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entretien d'ensemble (1/4)
Jillali Ferhati & Hamid Aïdouni
critique
rédigé par Hamid Aïdouni
publié le 24/09/2006

Entretien mené par Hamid AÏDOUNI avec le cinéaste marocain Jillali Ferhati.

Hamid Aïdouni : Certains critiques pensent que Jillali Ferhati est avant tout un comédien. J'ajouterai que Jillali Ferhati est l'un des rares cinéastes marocains à accorder une place privilégiée au comédien.

Jillali Ferhati : Je suis fermement convaincu, et j'y tiens mordicus, que la dernière personne à raconter une histoire au public c'est le comédien. Tu as beau faire ta mise en scène, ta mise en scène c'est quoi ? C'est raconter ton histoire mais avec tout ce souci d'esthétique, ce souci de technicité, de comment faire que la caméra bouge dans ce sens et pas dans l'autre. Tu as la sensation que si tu t'occupes trop de ces éléments de technicité et autres, tes comédiens ne vont pas rapporter l'histoire que tu as envie de raconter. C'est ma conviction première, c'est à travers le comédien que toute l'émotion doit passer.

Hamid Aïdouni : Cela me semble une démarche bien singulière, personnelle qui ne peut qu'avoir un impact sur l'écriture et la réalisation de l'œuvre cinématographique. Cela suppose une réflexion antérieure sur le personnage.

Jillali Ferhati : Le personnage en fait c'est quoi ? Le personnage a toujours été pour moi le fleuve, et tu as les affluents. Et tout affluent a, en fonction de je ne sais plus quel relief, une force bien déterminée par rapport à un autre. Ce qui fait qu'on a un insulaire et on a une source. Il y a une sorte de, je ne dirai pas, diamétralement opposé. Si j'ai pris le fleuve, c'est parce qu'on ne sait jamais d'où il vient et on ne sait par quelle magie il se confond avec la mer. J'écris mon propre scénario, je réalise mon propre film, je réalise mon montage, le scénario n'est pas fini, il y a toujours quelque chose d'inachevé et je vis toujours avec cette sensation de quelque chose d'inachevé.

Hamid Aïdouni : Justement, je veux te poser une question autour de l'écriture et de l'inachèvement. Les scénarios de tes films sont à l'origine des nouvelles écrites puis réécrites à des moments très espacés qui peuvent durer parfois des dizaines d'années.

Jillali Ferhati : Je ne provoque pas l'idée, elle s'insère, elle s'insinue, d'une façon insidieuse, dans ma quotidienneté, je la laisse venir. Il y a une sorte de jeu constant comme ça, dans la rue, dans la maison, quelque part, parce que je suis inspiré par tel ou tel personnage, parce que j'ai vu telle ou telle chose. Mais il y a une sorte de connivence qui se fait entre l'idée de départ et ce qu'elle peut générer comme surprise. Les choses qui t'étonnent, tu les gardes, les choses qui ne t'étonnent pas, tu les écartes. Moi, j'ai toujours envie de fonctionner par des moments qui surprennent. J'ai été surpris, j'ai toujours ce souhait constant que le public soit aussi surpris que moi. Cette surprise là est un événement cinématographique de ma quotidienneté et j'ai envie de la transcrire et c'est peut être là la difficulté… pour qu'il ne soit pas vulgairement réel. Parce que je sais que par la démarche (la mienne), à savoir l'écriture, la vision cinématographique, je saurai - tout en respectant son réalisme - l'habiller cinématographiquement.

Hamid Aïdouni : Oui, d'ailleurs le cinéma de Jillali Ferhati est souvent classé par les critiques aussi bien arabes qu'européens dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler le réalisme poétique.

Jillali Ferhati : Je pense qu'on m'a assez souvent reproché cela, la poésie dans mes films. On me le reproche : tu penches vers l'esthétisme au détriment d'une histoire. C'est parce que je me dis que si je me contente de raconter une histoire, je serai monsieur tout le monde. Je pars du principe que n'importe qui peut raconter une histoire, la sienne, celle de l'autre ; mais il est capable de la raconter, à partir du moment où il a ses propres outils, il va la raconter. J'ai mes outils, je raconte de cette façon là, on me le reproche. Moi, mes films me font penser à ces couples qui s'aiment et qui sont insupportables, où on a une femme qu'on adore et en même temps elle est insupportable. Et mes films sont un petit peu cela, on les aime et en même temps ils ont des défauts. C'est comme l'amour vrai, cela me rassure énormément, quand on aime quelqu'un malgré ses défauts, c'est encore plus fort que lorsqu'on aime quelqu'un pour ses qualités. Parce que, et j'ai cette démarche là, je ne fais pas exprès pour avoir des défauts, mais je sais que dans ma façon de filmer, j'ai des moments de faiblesse où je me dis "j'aime ça" et en même temps, je me dis "je suis sûr et certain cette fois ci, il y a 90% dans la salle qui ne vont pas aimer". Mais on n'est pas tous sensibles aux mêmes choses, donc je suis fidèle à ma sensibilité, je suis fidèle à mon émotion. Ma femme commence à me le reprocher, elle me dit "c'est bien que tu tiennes le coup ; tu es fidèle à ton propos, à ta sensibilité, mais il y a le loyer à payer à la fin du mois".
Si cela me prend un temps pour faire un film, c'est parce que j'essaie de trouver un mariage heureux entre ce que certains pourraient appeler communément un film commercial et un film qui ne me trahisse pas.

