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"Je suis un passeur"
Interview de Thierry Michel à propos de Congo River
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 30/09/2006

Né le 13 octobre 1952 à Charleroi (Belgique), Thierry Michel étudie à l'Institut des arts de diffusion de Bruxelles, avant de s'engager à la télévision belge comme reporter. Passé au cinéma, il réalise deux fictions et une quinzaine de documentaires, dont cinq sur le Congo. Le dernier, Congo River - Au-delà des ténèbres, suscite quelques interrogations. Nous avons voulu en savoir davantage avec son réalisateur.

Cinq films sur un même pays, le Congo semble être pour vous une hantise. Qu'est-ce qui vous a motivé à faire Congo River ?

Ce n'est pas une hantise. C'est une fidélité à une histoire. Je suis allé au Congo en pleine période de troubles, quand Mobutu, pour rester au pouvoir, a imposé une dictature terrible. J'y suis resté comme chroniqueur, et des relations se sont établies entre des intellectuels, entre les Congolais et moi. De plus, j'ai étudié avec des Congolais comme Mweze Ngangura, et le brassage qui s'effectue lors des études peut être porteur des racines d'une œuvre.
Je reviens toujours au Congo pour approfondir la connaissance de ce pays. J'y vais pour comprendre comment les Africains arrivent à garder cet humour sur eux-mêmes, malgré tous leurs problèmes. J'y vais pour être témoin. Albert Londres n'a-t-il pas dit qu'un journaliste doit savoir tremper sa plume dans la plaie ?
Par ailleurs, j'essaie de montrer à la fois la résistance, la fierté, la révolte du peuple congolais. Et Congo River en est un symbole. Le capitaine du bateau par exemple est un responsable. Responsable des autres qu'il sait mener à destination. Il y a aussi le chef de gare qui décide de remobiliser des gens qui ne sont pas payés, pour viabiliser 125 km de voie ferrée. Il a réussi. Il y a Mgr Musengo. Je voulais montrer toutes ces personnes qui sont différentes des dirigeants de certains pays africains.

Vous faites usage de façon récurrente d'images d'archives pour rappeler les bienfaits de la colonisation au Congo ("Le continent noir est tiré de son sommeil millénaire"). Est-ce pour la justifier ?

Pourquoi l'Afrique a-t-elle peur de débattre de la colonisation ? Est-ce que depuis les indépendances le monde a changé ? La colonisation, c'est la domination outrancière, mais elle a construit des routes, des écoles. La maladie du sommeil a été éradiquée au Congo en 1936. La question qui se pose est celle de savoir si la gestion de ces images a été bien faite. Les Africains ne connaissent pas leur histoire. La modernisation ne se construit-elle pas par un certain syncrétisme ? Est-ce que à un moment donné, pour l'aborder historiquement et sociologiquement, on ne doit pas faire fi des carences, des lacunes ? Si les puissances occidentales n'ont pas permis à l'Afrique de décoller, est-ce que les Africains n'y ont pas une part de responsabilité ? Dans la plupart des pays d'Afrique centrale, il y a débat. Retourner à la nostalgie pré-coloniale est une utopie. C'est ce que font les musulmans intégristes. Mais les jeunes Africains disent : "Nous allons garder nos valeurs, et en même temps, nous nous modernisons".

Dieu est présent tout au long du film, alors que la chanson à la fin dit : "N'attendez pas que l'esprit de Dieu vienne vous sauver". La religion vous apparaît-elle à l'heure actuelle, pour les Congolais, comme l'opium du peuple dont parlait Karl Marx ?

Les rendez-vous manqués à répétition avec l'histoire et les déceptions depuis les années soixante ont plongé les Congolais dans l'irrationnel. Et deux voies se sont dégagées : le retour à des croyances animistes et fétichistes avec les enfants sorciers - on en voit un dans le film -, et l'émergence des Églises évangélistes, au détriment des Églises révélées.
Il y a une nouvelle croisade d'évangélisation. Ces Églises redonnent de l'énergie à leurs adeptes. Elles sont nombreuses, certaines plus morales que d'autres, qui font de la dollarisation du culte ou de la moralisation de la vie publique une des bases de leur action. Le peuple est fatigué de sa classe politique, et ces Églises sont complémentaires de la tradition fétichiste à travers des séances de transes où il faut chasser le démon, ou à travers l'aspect festif et musical qui attire la sympathie de la jeunesse, etc.

