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Le cinéma africain et le "consciencisme [i]" historique
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 03/04/2005

Par Hassouna Mansouri

Quelques productions cinématographiques récentes en Afrique reviennent sur des moments de l'histoire de leurs pays d'origine ou encore celle du continent entier : "Lettre d'amour Zoulou" (Afrique du sud), "La Nuit de la vérité" (Burkina Faso), ….. (Maroc). Dans quelle mesure peut-on parler de films historiques ?





S'interroger sur la représentation de l'histoire, ou sur la reconstitution des événements historiques dans le cinéma mène inéluctablement à s'interroger sur l'existence d'un cinéma historique au sens spécifique du terme. En fait on peut d'ors et déjà affirmer qu'il n'y a pas de cinéma historique en tant que genre en Afrique. Il y aurait plutôt une sorte de conscience du fait de l'histoire chez les cinéastes.





Une fresque historique comme "Heimat", l'œuvre gigantesque du cinéaste allemand Edgar Reitz représente ce type de cinéma complètement impossible dans le contexte africain de tous points de vue : économie de production certes, mais aussi, et surtout l'esprit même d'une œuvre qui accompagne le déroulement des grands événements tel un journal intime d'une société entière. Dans le contexte des sociétés africaines, cette situation est mentalement et intellectuellement inadmissible.





Il y a toutefois dans les films africains une conscience de l'histoire. C'est dans ce sens que le cinéma africain est fatalement "historique". Certes, le cinéma est organiquement lié à l'évolution et aux mutations que connaissent les peuples, mais ce lien se traduit moins par la consécration d'un genre cinématographique que par une forme de présence diffuse et organique. Nous définissons donc la relation du cinéma à l'histoire des sociétés en Afrique selon trois schémas mentaux / postures mentales chez les cinéastes.





1ère articulation : Le cinéma des indépendances





Très tôt, le cinéma a été désigné comme un facteur de construction des unions nationales. Les premiers films ont vu le jour à la faveur de la célébration des nations indépendantes qui naissaient. Dès les années soixante, artistes intellectuels avaient senti l'urgence de dire l'Afrique. Ils prenaient part à la construction de leurs nations. A cette même époque la tendance principale était les films qui célébraient la lutte nationale. Les premiers films africains nationaux peuvent être mis dans les mêmes cadres que les films occidentaux qui ont interrogé les traces psychologiques et culturelles de la guerre d'Algérie ou de la décolonisation dans les pays africains. L'exemple de "Chronique des années de braises", ou "Le vent des Aurès" de Lakhdar Hamina est incontournable à ce titre. En Tunisie, les premiers films du pionnier du cinéma tunisien, en l'occurrence Omar Khélifi, sont l'exemple même des premiers films servant d'outil de propagande nationaliste. Dans "Emitai", Sembène situe l'action dix ans avant le début des troubles de Casamance.





D'ailleurs, la plupart des premiers films se sont cantonnés dans l'hymne à l'héroïsme des peuples. Ils mettaient en scène les maquis de l'Algérie, de la Guinée ou du Mozambique.





Le discours nationaliste emphatique prenait souvent le dessus sur un discours cinématographique authentique. Servir les peuples nouvellement libres paraissait d'une urgence extrêmement prioritaire. Le cinéma était appelé à contribuer à réaliser une sorte de révolution culturelle. Ce que le cinéma africain était invité à faire était de transcender la logique qui juxtapose la dépossession et la reprise en possession[ii] dans une succession temporelle stérile quant à réaliser ce que Gabel appelle "une totalité historique complète". Et ce que l'ex-président du Ghana, Kawamé Nkroumah, appelait : "Le Consciencisme Philosophique"[iii]. Ce dernier s'oppose à deux attitudes rétroactives : projection dans un passé proche et identification avec l'oppresseur d'hier, d'un côté ; la fuite vers un passé lointain, pré-colonial, indéfini et donc l'enfermement dans un faux refuge identitaire de l'autre côté. Dans les deux cas il y a eu une forme de dépersonnalisation. De là vient l'orientation plus constructive vers une approche plutôt sociologique.





2ème articulation : Du national au social





L'exemple même du cinéma social est celui de Sembène Ousmane. Dès "Borom Sarret" (1962), il consacre son cinéma à la peinture de la misère de "l'après- indépendance" à travers le portrait d'un artisan charretier aux prises avec les problèmes administratifs, financiers et traditionnels. A l'oppression exogène du colonisateur se substituera dans les films africains une autre endogène : le colon cèdera la place à un nouveau système nationale d'oppression.





En Tunisie, un film comme "Sejnan" de Abdelatif Ben Ammar mettra en parallèle les deux moments de l'histoire de la lutte de la société tunisienne : d'abord contre le colonisateur ensuite contre le pouvoir nationale, qui commençait au milieu des années 70, à montrer ses anomalies et à se réveiller de l'euphorie de l'indépendance.





C'est là que le "réflexe historique" dans le cinéma africain prend toute son ampleur. Le rapport au passé devenait obligatoirement de plus en plus nuancé. L'Histoire devait passer en justice pour révéler ce qui fait une décadence et ce qui fait une naissance, et pour mettre le doigt sur les "ferments de décadence" et les "germes de naissance[iv]". Le discours commençait déjà à dépasser la dichotomie hier-aujourd'hui pour prendre un sens contemporain et même à des moments, plus cinématographique. Cette évolution vers plus de relativisme se ressentait chez des cinéastes comme Mustafa Alassane dans "Le Retour d'un Aventurier".





Le film est une attaque violente contre la société traditionnelle qui refuse de reconnaître l'énergie constructrice des jeunes générations d'après les indépendances, et qui voulaient bâtir leurs pays. Il est aussi une attaque des sous-produits, les westerns spaghetti, dont on gavait le spectateur africain. C'est une attaque aussi de ceux qui veulent se retrouver dans ce qu'ils ne sont pas.





