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Une aventure ambiguë dans la jungle tropicale
Le silence de la forêt, de Didier F. OUÉNANGARÉ et Bassek BA KOBHIO
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 17/07/2006

"Le silence de la forêt" a été projeté à nouveau le 31 mars 2010, dans le cadre du Ciné Club de l'Institut Goethe de Yaoundé.
Co-réalisé par Bassek Ba Kobhio et Didier Florent Ouénangaré, le film avait été enfin projeté au cinéma Abbia de Yaoundé le 26 mars 2004. Longtemps annoncée, plusieurs fois différée, cette première projection saluée par le public avait fait salle comble. Adapté du roman du même titre du Centrafricain Etienne Goyemide, "Le silence de la forêt" est une œuvre commune centrafricaine, gabonaise et camerounaise.

Il y est question d'attirer l'attention des Centrafricains sur le regard condescendant et méprisant qu'ils portent sur ces hommes de petite taille qui vivent en forêt de la chasse et de la cueillette. Le film s'ouvre sur le retour au pays natal de Gonaba (Eriq Ebouaney), inspecteur des Ecoles primaires qui, après 40 ans de vie en France, est "venu combattre la galère". Comme la plupart de ceux qui rentrent chez eux après un bref ou long séjour hexagonal, il est très sûr de lui. Aussi bien dans son être, son paraître que dans son verbe. Ce qui provoque l'hilarité du batelier (Boukar Issa Boukar). Qu'importe ! Gonaba est déterminé. Et il ne veut pas se compromettre avec la bourgeoisie compradore locale. Lors d'une cérémonie officielle, il critique les pratiques de tous ceux qui ont en charge, à un niveau ou à un autre, les affaires du pays. Critique rendue par une voix off répercutant son monologue intérieur.
Dix ans plus tard, il se rend compte qu'il est "autant responsable que les autres", qu'il est demeuré un "spectateur passif de cette bouffonnerie" (propos traduits eux aussi en voix off), l'essentiel de son combat s'étant déroulé au niveau verbal. Mais, voilà qu'un élément déclencheur va le pousser à plus d'engagement : la maltraitance des pygmées, aussi bien par les autorités administratives que traditionnelles. Ici, on jette un morceau de viande aux pygmées, qui doivent se battre pour se l'approprier ; là, le chef Sobélé (Bruno Baleboua) les traite de macaques et se croit permis de fouetter son serviteur Manga (Fidèle Mokowo). Gonaba prend alors sa décision. Malgré l'amour de la belle Simone, superbement interprétée par Nadège Beausson Diagne, qui tente de le retenir en lui expliquant que les pygmées ne comprennent même pas pourquoi il se bat pour eux, ou qu'"on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux", notre inspecteur est irrésistiblement attiré par l'action. Au travers de l'école. Car, elle seule "aide à se révolter". Il ira donc dans la sylve pour en créer une. Une espèce de "rêve les yeux ouverts".

Initiation

Commence alors pour lui un parcours initiatique. Guidé d'abord par Manga à travers les dédales de ronces, de branchages, d'herbes folles, d'arbres géants et de sinuosités de chutes d'un fleuve parfaitement rendues par un plan d'ensemble. Puis poursuivi dans et par la communauté pygmée. Ici, il installera "son" école. Mais, à quoi peut-elle leur servir en forêt, lui demande le Patriarche (Zacka Soumbou). Les pygmées sont des gens simples. Qui vivent naturellement. Est-ce à un étranger de venir leur imposer ce qu'ils veulent ? Qu'ont-ils à faire des notions telles que l'égalité prônée par Jean-Jacques Rousseau et Barthélémy Boganda (le premier président centrafricain), dans une communauté aussi égalitariste que la leur ? Où le Patriarche ne tire son autorité que de son âge ? Où les tâches sont si bien réparties : les hommes chassant pour nourrir la famille, et les femmes construisant les huttes, etc. ? Mais Gonaba est volontariste. Il persiste. Quelle tâche ardue d'enseigner des choses compliquées aux gens aussi simples ! Comment peut-il la réussir, s'il n'arrive pas déjà à gagner le combat de la diction (flèche et bouche se prononcent "flesse" et "bousse") ? Peine perdue. Et à force de vivre dans ce milieu où un homme doit "savoir chasser et trouver son chemin", Gonaba va entraîner le spectateur à le suivre dans cette sorte de dialectique hégélienne du maître (aux sens propre et figuré) et de l'esclave. Venu en mission civilisatrice, il se trouve imbriqué dans une aventure ambiguë en forêt tropicale dont il se révèlera finalement élève. Peut-il dès lors s'en sortir ?