Hamid Aïdouni : Le Festival National du Film qui s'est déroulé à Marrakech a mis en évidence cette tendance générale chez les cinéastes marocains à la recherche d'un compromis. Jillali n'adhère t-il pas lui aussi à cette tendance, n'est il pas lui aussi à la recherche du compromis ?

Jillali Ferhati : Oui, mais pas n'importe quel compromis. Il y a quand même pas mal de compromis. Celui que je cherche est un compromis pas du tout blâmable, je n'aimerai pas que les gens qui m'ont aimé soient déçus. C'est l'image qui me préoccupe le plus, j ai toujours peur de faire un mauvais film, et cela m'accompagne constamment par respect pour ceux à qui j'ai donné une image ; je n'ai pas envie de la leur subtiliser par une façon aussi… comme une sorte d'escroquerie. Il y a une certaine constance dans l'amour et dans le respect que j'ai pour les autres.

Hamid Aïdouni : La plupart des lectures et des critiques de ton dernier film, Tresses, relèvent ce conflit entre deux registres, réaliste et poétique, l'un est propre à l'esthétique de Jillali, et l'autre est nouveau, relève peut-être de ce que nous appelons le compromis.

Jillali Ferhati : On me reproche de ne pas refaire La plage des enfants perdus et Poupées de roseau.

Hamid Aïdouni : À l'occasion du centenaire du cinéma, tu as réalisé le court métrage Mouchoir bleu qui est à la fois un hommage au cinéma et aux enfants. Est ce que l'enfant Jillali se retrouve dans ce court métrage ?

Jillali Ferhati : Je n'ai rien inventé. Je dirai que je n'ai aucun mérite. Je n'ai rapporté que ce qu'ont vécu énormément de gosses. Sauf que moi, j'ai eu une passion beaucoup plus effrénée pour l'image que les autres. Je me souviens que moi et mon frère on vendait le cuivre pour aller aux cinémas Cazar et Capitole. À l'époque c'était 7 Pesetas le ticket. J'ai vu des films dans le style de [… hésitation], j'ai vu des films qu'on passe à la Cinémathèque ou au Palais de Chaillot. Donc, j'étais comblé, j'ai pu voir La Flèche brisée, Bronco Apache, c'est-à-dire les grands classiques du cinéma. On vendait des illustrés ; la bande dessinée pour moi c'était Zembla, Akim, la bande dessinée espagnole. Tout cela a contribué à ce que j'aie une culture de l'image, un peu désordonnée, trop désordonnée. Mais, en même temps, il y avait un imaginaire qui était pour moi fascinant.
Je me sui rendu compte que je pouvais faire du cinéma, beaucoup plus tard bien sûr. Quand je me souviens, un peu plus tard, que je tenais en haleine les gosses jusqu'à des heures très tardives. Je racontais, j'ai toujours raconté l'histoire d'un homme qui vivait dans une forêt et qui avait élu domicile à l'intérieur d'un éléphant, il l'avait vidé de tous ses organes ; l'éléphant a séché et il dormait là dedans, j'improvisais, j'inventais, j'avais une sorte de passion pour les images qui se succédaient. Je mentais, je mentais, le mensonge était pour moi (dès lors qu'il s'agissait de l'ordre de l'imaginaire) quelque chose d'assez courant. C'est pour cette raison qu'à l'heure qu'il est maintenant, je me dis que le cinéma était le plus beau mensonge pour dire la vérité, il faut inventer des mensonges et voir à quel point ils se confondent avec la vérité, et c'est là que je me suis rendu compte que le cinéma était la plus belle chose qui puisse exister sur terre.

Hamid Aïdouni : La seule ?

Jillali Ferhati : J'ai toujours été dans ma tête un écrivain frustré, j'ai essayé d'écrire mais par diapositives, donc par plans. Je me suis rendu compte aussi que j'étais un peintre frustré, dans la mesure où je peignais mais je n'ai jamais exposé. Mon rêve est de construire ma propre maison, chose que je n'ai pas encore faite, je dessinais des maisons assez fantastiques Donc, j'ai réuni toutes mes frustrations dans le cinéma, et j'ai trouvé mon bonheur là dedans, où je pouvais réunir toutes ces frustrations, je pouvais les rendre réalité ne serait-ce que le temps d'un long métrage.

Hamid Aïdouni : Le cinéma, serait-il alors, pour emprunter un jargon psychanalytique, une compensation ?

Jillali Ferhati : Parler de compensation, c'est parler d'un manque. Le manque en général c'est dans le sens du sentiment pour l'autre, quelque chose qui te mutile. Moi, je trouve que le cinéma est beaucoup plus. Moi, je pense qu'il y a une nuance, au lieu de dire compensation, je dirai plutôt continuité, on ne remplace pas, mais je me prolonge, et en me prolongeant, je me retrouve. La compensation serait de dire : "je ne fais pas de film, je fais un téléfilm, ou une pièce de théâtre". Je suis un homme de théâtre au départ. Bon, il y a cette contingence qui me le permettrait.

Hamid Aïdouni : Le théâtre semble représenter beaucoup de choses dans ta carrière de cinéaste, dans ton œuvre, dans ta vie. Que représente t-il au juste pour toi ?