La même attitude se vérifie dans une époque plus récente. On a vu dans les années 90 la naissance de nouvelles cinématographies favorisées par de grands tournants dans l'histoire de peuples comme celui du Zimbabwe. Dans "Flame" (1996), Ingrid Sinclair mène en parallèle, l'histoire de la guerre civile qui aboutira à l'union de son pays et la lutte des femmes combattantes pour leur propre indépendance. Ce film est l'exemple des œuvres qui mêlent le national au social. Au Tchad, Issa Serge Coello reconstitue les dernières années de la lutte nationale dans "Dar Essalem". Il s'y inspirait du mythe d'Abel et Cain, pour faire de son film, plus qu'une célébration de lutte nationale mais un plaidoyer contre la guerre et pour la survie des hommes. Contrairement à celui-ci, on trouvera en même temps un cinéaste comme Mahamet Saleh Haroun qui, avec son "Bye Bye Africa", se propose de faire un film où le cinéma est d'une priorité absolue et où le septième art sert de reflet de la situation sclérosée de son pays, et partant de l'Afrique entière.





Toujours est-il qu'avec les deux premiers films on peut déceler l'articulation qui s'est faite dans l'histoire du cinéma africain : la célébration des indépendances sera suivie par un combat - qui continue encore - pour accéder à une vraie modernité. Les auteurs de cinéma à toutes époques ont été interpellés au nom de leur responsabilité d'artiste, pour s'ériger en une conscience - bonne ou mauvaise - de leurs sociétés.





Cette articulation trouve bien son reflet chez l'aîné des cinéastes africains, Ousmane Sembène. Au "Camp de Thiaroye" (1988) répondra "Faat Kiné" (2000). Le premier dénonce l'injustice qu'ont subie les militaires de "second rang" des légions étrangères ; le deuxième s'attachera à peindre "Trois femmes, trois réalités d'une société sénégalaise en pleine mutation."[v]. Plus tard, avec "Moolaadé" (2004), il s'attaquera à un thème plus profond : la circoncision est perçue comme la métaphore des traditions sclérosées qui empêchent les sociétés africaines d'évoluer.





3ème articulation : Le temps des grandes questions





Mais rapidement, le temps de questions plus grandes, plus grave dirait-on, arriva. La nouvelle phase dans la pratique cinématographique viendrait sous la forme d'interrogation : si c'est aux africains de dire l'Afrique qu'elle serait-elle ? C'est dans ce sens que le cri que Souleymane Cissé lançait dans "France Nouvelle", trouve toute sa justification et toute sa justesse : "Ce que je leur reproche [aux Occidentaux], comme je le reproche aux africanistes, c'est de nous regarder comme des insectes".





L'auteur de cinéma devait, et devrait, se battre sur deux fronts : corriger le regard complaisant, folklorisant, exotisant sinon paternaliste condescendant d'un côté, et combattre les préjugés ancestraux qui gênent le développement des sociétés, et leur accès à une modernité qui s'éloigne de plus en plus. C'est là une tâche qui vise autant le spectateur africain que le spectateur occidental. L'optique est double : éducative-constructive pour l'un ; "correctionniste" pour le second. La fonction pédagogique que le cinéma devait avoir est aussi cela : contester les évidences historiques et culturelles.





Le sentiment était trop fort qu'autre chose que l'histoire officielle devait être racontée. C'est dans ce sens que "Waati" du réalisateur malien prend toute son importance. Remontant à la naissance du monde selon le mythe Bambara, il interroge l'évolution du continent en passant de l'Apartheid, aux images éponymes de l'Afrique affamée à celle des pays où l'on crie au miracle économique. Le tout vu à travers le regard d'une jeune femme déchirée entre les images d'une Afrique ancestrale glorieuse et celles des enfants d'Éthiopie et de Somali qui sombrent dans le gouffre de la famine.





C'est dans ce sens également que "Mille mois", le premier long métrage du jeune cinéaste marocain Faouzi Ben Sâidi, est digne d'intérêt. A travers les pérégrinations d'un jeune écolier, le réalisateur interroge l'histoire proche de son pays. En même temps percent les contradictions sociales, politiques et économiques d'un Maroc qui se cherche encore. Le film se transforme en un procès de la période des années où la crise politique était à son sommet sans que le discours ne cesse de rester d'abord cinématographique.





Mettre en scène un monde en train de naître, un monde en pleine mutation, c'est faire preuve d'une grande capacité à interroger et à inquiéter. C'est finalement le vrai sens d'un cinéma socialement et historiquement engagé. La lourde responsabilité des cinéastes africains n'est-elle pas en fin de compte moins une remémoration des événements qu'une lecture de l'histoire, voire même une manière de la faire ?





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[i] Le terme est emprunté à Kwame Nkrumah : Le Consciencisme, Payot 1964. Nkrumah (1909-1972) est le père du panafricanisme.

[ii] Joseph Gabel : "Naissance du Cinéma", in Esprit N° 363, juillet-août 1967. Le traumatisme colonial s'explique d'abord par : "la dialectique de dépossession et de reprise en possession légitime avec ses incidences sur la personnalité historique".

[iii] "L'ensemble, en termes intellectuels, de l'organisation des forces qui permettront à la société africaine d'assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique, et de les transformer de façon qu'ils s'insèrent dans la personnalité africaine" Kawamé Nkroumah Le Consciencisme, Payot 1964.

[iv] Gilles Deleuze réfléchissant sur le rapport entre cinéma et histoire dans le cinéma américain, Cinéma 1 : l'image-mouvement, page 22.

[v] Modou Mamoune Faye, Le Soleil, 29 mai 2000

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