Échec

Pendant son initiation à la grande chasse, même les éléments sont contre lui. Il pleut des hallebardes et il vente fort. "Les dieux refusent ton initiation", lui avouent ses beaux-frères. Et, sanction suprême, son épouse Kali (Sonia Zembourou) meurt accidentellement. Tuée par la chute d'un arbre. Elle lui laisse un petit garçon, fruit d'un amour des extrêmes, dont le père veut en faire le premier pygmée instruit. La mort de Kali est la conséquence de "l'impolitesse et de la désobéissance" de Gonaba envers les esprits. Elle est bien amenée par les réalisateurs qui en ont exposé les causes. Gonaba construit sur un terrain sacré. Contrairement à la tradition qui veut que le patriarche choisisse le nom de l'enfant, il le fait appeler Lema. Comme les Blancs de "Things fall apart" de Chinua Achebe, cet étranger semble être venu ici pour mettre le couteau sur les choses qui tiennent les pygmées ensemble. Se sentant trahis, ils deviennent impitoyables.
Gonaba ayant échoué dans sa tentative de faire vivre à l'occidentale un peuple enraciné dans la forêt, il se retrouve confronté à un problème sociologico-ethnographique requérant une solution politique. Au lieu de profiter de sa situation d'inspecteur des Ecoles pour mener une action concertée, il a voulu faire seul une révolution. Ce qui est humainement impossible. "Le silence de la forêt" devient alors un film qui n'est pas absence de bruits. Les cris des grillons, les chants des oiseaux et même des pygmées y sont constants. Le silence apparaît comme le manque d'écho à l'appel de l'Occident. C'est le silence ténu et à peine perceptible entre deux cultures qui se croisent en se méconnaissant.

Le film, superbement porté par le vieux Patriarche, étonnant de naturel, et Eriq Ebouaney, maître de son art, est réalisé sur un rythme rapide et parfois même époustouflant. Durant 93 mn ponctuées d'humour, le spectateur, entièrement captivé, ne voit pas passer le temps. Il semble même surpris par sa fin. Ce qui peut le frustrer. Car il aurait aimé savoir ce qu'il est advenu de Manga (brusquement disparu dans la forêt) et de son ambition d'être soldat ; de Simone qui semble avoir marqué Gonaba. Le drame que vit celui-ci n'est pas traduit avec la poésie susceptible de provoquer l'émotion du spectateur, qui semble s'en amuser.
De même, par moments, on peut regretter la brièveté et la pauvreté de certains dialogues, qu'on aurait voulus plus profonds. Les images de la forêt, d'une extraordinaire beauté, auraient dû être plus longuement exploitées. Les enfants, fort sympathiques dans leur jeu, auraient gagné à être davantage individualisés, mais ont plutôt été filmés à la manière du cinéma colonial : en groupe.
Qu'à cela ne tienne, ces quelques réserves n'enlèvent pas grand-chose à la qualité du film. Si les réalisateurs ont voulu faire "un film politique sur la question pygmée" comme l'a révélé Bassek Ba Kobhio, celui-ci a indéniablement débouché sur une question ethnographico-ethnologique.

Lorsque Gonaba repart vers "la civilisation" et qu'il se retourne brusquement vers la forêt, ne montre-t-il pas ainsi à quel point tout ce qu'il a vécu avec les pygmées demeure en lui ? Là-bas, il a appris la simplicité, à être heureux avec rien. N'est-ce pas là la seule vie qui vaudrait la peine d'être vécue ? Pour répondre à cette interrogation, les réalisateurs ont choisi une fin à la Jean Renoir, celle qui laisse à chaque spectateur le loisir de poursuivre le film à sa guise.

Jean-Marie MOLLO OLINGA, Cameroun

Le silence de la forêt - réalisé par / directed by Didier Florent OUÉNANGARÉ et Bassek BA KOBHIO - Centrafrique / Cameroun / Gabon - 2003 - 1h34 - couleur - Fiction - Comédie dramatique -

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