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Comment lutter contre notre manque de flexibilité sociale ?
Entretien de Mbaye Laye Mbengue avec Pape Théodore Seye à propos de "Iceberg"
critique
rédigé par Mbaye Laye Mbengue
publié le 28/12/2021
Pape Théodore Sèye, réalisateur sénégalais
Pape Théodore Sèye, réalisateur sénégalais
Scène du film
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Pape Théodore Sèye, réalisateur âgé de 26 ans basé à Dakar au Sénégal, s'intéresse à des sujets qui capturent des dynamiques sociales ou des faits culturels contemporains au sein de sociétés africaines. Il réalise principalement des documentaires et des courts-métrages de fiction. Son but global dans ses travaux est de participer à raconter l'histoire, le présent et le futur culturel du continent africain. Participer à montrer la vie, les cultures, les tendances et les forces concourantes présentes sur le continent. Sa philosophie se résume par : "Faire comprendre la réalité des autres."
Il nous a accordé une interview en prélude de la projection de son film ICEBERG à la 4e édition du Festival de Dakar Court. Finalisé en 2021, ICEBERG en est à sa deuxième sélection après le "South African Indie Film Festival" en Afrique du Sud.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ?
J'écris et conçois des films, des documentaires et des concepts d'animations quasiment en permanence. Ce qui fait qu'à chaque instant donné, j'ai à ma disposition 2 ou 3 concepts prêts à être réalisés. Généralement je choisis celui par rapport auquel je me sens le plus excité et celui qui correspond mieux à mes humeurs du moment. Je pense qu'à l'époque c'est le potentiel de ICEBERG en termes de représentation de la solitude, de l'isolement et du déchirement interne qui m'a le plus parlé.

Le film n'a pas de dialogues. Est-ce pour marquer l'histoire à travers le monologue ?
Le film possède bel est bien un dialogue ; la seule différence est que le dialogue est interne. Les différentes facettes du personnage échangent entre elles. La facette plus individualiste et véhémente du personnage engage une conversation honnête avec sa facette plus timide et conformiste.

On remarque également le nounours sur le lit. Dans notre société, les hommes généralement sont vus comme étant des gens forts, qui ne doivent pas se lamenter sur leur sort, et ne doivent pas montrer leur sensibilité/ fragilité. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ? Et pourquoi le choix du chien ?
Le chien en peluche est présent pour marquer la solitude et le désarroi du personnage. Durant l'enfance les nounours sont souvent utilisés comme des objets de confort vers lequel l'enfant se tourne pour se calmer dans les moments difficiles. En grandissant, on apprend à se créer de nouveaux supports émotionnels (amitiés, relations amoureuses, famille, substances en tout genre etc.). Ce n'est pas le cas de notre personnage ; dans son isolement il a gardé les mêmes mécanismes candides pour ressentir un support émotionnel. D'ailleurs, le seul moment où il empoigne le chien en peluche, c'est lors de son long questionnement qui doit le mener à prendre sa décision finale.

Revenons au chien, doit-on comprendre que le personnage vit seul ? Sinon, il aurait peut-être demandé l'avis d'un parent, frère sœur ou proche. N'est-ce pas un message à toute cette génération qui tend à vivre seul loin des parents et qui poserait le débat sur le support de la famille dans nos sociétés ?
Oui, le personnage vit bel et bien seul. Tous les aspects autour du personnage sont articulés autour de la solitude. Il vit seul, se sent seul, isolé ou jugé depuis trop longtemps. Cependant, en faisant le film, je n'avais pas l'intention de questionner les différents modèles familiaux. La source de son isolement est autre : les jugements et commentaires négatifs liés à son style vestimentaire qui sort des normes.

Et son rapport avec le miroir ? C'est l'objet le plus présent durant tout le film : représenterait-il la société, qui peut-être assez pesante à l'endroit des hommes ?
Il y a deux protagonistes que l'on voit dans ce film : la facette individualiste et véhémente du personnage et sa facette timide et conformiste. Le miroir met ces deux facettes en opposition. Le miroir est comme un portail à travers lequel ces deux facettes peuvent se faire face et échanger.