Jillali Ferhati : C'est tout. Parce que je me suis rendu compte qu'en fait j'avais une notion de l'espace que je filmais, et que je déthéâtralisais, mais ne restais pas moins dans ma façon de me mouvoir, de m'agiter, espace théâtral. Je trouvais, sans pour autant qu'ils soient théâtraux, que mes comédiens sont des tragédiens dans mes films, et c'est là que je trouve que le théâtre m'a été d'un grand apport parce qu'à aucun moment je n'ai fait cette dichotomie radicale entre ce que j'ai vécu, ce que m'a apporté le théâtre et ce que je suis en train de vivre dans le cinéma. Et j'ai trouvé la formule, pour le confort cinéma théâtre, je me dis qu'au cinéma, c'est moi qui choisis le plan, au théâtre, c'est le spectateur qui choisit le plan. Il a cinq personnes sur scène, il a un plan d'ensemble et puis tout d'un coup il se fixe sur quelqu'un, il fait un gros plan.

Hamid Aïdouni : On relève une part d'autobiographie dans tes films, est ce que tu te racontes dans tes films ?

Jillali Ferhati : Oui et non, il y a une part de vérité effectivement, mais comme je suis quelqu'un qui s'apparente facilement aux autres, j'ai du mal à dire que je fais des films autobiographiques. Inévitablement, en parlant de moi, je parle des autres, parce que je ressemble à tout le monde, en fait à beaucoup de personnes. Je ne fais pas de ma personne une exception, je fais partie intégrante d'une quotidienneté, donc automatiquement je ressemble aux autres, ou les autres me ressemblent.

Hamid Aïdouni : En racontant les autres, on se raconte aussi un peu.

Jillali Ferhati : Surtout ça, c'est là où on rejoint une sorte d'autobiographie plurielle, une sorte d'autobiographie multiple. Le cinéma ne peut pas être Un. Il y a d'abord l'équipe qui t'empêche d'être Un. Je dirai, la seule chose qui puisse te parvenir et qui soit tienne, c'est quand tu la penses. À partir du moment où tu la penses et tu la fais joindre aux autres, elle est autre, ce n'est plus de l'autobiographie, parce que chacun y trouve du sien. Je pense que dans tous mes films, qu'ils plaisent ou ne plaisent pas, il y a des moments où les gens prennent leur part, s'y retrouvent. Donc, je ne suis plus autobiographique. L'autobiographie, je crois qu'elle est plutôt narcissique, je suis quelqu'un que le narcissisme dérange énormément. Je deviens maladroit quand je me retrouve avec mes propres défauts ; je ne peux pas être objectif, je ne peux pas…

Hamid Aïdouni : L'autobiographie n'est pas forcément une transposition de faits réels.

Jillali Ferhati : C'est tout ce qui émane de toi. Si je garde beaucoup de choses, beaucoup de signes, il y a beaucoup d'éléments, beaucoup de références, de points de repères. Quand il m'est donné de revoir mes films (quand je m'efforce, parce que j'ai du mal à revoir mes propres films, parce que je me revois), j'ai mes repères, les repères dans mes films sont moi. Il y a ceux qui me sont proches, ou ceux avec qui j'ai beaucoup d'affinités, ceux avec qui je partage l'humour qui est très important, fait qu'il peuvent me deviner, mais je ne donne pas une partie de moi en l'exhibant, elle est là en filigrane.

Hamid Aïdouni : J'aimerai bien que tu m'expliques Jillali comment tu concilies cette position qui inscrit ta production cinématographique à la fois dans le cadre de la tradition d'un cinéma d'auteur et qui réclame en même temps la nécessité de faire du cinéma un travail de groupe. Ce travail de groupe est pour toi essentiel.

Jillali Ferhati : Effectivement, les techniciens, les comédiens, sont là à te demander ce qu'il faut faire… les enseignements. J'ai une façon d'être avec l'équipe, qu'elle soit artistique ou technique. Je fais tout pour qu'elles s'impliquent. Il y a toujours une réunion avant le tournage et je leur dis : "il est temps pour ceux qui ne veulent pas tourner ce film de partir. Voilà dans quelles conditions on va tourner, voilà ce qu'on va tourner". Je ne trompe personne, je ne trahis personne, tous ceux qui s'engagent, s'engagent pleinement, je suis encore dans l'honnêteté totale, ce que j'ai envie de montrer doit être honnête, et à partir de là, il y a le fait que le comédien, le technicien, je le motive. Il comprend que la peine qu'on se donne pour ce plan n'est pas vaine, si on doit le faire de cette façon.

Hamid Aïdouni : Et qu'est ce que tu retiens de cette expérience, comment cette méthode de travail est-elle perçue par l'équipe ?

