souvent des films co-produits par des pays étrangers. Le système de financement au Maroc ne s'auto-suffit pas encore malheureusement.

Quelles sont les cinématographies ou le/les cinéaste(s) qui vous inspirent ?

Je suis très inspirée par le cinéma iranien et le cinéma des pays de l'Est. Pour Sofia par exemple, j'ai été accompagnée par Farhadi [Iran, ndlr], beaucoup plus dans le genre du thriller social mais aussi par sa manière de tisser le récit entre les différents personnages. Pour le sujet, je peux dire avoir été accompagnée par Winter Sleep de Ceylan [Turquie, ndlr]. Je suis très inspirée également par le cinéma de Mungui [Roumanie, ndlr]. Ses mises en scènes sèches et implacables portent ses histoires avec beaucoup de force. Après, chaque film, pour moi, attire des cinéastes et des références qui lui appartiennent. Pour mon prochain film, je sais que je serai accompagnée par le cinéma de Fassbinder [Allemagne, ndlr] mais aussi de ce jeune cinéaste russe que j'admire tant : Kantemir Balagov.

Que prévoyez-vous pour Sofia, en termes de circulation et quels sont vos prochains projets cinématographiques ?

Cela fait sept mois maintenant que j'accompagne le film dans les festivals et je vous avoue que cela laisse très peu de temps à l'écriture. Le film a connu un large succès depuis Cannes, ce qui est merveilleux. Dorénavant, je l'accompagne dans ses différentes sorties en salle à l'étranger. Espagne, Italie, Grèce, Belgique, Suisse, Canada, beaucoup de pays de l'Est aussi…
Entre les différents voyages, j'essaie de trouver le temps d'écrire mon deuxième film. Une histoire d'amour tournée entre la France et le Maroc et qui révèlera dans son essence la pensée et l'œuvre de Frantz Fanon. Il y sera question d'amour évidemment mais aussi de domination, d'identité et d'aliénation.

Propos recueillis par Pélagie Ng'onana

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