Malgré ses airs de jeune garçon qui a entièrement confiance en lui (cf. miroir, posture et autres), qu'est-ce qui expliquerait le fait qu'il soit aussi timide ? Séquence sur le lit où on voit sa main sur la joue, un gros plan qui nous montre une fatigue émotionnelle, psychologique voire même humainement…
Comme mentionné précédemment, le personnage a deux facettes : une plus individualiste et véhémente et une autre plus timide et conformiste. Comme tout humain, la confiance et l'appréciation que notre personnage a de lui-même ne l'empêchent pas d'avoir des doutes, des peurs et des sources de complexes. Ce sont tous ces différents éléments qui interagissent entre eux et expliquent ensemble les différentes attitudes du personnage.

Est-ce une façon de pointer du doigt les entreprises ? Serait-ce un coup de gueule pour leur dire de recevoir les demandeurs d'emploi comme tels et non les juger par rapport à leur apparence ?
Non, il ne s'agissait pas de pointer spécifiquement les entreprises du doigt. L'entretien avec l'entreprise est juste le contexte que nous avons choisi pour soulever une question plus générale à propos de la liberté ou manque de liberté que nous accordons en tant que société aux choses que nous jugeons comme étant ‘'trop différentes‘'.

Est-ce qu'à travers le personnage de ICEBERG, vous avez essayé de nous raconter votre vie ? Où celle d'un proche ?
Oui, le personnage dans ICEBERG est inspiré d'un ami. Ou plutôt d'une ancienne version d'un ami.



Dès le début, on entend une chanson que l'on appelle communément "Wolofal". Pourquoi ce genre dans un film, où toute la narration est en français. Pouvez-vous revenir sur le générique du film ?
On entend le personnage écouter la radio au début. J'ai choisi une chanson de Wolofal pour suggérer à ceux qui le remarqueront que l'action se déroule au Sénégal. Pourquoi j'ai choisi cette chanson spécifique de Wolofal ? Simplement parce que je l'aime beaucoup. J'aime m'accorder la liberté d'insérer des éléments dans mes films simplement car je les aime personnellement.

On peut voir dans le miroir et les postures sur le lit un certain signe des temps du selfie : l'affirmation de soi où l'on ne se définit plus par rapport à l'Autre (l'Occident notamment) mais en présence à soi et dans sa propre créativité (cf. Felwine Sarr). Par contre, le fait de changer de costume (il reste d'ailleurs très élégant) semble un échec... Que veut-il dire ainsi ?
La fin est en effet ‘un échec' de la part du personnage dans la mesure ou malgré les ressources internes qu'il a essayé de trouver pour se convaincre de s'assumer à 100 %, il finit par opter pour la tenue la plus ‘'classique''. C'était ma façon de dire que dans la plupart des cas, le poids de la conformité sociale est plus fort que nos désirs individuels d'émancipations. Sans porter de jugement (bon ou mauvais) par rapport à cela. C'est plutôt un constat de faits sociaux. J'ai aussi beaucoup aimé le fait de terminer sur une note négative. Et il n'y a pas de raisons spécifiques pour ça, j'en avais juste envie.

Vous, en tant que Sénégalais, qui êtes né et avez grandi ici, quelle leçon doit-on tirer de ce court-métrage qu'est ICEBERG ?
Je suis un militant du "Come As You Are" à savoir "Viens tel que tu es". Tout en étant conscient que ce slogan est utopique, je pense qu'au Sénégal, on gagnerait beaucoup à créer une société moins réfractaire à la différence et plus flexible à intégrer les personnalités jugées comme étant hors du commun. Je suis également conscient que la question est extrêmement compliquée et qu'un modèle de société ne se crée pas à partir de 2 ou 3 bonnes intentions.
Mais le cinéma est l'espace qui nous offre toutes les libertés ; la liberté d'être rêveur, d'être pessimiste, d'être réaliste, d'être pour un temps ce qu'on ne sera plus jamais, etc. Et c'est dans ce cadre que s'inscrit ICEBERG. Il n'y a pas forcément de leçon mais plutôt une question qui est soulevée à savoir : en tant que société ne sommes-nous pas en train de perdre une grande quantité de nouvelles idées et de façon de faire à cause de notre manque de flexibilité sociale ?

Mbaye Laye MBENGUE

Article rédigé dans le cadre de l'Atelier Dakar Court 2021 / FACC.
Atelier de formation en critique cinématographique dirigé par Olivier Barlet et Baba Diop, organisé à l'occasion de la 4è édition du Festival de Dakar Court par le Festival et la Fédération Africaine de la Critique Cinématographique (FACC, Dakar).

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