Jillali Ferhati : J'étais venu (quand j'ai tourné Brèche dans le mur) avec plein de scénarios. Je voulais en donner à tout le monde, mais on me l'a déconseillé parce qu'il y avait les trois quarts qui ne savaient pas lire un scénario. Je croyais dans ma tête qu'au lieu de raconter l'histoire à chacun, il valait mieux donner le scénario à chacun et qu'il le lise. Le donner à lire à tous les techniciens, à tout le monde, chose qui doit exister, tout le monde doit savoir ce qu'il doit faire. C'est comme ce qui se passe au théâtre, dans 90% des cas on donne au comédien seulement le texte, le rôle, les pages où il doit parler. Et cela me semble être une autre trahison au comédien. On joue un sale tour au comédien, c'est-à-dire on lui apprend à apprendre son texte, on ne lui apprend pas à connaître une histoire, il ne sait pas dans quel récit il s'insère. Il n'y a aucune sincérité qui se fait et ça, pour moi, est primordial. Pour revenir à La Plage des enfants perdus, j'avais fait mon casting : ma sœur, Safia Ziani et Mohamed Timoude. Et un cinéaste, dont je tairai le nom, me dit : "tu sais, tous tes comédiens sont moches". Moches pas dans le sens de laideur, des canons de la beauté. J'étais vraiment, pas déçu, mais avec cette impression de t'évanouir, parce que tu ne veux pas entendre. J'ai trouvé cela lamentable, et je crois que dans La Plage les comédiens sont d'une beauté extraordinaire, parce que je ne parle pas avec des visages mais avec des sentiments. On vient à cette façon d'aborder des personnages, un personnage est ce qu'il est, il est pris dans l'engrenage. Quand j'ai entendu cette réflexion de la part de ce cinéaste, j'ai été sidéré, on ne peut pas faire du cinéma avec cette façon de voir.

Hamid Aïdouni : À propos de Souad, elle n'a plus joué avec toi depuis La Plage des enfants perdus. As-tu fini par céder à cette critique, sans fondement d'ailleurs, qui te reprochait de faire appel à ta sœur dans le rôle principal ?

Jillali Ferhati : Elle n'a pas joué dans Chevaux de fortune et Tresses. Souad, dans Poupées, ne traînait pas avec elle des tiroirs. Souad tombait des nues. Lorsqu'elle a accepté, elle m'a dit : tant pis pour toi. Elle voulait m'aider, mais elle n'a jamais fait de théâtre.
Pourquoi je l'ai prise ? Parce qu'elle était une cinéphile inconditionnelle. Elle avait, très jeune, un carnet où elle marquait tous les films qu'elle avait vus, le réalisateur, le comédien, son idée. Quand on parlait, je sentais qu'elle parlait d'une certaine comédienne avec une certaine justesse. C'est ça ; je me suis dit, je dois faire ce film avec elle, et dans La Plage, je n'ai pas du tout été trahi.
Il y a des comédiens, des personnes comme Souad ou Salima Belmoumen qui bouillonnent de l'intérieur, pas exhibitionnistes du tout, mais quand elles explosent c'est pour de bon.

Hamid Aïdouni : Chacun de nous a un passé de spectateur et de lecteur. Et le plus souvent, ce passé ne représente pas seulement une référence, des balises pour le présent. Cela nous permet de rêver et d'imaginer une généalogie imaginaire.

Jillali Ferhati : Je suis un autodidacte dans le domaine du cinéma, je suis un homme de théâtre. Je suis donc un enfant adoptif. Une généalogie imaginaire ? Je parlerai de Bergman, de Fellini. Dans la littérature américaine, Herbert Selby Junior, Edwards Halbi, Tennessee Williams, Faulkner, Burroughs. Pour moi, Maupassant, c'était un écrivain du merveilleux, il était très proche de la science fiction et il n'en faisait pas. Il y a un autre que j'aimais beaucoup aussi : c'est Bradbury qui est aussi dans le fantastique et le merveilleux, mais à des degrés autres. Il est plus dans la science fiction que Maupassant. Maupassant, c'est fabuleux, Le horla de Maupassant est quelque chose qui m'a toujours nourri ; Zola aussi.
Parallèlement à la littérature qui était scénarisé, il y avait La Rochefoucauld qui traînait son pessimisme et qui m'a toujours nourri. Pour moi, il était fantastique ce gars là. C'est comme si quelqu'un te disait : attention, tu es dans les sentiers battus, soit original. C'est par la suite que je me suis rendu compte qu'il m'a été utile,
La littérature ? Malheureusement on n'a pas encore résolu la problématique de l'image mais il n'en est pas moins que c'est quelque chose qui m'a toujours nourri. À l'heure qui l'est, je lis nettement moins pour ne pas dire pas du tout.
C'est pourquoi, lorsque je parle de Abdellatif Laâbi et que je dis qu'il est difficilement adaptable dans Le Fou d'espoir (ou Le Chemin des ordalies), (roman, Eddif, Casablanca, 2000), je me demande à quel point j'ai tort de dire ça, parce que le jour où le public apprendra à voir un film dans son contexte, sans avoir de repères, apprendra à voir un film avec ses propres points de repères, je crois que ça irait nettement bien. Ceci arrangerait bien les choses, sans qu'il y ait compromis par rapport à ce que nous allons faire.

Hamid Aïdouni : Et que représente la littérature marocaine dans tout cela ?

Jillali Ferhati : Je me suis toujours plaint du manque de souffle dans le récit et la narration. Le roman a une importance certaine, au bout d'un certain temps dans ce roman on perd le fil et on entre dans des considérations qui n'appartiennent pas au cinéma. Donc, je me dis, si je prends un livre que j'ai envie d'adapter pour faire un long métrage, je me retrouve avec un court métrage, un long court métrage, il y a une histoire qui a quelque chose et puis ça part dans tous les sens, et le sens qui a le plus de présence, c'est celui de la réflexion. Le cinéma c'est de l'image, la réflexion reste pour le public, je crois que le cinéma donne à réfléchir. Donc, j'ai envie d'adapter un roman marocain. J'ai lu pas mal de choses, le problème reste pratiquement le même.
La sincérité de l'image est en cause. Je me souviens d'un sujet que j'ai eu au Bac en philo et c'était (je vais te le réciter par cœur) : personne n'est sujet à des fautes que ceux qui n'agissent que par réflexion. Plus tu réfléchis, plus tu es dans l'erreur. Et moi, je me dis, le cinéma pour moi, c'est ce qui te mord les tripes, il ne faut pas réfléchir le cinéma, il faut le sentir.

