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Militant et tragique
Madame Brouette, de Moussa SÈNE Absa
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 17/05/2006

Madame Brouette - réalisé par / directed by Moussa SÈNE Absa - Sénégal / Canada / France - 2002 - 1h44 - couleur - 35 mm - Fiction - Drame -

Le premier clap de la VIIè édition du festival Écrans noirs du cinéma africain et francophone a été donné au cinéma-théâtre Abbia de Yaoundé le 31 mai dernier. A l'affiche, "Madam Bourwett" ou "L'extraordinaire destin de Madame Brouette" - devenu "Madame Brouette" pour des raisons commerciales - le dernier long métrage du Sénégalais Moussa Sène Absa.

La trame de l'histoire déroule "l'extraordinaire destin de Madam Bourwett", de son vrai nom Mati, une gargotière de Niayes Thioker, un quartier populaire de Dakar. A l'aube d'une nuit de célébration de la "Tamxarit", une fête païenne où les "hommes s'habillent en femmes et les femmes en hommes", le quartier est brusquement et brutalement réveillé par trois coups de feu. Que s'est-il passé ?

En fait, ce matin-là, rien ne va vraiment pas pour Mati. Jeune divorcée, mère d'une petite fille (Ndèye), elle gagne péniblement sa vie en parcourant les allées du marché Sandaga, poussant sa brouette de légumes et de condiments. Avec son amie Ndaxté qu'elle sauve d'un mari qui la bat, elle rêve d'ouvrir un petit restaurant, afin de gagner dignement de quoi vivre. Mais, voilà que le destin lui fait rencontrer le vigoureux et séduisant policier Naago. Malgré toutes ses défenses, Mati est de nouveau amoureuse. Elle recommence par conséquent à espérer en une vie de famille heureuse. "Je voudrais avoir confiance en toi", dit-elle à l'élu de son cœur, chat échaudé craignant eau chaude. Mais, qui est en réalité ce policier si "gentil avec l'argent des autres", qui loge sa femme dans un hôtel de passe quand elle est chassée de la maison paternelle ? Qui, bien que donnant souvent 100 francs à sa belle-fille, ne daigne pas lever son petit doigt pour la défendre, quand des garnements se précipitent sur elle, "pour lui faire ce que les hommes font aux femmes" ? Sa femme qui n'aime pas "sa manière de vivre" voulant le ramener sur le droit chemin, voit sa gargote incendiée par ceux-là mêmes que protège Naago. Dès lors, la coupe est pleine. Œuvre de tant de jours en un jour effacée !

Un jour, à Dakar, Moussa Sène Absa vit une femme traversant un quartier populaire en poussant une brouette chargée de melons. Cette scène lui donna alors l'idée de rendre hommage à cette catégorie de femmes qui luttent pour gagner dignement leur pain. Ce que, par ailleurs, son aîné Sembène Ousmane appelle héroïsme au quotidien. La brouette étant un élément roulant, c'est-à-dire progressif, cette femme, par le contenu de son engin, ne pousse-t-elle pas là sa vie, et partant, son avenir ?

Mais, le film que Sène Absa a voulu comme "une ode à la femme" ne se révèle-t-il pas à bien des égards, une quadrature du cercle pour celle-ci? Cette ode, construite sur un fond dramatique, n'est-elle pas finalement la démonstration de l'implacable condition féminine dans laquelle, dans un monde d'hommes, il est pratiquement impossible aux sœurs d'Éve de s'en sortir ?

Dans un flash-back qui commence au sortir de prison de Mati, le réalisateur entraîne le spectateur dans le combat d'une femme pour sa survie, au travers de la récurrence de la musique et de la chanson, qui reviennent chaque fois rappeler le côté poétique de ce combat. Combat noble, aux ambitions louables : la création d'une gargote, symbole de son indépendance et de sa fierté, mais aussi dessein de sa vie. Là se situe certainement la dimension de l'ode que le réalisateur veut conférer à son œuvre. Car la suite n'est que humiliations (coups reçus), tromperies et infidélités masculines, pour finalement aboutir à un assassinat. Toute chose condamnable sous tous les cieux, quels qu'en soient les motifs. N'est-ce pas là une condamnation implicite - par le réalisateur - du rêve irréalisable d'émancipation d'une Éve issue fatalement de la côte d'Adam ? Mati aime la liberté. Soit ! Doit-elle par conséquent tuer pour la conquérir, et finalement s'en priver ? Cela semble paradoxal. Et puis, sait-elle au juste pourquoi elle assassine son mari ? Trop d'amour de sa part n'aurait-il pas en fin de compte… tué l'amour ?

Tout bien considéré, le film est si superbement mené que, emballé, le spectateur fait litière de certaines imperfections. Ainsi de la longueur de certaines séquences et de la durée de certains plans qui sont à peine perceptibles, tant elles sont heureusement noyées par la beauté des images (la scène de l'accouchement) et la quasi-maîtrise du jeu des lumières. Ainsi de ce corps transpercé de trois balles, et qui saigne à peine, ou de ce bébé plus vieux que son âge. Ainsi enfin de ce dénouement un peu trop facile du passage en force d'un poste douanier, ou du manque de naturel dans le jeu de certains acteurs, tel ce journaliste aux gestes empruntés et à la diction approximative. Mais, toutes ces brèches ne sont-elles pas merveilleusement colmatées par une Rokhaya Niang qui porte le film de bout en bout, grâce l'interprétation majestueuse de son rôle ? Au final, que représentent ces petits manquements inhérents à toute œuvre d'art, à côté de l'impressionnante construction de l'intrigue jusqu'à son dénouement fatal ? Il n'est pas étonnant que le film de Moussa Sène Absa ait été retenu au festival de Berlin en février de cette année : il se laisse agréablement voir.

par Jean-Marie MOLLO OLINGA (Cameroun)

NB : Article paru dans le quotidien camerounais Mutations N° 914 du 02 juin 2003.

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