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On ne l'a pas vu voir tuer Ben Barka
J'ai vu tuer Ben Barka, de Serge Le Péron (France
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 21/03/2006

J'ai vu tuer Ben Barka de Serge Le Péron. Le film co-écrit avec Saïd Smihi est une co-production franco-hispano-marocaine ; il a, en effet, bénéficié de l'apport du Fonds d'aide à la production cinématographique relevant du Centre cinématographique marocain. Sa sortie au Maroc se fait en même temps qu'à Paris : Mehdi Ben Barka demeure ainsi au cœur des relations franco-marocaines. Le film dans sa substance même est surdéterminé par cette donne historique.

La soirée de lancement n'échappe pas elle aussi une lecture symbolique : la projection d'un film traitant de l'affaire Ben Barka est en soi un événement inédit. L'affaire a été longtemps considére comme la fracture originelle du système politique marocain ; le corps du disparu emblêmatisant le seuil interdit du rapport à l'autre. Le film est projet au cœur de la capitale marocaine, au Théâtre Mohammed V emblême de la culture institutionnelle et officielle ; des comédiens marocains interprétant le Colonel Dlimi et le Général Ouflkir… on croit rêver. Il fut un temps où un livre, un document, un article sur Ben Barka ne pouvaient circuler que sous le manteau. Composantes d'une littérature clandestine qui forgea l'imaginaire de toute une génération. Le film L'Attentat d'Yves Boisset relevait du mythe auquel ne pouvaient accéder que quelques initiés qui pouvaient faire le déplacement à Paris. Autres temps, autres mœurs… ceux qui doutent encore que le pays soit entré dans une nouvelle ère auraient dû être là au Théâtre Mohammed V, ce soir dédié à la mémoire. Une soirée d'exorcisme, l'espace public vivant une sorte de catharsis : Abdellatif Khamouli dans le rôle de Dlimi, Fayal Bougrine (fils de l'un des protagonistes célèbrse du coup d'Etat militaire de Skhirat, 1971) dans le rôle d'Oufkir. In fine, le film comptait moins par rapport à l'acte politique symbolique. D'où par ailleurs une certaine frustration ressentie par une bonne partie du public qui s'attendait à un traitement politique de l'affaire ; un point de vue clairement affiché dans le style fiction de gauche du cinéma français des années 70 ou du cinéma politique italien des annes 60 et 70. Les choix du film se situent à un autre niveau et Saïd Smihi l'a très bien précis d'emblée dans sa présentation : ce n'est pas LE film sur l'affaire Ben Barka, c'est un film sur un de ses aspects. L'affaire est une nébuleuse, Ben Barka un personnage dramatique, son histoire, un scénario total … qui reste à écrire. Est-ce un hasard d'ailleurs si le cinma est au centre de sa disparition. Tout film sur sa disparition aboutit une sorte de making of d'un film inachevé. J'ai vu tuer Ben Barka est construit dans ce sens : on y voit la mise en place d'un dispositif de production pour un projet de film sur la décolonisation. Toutes les composantes d'une production dans les normes professionnelles sont réunies : un cinéaste de renom, Franju, une grande scénariste, en l'occurrence la romancière et cinéaste Marguerite Duras, un producteur exécutif, George Figon… L'idée étant un grand film sur la décolonisation avec au centre un personnage clé, Mehdi Ben Barka, nouvelle figure du tiers-mondisme et opposant marocain célèbre. Très vite, on s'aperçoit bien sûr que ce projet qui s'inscrit dans la modernité et s'inspirant de l'air de l'époque est une pure machination des services secrets marocains avec l'implication directe et objective de leurs alliés français voire américains.

Serge Le Péron souligne bien cette dimension mais comme contexte global. Son film cherche plutôt à cerner l'évolution psychologique et dramatique d'un personnage énigmatique qui est George Figon ; son corps ouvre le film et sa voix porte sa narration : un héros tragique qui finit par rencontrer un autre héros d'une tragédie historique, Ben Barka. Dans sa dramaturgie, le film emprunte d'ailleurs à la tragédie sa progression avec un prologue, trois actes et un épilogue. Son esthétique est marquée par une double référence : au film noir dans sa variante française tendance Jean-Pierre Melville et au documentaire notamment dans le traitement des archives d'poque.
Le dispositif narratif enseigne bien sur la complexité du sujet. Le titre du film situe bien le point d'ancrage énonciatif : c'est un récit la première personne. Le "je" qui assume la narration est une voix d'outre-tombe : les premiers plans nous font découvrir le cadavre de Figon ; suicide ou liquidation d'un témoin ? C'est l'affaire dans l'affaire. Le film revient en arrière pour restituer son parcours à un moment essentiel : venant de purger une peine de prison, Figon est aux abois. Il cherche un coup juteux. C'est une proie facile qui va basculer aisément dans le piége tendu par Chtouki, agent spécial marocain chargé par le contre-espionnage de suivre et de liquider Ben Barka. Dès que le nom de Chtouki est prononcé par l'un des correspondants franais, le film sort de son cocon franco-français pour prendre une dimension qui atteindra son point d'orgue avec la scène que l'histoire a retenue : l'enlévement devant la Brasserie Lip. On va la voir deux fois, à partir de deux points de vue différents. Celui de Figon nous permet de le suivre à la villa fatidique où Mehdi arrive et disparatra pour toujours. Qu'est-ce qui s'est passé ? On ne le saura jamais. Et ici le titre du film induit une hypothèse qu'il ne vérifie pas : on ne voit personne voir tuer Ben Barka. Cela se passe hors champ. Figon reste au rez–de-chaussée de la villa avec les ripoux français qui ont enlevé Mehdi. On entend du bruit (en quelque sorte les Marocains entre eux), Figon a même eu un malaise (c'est l'intellectuel qui sommeille en lui qui se réveille au bruit de l'horreur ? Métaphore de la conscience française devant le drame qui s'accomplit ?). Figon ne verra rien et nous avec lui. Ce choix de privilégier le hors champ ne sera pas adopté dans l'épilogue où le film reconstitue la liquidation physique des principaux acteurs de la disparition de Ben Barka y compris pour montrer l'explosion de la voiture de Dlimi, annoncé pourtant officiellement comme étant victime d'un accident de circulation.

par Mohammed Bakrim (Maroc)

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