Hamid Aïdouni : Ne peut-on pas dire la même chose pour la littérature ?

Jillali Ferhati : La littérature a des lois qui sont beaucoup plus draconiennes que le cinéma, les gens de la littérature se plient davantage, sont beaucoup plus à la merci des lois que les gens du cinéma.

Hamid Aïdouni : Heureusement !

Jillali Ferhati : Les gens du cinéma peuvent se montrer beaucoup plus fantaisistes que leurs collègues écrivains. Il y a tout ce jeu, mais c'est tout aussi magnifique la littérature et le cinéma.

Hamid Aïdouni : À quelques exceptions près, les rencontres du cinéma marocain avec la littérature ne sont pas des plus réussies. Il faut avouer que le champ littéraire marocain comprend des noms et des titres, je dirai, adaptables.

Jillali Ferhati : J'ai vu un film, pour rester dans la littérature, c'est Le Maître et Marguerite de Boulgakov, le film m'avait fasciné…, j'ai lu le texte, je tombais des nues, voilà un livre qui se prête au cinéma, il n'est plus cinéma, il y a des choses comme cela.

Hamid Aïdouni : Il y a aussi Le Nom de la rose.

Jillali Ferhati : Mais il faut voir qui est derrière aussi, cela joue énormément. Jean Jacques Annaud est quelqu'un que j'aime beaucoup, c'est peut être un des cinéastes français que je respecte le plus. Il est sorti du train train télévisuel du cinéma français, à savoir manger devant la télévision, séquences des scènes d'amour, se cracher sur la gueule dans un jardin. C'est les séquences qu'on voit : au bord d'un lac, il y a des choses qui dérangent. il y a très peu de cinéastes à l'heure qu'il est qui peuvent prétendre défendre le cinéma français et maintenir le cinéma français à cette place. Autant j'ai beaucoup appris de Renoir et de Duvivier, autant à l'heure qu'il est, le cinéma français qui s'américanise petit à petit (mais avec cette timidité gauloise) ne m'apporte pas grand chose.
J.-J. Annaud est revenu au cinéma français avec Marguerite Duras, puis il est reparti. L'Ours pour moi est un film fabuleux. Il te réconcilie - c'est ce qui est fantastique dans le cinéma - avec cette vision de l'enfant que tu as perdu. Tout en étant adulte, tu regardes un film avec des yeux totalement dénudés de préjugés autres. Tu vois un animal bouger, s'animer ; il est blessé, c'est tellement humain que tu ne peux avoir que des yeux d'enfants en fait.
Ce qui est extraordinaire avec ce film, c'est que lorsque tu sors, tu te sens encore plus adulte, c'est ce qui me fait dire : on ne raconte pas un film avec ces Matrix qui montent. L'Ours, un comédien ou deux qui étaient fantastiques, voilà ce genre de cinéma qui me plait. Indochine me plaît aussi.

Hamid Aïdouni : Qui te plaît et qui marque aussi ton travail, ton esthétique.

Jillali Ferhati : Je crois que c'est une séance de cinéma Et c'est cette sensation là que je veux raconter : voir un film qui te procure comme une sorte de sérénité et un drame, et tu y crois. Ce cinéma fait de simplicité. Ce que je trouve extraordinaire chez Bergman, il y a plein de détails, tu as l'impression qu'ils n'y sont pour rien.
Un film qui me respecte me plaît, parce qu'il me raconte quelque chose qui me respecte. Et en même temps, il y a un fabuleux respect de l'esthétique, et c'est ça qui est extraordinaire. Tu vois un film et le cadre, il est, tu es pleinement pris et satisfait, tu vois tout.
Le plus beau des cadres est celui où tu peux deviner ce qui est en dehors du cadre, là, tu as capté l'essentiel, alors que l'essentiel, on dit souvent que c'est ce qui est au centre du cadre. Il n'y aurait jamais de centre si tu n'arrives pas à voir les circonférences, c'est des choses comme cela…
Raconter une histoire est à la portée de tout le monde, mais mon souci c'est de pouvoir faire un petit pas vers ces cinéastes que j'ai adoré. Il y a des affinités qui font que tu ne peux faire que ce cinéma là.

Hamid Aïdouni : D'autant plus que dans la production artistique, qu'elle soit cinématographique ou littéraire, se croisent et se neutralisent des intertextes et des interfilms qui ont une double fonction, pour le spectateur, c'est des règles de reconnaissance, et pour le cinéaste, comme tu le dis, une revendication de ces affinités électives.