Au-delà des ténèbres, des joies et des peines, c'est quand même la vie de misère de certains Congolais que vous étalez. De plus, vous montrez des images atroces de cadavres boursouflés sortis de l'eau. Tout comme vous présentez à visage découvert des fillettes et des femmes violées, un jeune homme racontant ses exploits de sorcier, de tout petits enfants travaillant dans une carrière abandonnée. Tout cela ne relève-t-il pas du voyeurisme ? N'avez-vous pas peur de procès pour n'avoir pas protégé ces enfants ?

Je n'étale rien du tout. Je suis là comme un passeur. Je rencontre les Congolais, je leur donne la parole, même aux Maï Maï. Ils viennent vers moi plus que moi vers eux. Les femmes violées et tous les autres qui prennent la parole, c'est la fierté et la dignité retrouvées. Comme tous les journalistes du monde, je ne peux pas le passer sous silence. Ils expriment le besoin de ne pas être oubliés, de dénoncer cette impunité. La maman de la petite fille est venue vers nous, le médecin voulait qu'on parle de sa situation. Les enfants dont vous parlez ont été au Parlement, et tout ce que nous avons fait, nous l'avons fait avec leur permission et celle de leurs parents. Il n'y a donc pas de risque de procès. D'ailleurs, dans les quinze jours qui ont suivi notre rencontre, j'ai obtenu deux enveloppes de financement des institutions belges, pour la création de deux structures d'encadrement de ces enfants. Ma conscience est en paix.
Il fallait montrer ces enfants. Pour nous, c'est pire les enfants qui travaillent que les filles violées. Aujourd'hui, froidement, on les exploite en les fouettant comme des esclaves. Il fallait les montrer. Il n'y a pas de voyeurisme, c'est une obligation de témoigner.

Nous avons relevé comme de l'inquiétude dans votre voix lorsque vous avez embarrassé le général des Maï Maï en lui posant la question des sévices faits aux femmes. Qu'est-ce qui s'est passé par la suite ?

Si j'étais un illustre inconnu, je me serais mis en danger. J'étais constamment en danger. J'ai subi trois gardes à vue. On a vécu avec ces menaces pendant la moitié du tournage. Cela faisait partie de l'intimidation. Les Congolais en sont coutumiers. Je dois reconnaître que ma peau blanche m'a protégé. Un réalisateur congolais ne s'en serait jamais tiré pour faire ce film. Là, il y a discrimination, inégalité. Mais j'ai dû souvent moduler mon équipe en fonction des lieux de tournage (mobutistes, rebelles, etc.). Et il faut aussi souligner que le fait d'être un étranger donne plus de convoitise financière aux autorités.
Quant au général Maï Maï, il savait l'importance de ce film, parce qu'il connaissait le film Mobutu, roi du Zaïre. Il en a profité pour expliquer qu'il faisait de son mieux, mais qu'il y avait des brebis galeuses dans son troupeau.

Le rite initiatique des guerriers Maï Maï est-il une reconstitution ou bien vous l'avez capté ainsi pendant le tournage ?
Je l'ai capté. Et à un moment donné, ils m'ont emmené et j'ai passé leur rite d'initiation. J'ai eu aussi une forme de protection des chefs coutumiers. Cette corrélation à la tradition nous a protégés, même si on n'y croit pas.

Congo River a-t-il été plus difficile à réaliser que vos autres films sur ce pays ?

Oui et non. Le plus difficile, c'est Les derniers colons. J'ai été arrêté et torturé pendant 48 heures. Mon matériel a été confisqué. Jusqu'à la fuite de Mobutu, je n'ai pas pu le réaliser. J'ai fait une dépression pour avoir subi une torture morale. Ils ne m'ont pas frappé, ils savent qu'il y a une limite à la violence qu'il ne faut pas dépasser, mais pour m'intimider, ils ont frappé devant moi d'autres personnes sensées m'avoir aidé.
Congo River par contre a été un défi logistique éprouvant, car il fallait transporter un matériel délicat sur les barges et les pirogues. Et les tracasseries administratives ont été permanentes. Cependant, quand on était arrêté, l'Etat central intervenait, parce qu'on avait toutes les autorisations.

Propos recueillis par
Jean-Marie MOLLO OLINGA
Cameroun

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