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Buladó
Ecouter les esprits à Curaçao
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 08/02/2022
Michel Amarger, rédacteur à Africiné Magazine
Michel Amarger, rédacteur à Africiné Magazine
Eché Janga, réalisateur curacien et néerlandais
Eché Janga, réalisateur curacien et néerlandais
Scène du film
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LM Fiction de Eché Janga, Pays-Bas / Curaçao, 2020
Sortie France : 9 février 2022

L'empreinte des temps anciens semble se creuser à Curaçao. Cette île des Petites Antilles, au cœur des Caraïbes, reste marquée par le commerce de l'esclavage qui l'anime dès le 16ème siècle, et hisse le port comme un des plus influents du genre au siècle suivant. Plaque tournante pour dispatcher les esclaves noirs, fleuron des échanges de tabac et de cacao, l'île s'est métissée en devant le refuge de communautés opprimées en Europe et en Asie. Des juifs espagnols, des chrétiens du Proche-Orient s'installent dès les débuts de l'occupation néerlandaise.
Devenu un Etat autonome en 2010, mais appartenant toujours aux Pays-Bas, Curaçao se définit par son passé colonial, l'âpreté de ses terres, la rudesse de certains habitants. Mais l'île peut s'ouvrir au cinéma qui sait capter les atmosphères et les mondes invisibles. C'est ce que propose Buladó de Eché Janga, 2020. Le cinéaste basé aux Pays-Bas, a des origines ancrées sur l'île. Il s'est fait connaître avec des films courts puis un long, Helium, 2014, avant de venir tourner à Bandabou, au nord-ouest de Curaçao, Buladó qu'il a écrit avec Esther Duysker.



Le film tisse les liens de trois personnages et d'une âme disparue. Kenza, 11 ans, cherche à dialoguer avec l'esprit de sa mère dans l'au-delà. Elle parle aux nuages, au ciel, aux vents. Elle est choyée avec maladresse par Ouira, son père, policier à Bandabou. Rationnel et occupé par le futur de sa fille, il veut qu'elle parle néerlandais, et pas le papiamento, la langue créole, pour réussir ses études. Il s'oppose à son propre père, Weljo, qui a les yeux tournés vers le passé et les esprits.
Ce dernier construit un arbre avec des pots d'échappements, pour s'élever vers les cieux, au plus près des esprits vénérés. Les visions qu'il peut transmettre à Kenza exaspèrent son père et les excentricités du vieillard l'indexent. Ouira essaie de le mettre en maison de retraite mais c'est à l'extérieur que l'esprit de Weljo doit s'envoler vers l'autre monde. Un espace déjà habité par la mère de Kenza.

Le récit est inspiré par les légendes afro-caribéennes qui vibrent de l'histoire de l'esclavage. Comme ce mythe sur des esclaves qui cherchaient à se libérer des mines de sel en accédant à un promontoire où ils pourraient sauter vers la mer alors que des ailes leurs pousseraient pour qu'ils retournent en Afrique. Une vision incarnée par le grand-père Weljo, transmise à Kenza selon la tradition orale.
"J'espère éveiller les consciences sur la beauté et la puissance des contes méconnus de notre histoire coloniale néerlandaise", avance Eché Janga qui bénéficie de son savoir faire et de sa production provenant des Pays-Bas, en ajoutant : "Je suis un descendant des deux cultures, je joue avec ce contraste dans mon film". C'est ainsi qu'il oppose les valeurs du père et du grand-père de Kenza pour qu'elle les réévalue à son mode.

Buladó est surtout le portrait d'une fille en deuil, en colère contre le mauvais sort qui a emporté sa mère. Elle cherche sa présence dans la nature, fait du vélo, sèche l'école, va sur sa tombe, parle aux nuages qu'elle scrute. Son grand-père lui ouvre les portes de la mémoire et du dialogue avec les esprits. Le père doit se soumettre à la fougue et à la dignité de l'ancêtre. Il s'agit de renouer les liens entre les générations à partir de leurs différences.
Le cinéaste valorise la beauté sauvage des paysages de Bandalou en s'attachant à la justesse de ses acteurs : Tiara Richards qui se révèle en Kenza, Everon Jackson Hooi, né dans l'île, connu pour ses rôles dans des séries et des films néerlandais, qui campe le père, et Felix de Rooy, natif de Curaçao, formé aux Etats-Unis, acteur et artiste attaché à ses racines afro-caribéennes, qui est Weljo. Ils parlent le papiamento, la langue locale, qui s'oppose au néerlandais que le père veut imposer à Kenza.

La musique de Christiaan Verbeek, aérée par l'orgue et des cordes sensibles, un vibraphone pour évoquer la mère disparue, baigne le film d'un climat étrange et spirituel. Comme pour renforcer le sens du titre qui signifie, en papiamento, "ce qui décolle", "un mouvement qui élève". "En tant que réalisateur, j'essaie de montrer l'insaisissable. Dans Buladó, l'insaisissable est au premier plan et prend la forme du mysticisme", commente Eché Janga.
Cette aspiration d'un cinéaste néerlandais à la double culture, ouvert aux vents qui soufflent sur Curaçao, prend la forme d'une invitation au voyage. Au rêve, au surnaturel, à l'introspection aussi, comme à l'esprit du cinéma qui serait porteur d'une révélation et d'une mise en doute fondamentale. "Ce que je trouve le plus intéressant, c'est ce dont nous ne sommes pas sûrs", assure alors l'auteur de Buladó.

Vu par Michel AMARGER
(Afrimages / RFI / Médias France)
pour Africiné Magazine

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