Jillali Ferhati : Je suis à 1000% d'accord avec toi. Pourquoi ? Parce que j'ai toujours pensé que l'imaginaire [… hésitation], je propose d'ailleurs de remplacer le concept d'imaginaire, d'imagination par autre chose. Au lieu de dire un imaginaire ou une imagination, dire un esprit imaginatif, c'est-à-dire esprit de synthèse. Pour moi, l'imaginaire, en fait, est un ramassis de petites réalités qu'on a perdu de vue, qui se confondent et qu'on retrouve, qu'on ne reconnaît plus, et qui reviennent comme des idées nouvelles
Je crois que lorsque je fais un film, je me dis : je n'ai rien inventé en fait, le seul mérite qui pourrait me revenir, c'est que j'ai eu le courage et la patience de réunir toutes ses idées, toutes ces choses perçues dans le passé et recréer autre chose. C'est comme dans les restaurants, ce sont des choses qu'on récupère et qu'on transforme.

Hamid Aïdouni : On parle depuis une dizaine d'années de la réconciliation du public marocain avec son cinéma national. Ce point de vue est corroboré par les succès des années 90 qui ont permis le retour du public aux salles de cinéma désertées.

Jillali Ferhati : Ce qui fait peur au Maroc, c'est que le public ne suit pas forcément l'évolution du cinéma. Il reste pris dans certains repères. Quoiqu'il en soit, c'est un cinéma dont on a besoin. Je crois qu'on est pris dans le piège du public au Maroc actuellement. Il y a une sorte de paresse qui s'installe au niveau de l'imaginaire et dans la créativité qui fait qu'on se contente de ce qui pourrait bien plaire au public. C'est tout à fait légitime, il y a des contingences qui ne pardonnent pas. Je conçois parfaitement un peintre devant son tableau ; il peut faire deux expositions, celle qui marche et celle qui ne marche pas. Mais je ne vois pas du tout un cinéaste faire deux films, un qui marche et un qui ne marche pas
Cela s'insère dans une logique de survie, le cinéma ne rapporte pas des masses, si en plus il faut faire un film d'auteur au Maroc, c'est du suicide. Si tu fais un film qui ne plait pas au public, tu es taxé de quelqu'un qui fait des films pour les autres, c'est-à-dire pour l'extérieur.
On est pris dans un piège. Le cinéaste se laisse automatiquement hypnotiser par cette paresse de non réflexion.
C'est bien, mais en même temps, pas du tout salutaire à une cinématographie naissante. Si on avait dès le départ mélangé les genres, le public aurait accepté tous les courants, cette panoplie, toutes les variétés. Sur quatre films faits, il y en aurait deux qui appartiendraient à un courant et les deux autres à un autre.

Hamid Aïdouni : Mais il y a ceux qui parlent au nom du public, qui en sont le porte parole.

Jillali Ferhati : Le public est imprévisible, on ne le connaît pas.

Hamid Aïdouni : Pourtant la critique joue ce rôle ou a la prétention d'être porte parole du public.

Jillali Ferhati : La critique ? Il faut dire qu'elle a fait beaucoup de torts et au cinéma et au public, quoique les cinéastes lisent beaucoup plus les journaux que le public. Ce n'est pas parce qu'il y a un bon papier dans un journal, que les gens vont au cinéma. Il y a ceux qui sont beaucoup plus médiatisés que les autres.

Hamid Aïdouni : Il faut aussi avouer qu'il ne suffit pas de faire un bon film aujourd'hui, il y a tout un travail de marketing qui ne relève pas forcément des prérogatives du réalisateur.

Jillali Ferhati : Tu as tout ce qui entoure le film, avant et après, choses qui n'ont rien à voir avec le film. Il est évident que ce qui fonctionne, c'est le bouche à oreille. C'est un phénomène qui peut être des plus bénéfiques comme il peut être des plus désastreux.

Hamid Aïdouni : C'est à dire ?

Jillali Ferhati : Moi, je trouve que le public marocain est imprévisible. Un simple fait divers n'a pas fonctionné auprès du public. J'ai pensé que c'était un film qui pourrait marcher auprès du public, déclencher quelque chose, parce que le film est tout le temps une sorte de clin d'œil… comment dirais-je, à moitié endormi. Il n'a pourtant pas fonctionné, alors que j'ai vu d'autres films à peine potables et qui fonctionnent. C'est inexplicable. Lorsque je dis que le public est imprévisible, je n'ai plus de données, je n'ai plus de recettes. Je persiste à croire qu'en faisant mes films tel que je l'entends, je pense être compris un de ces jours.

Hamid Aïdouni : Est-ce que tu ne penses pas Jillali que les cinéastes eux-mêmes ne contribuent pas à asseoir une tradition, des règles de lecture nécessaires pour le développement d'une cinématographie nationale. Je voudrais soulever juste une question autour de la référence de nos films à des genres cinématographiques. Lorsqu'on réalise un film d'aventure, on doit nécessairement faire appel (que ce soit au niveau de l'écriture de scénario ou de la réalisation) à des règles du genre, des moules. J'ai l'impression qu'au Maroc, chaque film est unique, refusant de se référer à des règles universellement reconnues.

Jillali Ferhati : Il est prématuré chez nous de parler de genre, par rapport à un pays où le film est un produit. Dans un pays comme le nôtre, je crois que règne une sorte d'anarchie totale. Notre cinéma se fait dans l'anarchie totale, rien ne régit rien. Il y a un fonds d'aide qui est plus ou moins bâtard ; un tel jour il favorise tel, un autre, il favorise tel autre. Il y a une sorte d'anarchie qui s'établit, des irrégularités, dans le sens où un film qui a eu parfois le soutien du fonds s'avère être un film… [Jillali Ferhati hésite, cherchant ses mots]
Où sont les critères ? Qui sont les gens qui doivent choisir, qui fait quoi ? Donc, il y a une sorte d'amalgame dans le genre, si on doit parler de genre. On n'est pas suffisamment mûr pour négocier tout cela.

