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Une histoire d'amour décalée
U-CARMEN EKHAYELITSHA, de Mark DORNFORD-MAY
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 21/04/2005

U-CARMEN EKHAYELITSHA
(MARK DOMFORD - MAY)

Inspirés par la nouvelle de Prosper Mérimée, Henri Meilhac et Ludovic Halévy créèrent la Carmen de Georges Bizet, dont la première eut lieu le 03 mars 1875. Aujourd'hui, c'est l'un des opéras les plus populaires et les plus joués de l'histoire de la musique. U-Carmen ekhayelitsha, le film de Mark Domford-May, qui a remporté l'Ours d'or lors de la dernière Berlinale, est la seconde transposition africaine du célèbre opéra, après celle avec "K" du Sénégalais Jo Gaye Ramaka. Cette seconde lecture, dont l'une des particularités est qu'elle se veut sud-africaine, mais réalisée par un Britannique, pose, elle aussi, le problème de la liberté dans une relation d'amour fou, au travers duquel se réalise la fatale condition humaine. Amour et liberté : comment une telle antinomie peut-elle être conciliée par une femme passionnée ?


Dès l'ouverture du film qui est un long flash-back de 122mn, Domford-May impose la couleur rouge au spectateur. Celle-ci, qui est constante tout au long du film, démontre à souhait qu'il y est question d'amour, d'amour-passion. Carmen n'enchante-t-elle pas son sergent de police avec une rose rouge, symbole - occidental - d'un amour ardent ?


Outre la couleur rouge, le réalisateur utilise volontiers les prises de vue en plongée, non seulement pour mieux étaler la misère de ekhayelitsha, la banlieue noire sud-africaine où est tourné le film et d'où est issue U-Carmen, mais surtout pour présenter l'écrasement par la fatalité de ceux qui y vivent. Dans ces milieux-là, qu'on soit trafiquant ou policier - "Forget the police" -, on ne s'en sort pas. Amour et pauvreté, telle est l'originalité, entre autres, de cette énième version de Carmen


Pour l'interpréter, Mark Domford-May n'a pas choisi la plus belle des femmes. Tout au moins selon les canons occidentaux de la beauté. En Afrique, a-t-on coutume, de dire, une femme doit avoir des formes. Et celles de Pauline Malefane sont particulièrement généreuses. Pour mieux les mettre en exergue, Mark Domford-May capte ses femmes de dos. Et il insiste sur le balancement des fesses. Carmen, sur une table de billard, ne le symbolise-t-elle pas à merveille ? C'est ainsi que tout au long du film, il se crée une relation intimiste entre la caméra et les corps, objets réels d'une intrigue décalée, se situant non plus dans l'Espagne du 19e siècle, mais bel et bien dans l'Afrique du Sud du 21e siècle. Contrairement à la Gitane de Bizet stéréotypée en femme fatale, la Carmen de Domford-May est "une femme sensuelle, indépendante, dont l'amour de la liberté et le courage demeurent irréductibles". Cette indépendance d'esprit, ce besoin d'épanouissement de sa personne et de sa personnalité sont si superbement rendus par Pauline Malefane (elle s'était longtemps habituée au rôle sur les planches) que son interprétation masque un tantinet les limites du film.


U-Carmen ekhayelitsha est un film musical. La musique sud-africaine, avec des textes traduits en langue xhosa y est présente, certes. Mais, pour une transposition africaine, Mark Domford-May n'a pas su - ou pu - s'émanciper de l'opéra de Bizet. Il a utilisé la spiritualité de la musique d'il y a plus d'un siècle pour envelopper tous les dialogues (chantés) pathétiques du film. Était-ce pour mieux frapper les sens au sujet du drame, de la tragédie que vit intérieurement une femme troublée à la fois par l'amour, le désir, la jalousie, et son besoin de liberté ? "Si je t'aime, alors prends peur… Si tu ne m'aimes pas, je suis à toi". N'est-ce pas là la meilleure expression d'un désordre mental ? Ou alors, comme le disaient les Grecs, les dieux n'avaient-ils pas rendu Carmen folle parce qu'ils voulaient la perdre ?

Jean-Marie MOLLO OLINGA (Cameroun)

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