Hamid Aïdouni : Il faut dire également qu'on n'est pas mûrs pour négocier pas mal d'autres choses. On parle aujourd'hui avec une certaine insistance de l'urgence d'introduire et de travailler avec le numérique. J'aimerai bien savoir comment Jillali aborde cette question, lui qui est considéré par les critiques comme un artisan de l'image.

Jillali Ferhati : Il y a des gens qui ne veulent plus tourner en 35 mm, qui veulent tourner en numérique. Maintenant, il y a de nouvelles techniques qui vont entrer en compte, donc il faut qu'on soit à la page. Le cinéma ne se fait pas seulement (ne se fait plus) avec le 35 mm. En France, les tables de montage 35mm, on les vend comme des petits pains. Il y a beaucoup de choses qui doivent être prises en compte, il faut qu'on soit au courant des choses.

Hamid Aïdouni : Oui, mais j'ai l'impression que le débat sur le numérique est tout simplement une concession à la mode et un moyen pour contourner les véritables problèmes du cinéma marocain.

Jillali Ferhati : Ma crainte est la suivante : j'ai bien peur que les gens prennent le numérique comme une solution de facilité. C'est une grande crainte. Moi, mon rêve, c'est de pouvoir tourner en numérique, mais avec les préoccupations du 35 mm, c'est à dire ne pas me laisser aller à la facilité.
Le numérique est une chose pratique, il ne faut pas confondre le pratique et l'utile. Le 35 est beaucoup plus utile. Avec le numérique, il y a la pratique qui s'installe : moins de techniciens, d'éclairage, il n'y a pas de pellicule, etc.
Mais le problème qui s'installe avec le numérique c'est qu'entre celui qui fait l'image (à savoir le directeur de la photo) et celui qui la conçoit (c'est à dire le réalisateur), il faut la lumière qu'il faut. Ce n'est pas parce qu'on peut tourner avec moins de lumière qu'on peut tourner sans éclairage.
Il y a une autre réflexion qui s'installe et qui peut te prendre un certain temps. Évidemment, tout cela, quand tu veux faire un film avec les mêmes principes, à savoir, j'aime ce que je fais donc je le fais comme ça… Il y a des gens qui vont gagner beaucoup de temps avec cela, quand on dit temps dans le cinéma, cela veut dire beaucoup d'argent

Hamid Aïdouni : Ton prochain film sera donc tourné avec le numérique

Jillali Ferhati : Je vais certainement tout faire pour tourner avec le numérique, je ne sais pas quand, avec le prochain ou avec un autre. Je prendrai toutefois le temps qu'il faudra pour soigner mon image. J'aurai l'avantage de ne pas avoir de pellicule à gaspiller, donc, c'est un souci de moins. Cela ne veut pas dire pour autant que je la prends comme solution de facilité.

Hamid Aïdouni : Je crois Jillali que tu as, qu'on a eu, la chance de grandir à Tanger, cette ville frontière où se séparent et se rejoignent l'Afrique et l'Europe, l'Occident et l'Orient, le Nord et le Sud, la pauvreté et la richesse, cette ville multiple, polyphonique, rebelle. Lorsque tu te ballades dans ses rues, tu sens que le temps n'a pas pu effacer les traces de ses maîtres (éphémères) : Phéniciens, Carthaginois, Romains, Berbères, Arabes, Espagnols, Portugais et bien d'autres. La colonisation lui réserve un statut particulier. La Convention de Paris (18 décembre 1923) fixe son statut et la déclare "Zone d'administration internationale". Delacroix, Matisse, A. Dumas, G. Stein, P. Morand, Capote, Tennessee Williams, Paul et Jane Bowles, Pierre loti, J. Kessel, Aaron Copland, J. Genet, Gore Vidal, Brion Sin, Marc Twain, J. Goytisolo... sont quelques uns des peintres, musiciens, artistes, écrivains qui sont venus y chercher refuge et inspiration. Matisse découvre une "lumière aurorale" et annonce à ses amis avoir trouvé "le paradis des peintres". Paul Morand est fasciné par la ville internationale, un véritable paradis fiscal. Manouche raconte dans ses souvenirs l'image qui la fascine le plus:
"C'était pas une cité dortoir, Tanger, mais une cité bordel... des pédés par nuées". Pierre Malo est attiré par l'aspect exotique de la ville:" Nulle ville au monde n'est plus séduisante et, dans un sens, plus mystérieuse, changeante, multiple, insaisissable, toujours prête à vous accueillir.
La Casbah, le Petit et le Grand Socco, le port, la région de Tanger ont servi comme décor à une cinquantaine de films américains, français, espagnols. Pourtant, quelque part Tanger reste insaisissable, rebelle à une mise en images. Toi même tu dis à ce propos que Tanger "refuse la mise en scène et la mise en images parce qu'elle se sent ciné génique". Toi même comme beaucoup d'autres, tu es né à Khémisset, mais on ne peut aujourd'hui parler de Tanger sans parler de Jillali Ferhati. L'étranger ne semble pas exister à Tanger, ou du moins nécessite une nouvelle définition, une approche autre de l'altérité. Et puis il me semble qu'on ne vit pas à Tanger mais on vit Tanger.

Jillali Ferhati : Lorsque tu dis qu'on ne vit pas à Tanger mais qu'on vit Tanger, on est en plein dans le cinéma. C'est là que je pourrai dire en toute quiétude et en toute humilité que Tanger ne se laisse pas se mettre en scène, c'est une ville qui est ciné génique. Chaque ruelle de Tanger [… hésitation], chaque fois que je passe sur le boulevard, j'ai l'impression qu'aucune rue ne ressemble à une autre, chacune a une ambiance particulière, avec toutes ses activités, toutes ses festivités, ses divertissements. Tanger est une panoplie. Je me souviens, il y a une équipe française qui était venu tourner à Tanger, il y a assez longtemps. J'étais assistant réalisateur ; je les ai convaincus, tiens-toi bien, qu'ils pourraient tourner des ruelles de Bombay à Tanger

Hamid Aïdouni : C'est extraordinaire !

Jillali Ferhati : Oui, c'est extraordinaire ! Parce que Tanger s'y prêtait. Je les ai emmenés dans des ruelles de Tanger qu'on a tout simplement maquillé des affiches de films, et des passes de personnages. On a tourné les jardins du Taj Ma Hal dans les jardins du Consulat d'Espagne.
Pour moi, Tanger s'y prête parce que c'est une ville comédienne. Elle a la chance d'avoir vécu ce statut de ville internationale qui a fait d'elle une ville polyglotte qui peut s'habiller autrement, qui peut se comporter comme les autres qui ne soient pas du même coin. Il y a cet avantage, mais je l'ai toujours dit, je n'ai aucun mérite à filmer Tanger parce que Tanger s'y prête. On me dit, mais pourquoi Tanger est si belle dans tes films ? Je leur dis : Tanger, c'est comme la comtesse aux pieds nus. Elle refuse d'être laide quand tu la filmes, elle te propose toujours son beau profil. C'est le rapport que j'ai avec cette ville, moi qui viens de Khémisset. Étant né à Khémisset, à l'âge de deux ans je suis venu à cette ville, j'ai grandi avec l'espagnol, le français, l'arabe, et moi berbère chez moi.

Hamid Aïdouni : Un véritable chassé croisé comme dirait Abdelkébir Khatibi.

Jillali Ferhati : Je dirai un verger multi fructifère. Tu grandis avec des pensées parallèles, une façon de voir, une façon d'agir, une façon d'être. Dans des moments précis, tu réagis, quand tu grandis dans une atmosphère pareille, tu ne peux que rendre grâce à cette ville qui t'a permis tout cela, puis Tanger pour moi, c'est elle qui a fait ce que je suis. C'est un studio à ciel ouvert.

Hamid Aïdouni : Est ce que tu ne penses pas avec moi que l'intellectuel tangérois a un statut particulier. Mohamed Choukri par exemple se présente ainsi : "je suis un écrivain tangérois. Je ne suis pas un écrivain marocain, parce que je découvre le Maroc comme les touristes".

Jillali Ferhati : À Tanger, on a toujours vécu avec cette sensation de mise à l'écart. Il y a un gars qui fume son joint et puis on veut l'emmener. Il leur dit, mais qu'est ce que vous faites, je suis un citoyen espagnol, je suis déjà là-bas. Parce qu'à force de regarder si loin à travers leur fumée, les gens du nord ont toujours pensé émigrer vers le Nord. Il y a une sorte de voisinage qui est tellement étroit, puis avec cette télévision toujours présente, il y a une sorte de familiarité qui s'installe dans l'inconscient, on ne se connaît pas mais on se connaît. On se familiarise avant de se connaître. Quand on se cherche, on est déjà de la famille. Il y a cette notion dans la tête de toutes les gens du Nord qui fait qu'on s'est toujours senti (pendant fort longtemps), je ne dirai pas délaissés, mais senti que les urgences étaient ailleurs. Et c'est pour cette raison qu'on a eu tout naturellement une sorte de penchant nordique, alors qu'on est déjà au nord du Maroc. Et le nordique pour le nord du Maroc c'est déjà le détroit, c'est au delà des vagues, c'est là je crois que la réflexion de Choukri est un peu réaliste.

Hamid Aïdouni : Il y a aujourd'hui une présence importante de cinéastes originaires ou travaillant au Nord, il y a une dizaine d'années on avait même avancé la naissance d'une école de Tanger. Quel dénominateur commun peu-il y avoir entre les cinéastes de Tanger et du Nord en général.

Jillali Ferhati : Il y a la lumière, il y a le Nord, il y a la géographie physique. Ce qui est sûr c'est que le cinéaste marocain lutte pour voir cette cinématographie, l'une des cinématographies reconnues. Parler d'une école du nord, c'est un peu prématuré, c'est comme un championnat de foot avec 3 équipes. On ne peut pas d'emblée créer une rivalité ou une équipe dans une cinématographie encore naissante. Si on doit parler du Nord, il y a une luminosité qui, le caractérise, encore faut il pouvoir la déceler…

Hamid Aïdouni : Le Festival National de Tanger a vu l'émergence d'une nouvelle génération de cinéastes marocains venus d'ailleurs. Tu penses - comme tu l'as déclaré dans le cadre du colloque organisé en 1997 par les Amis du Cinéma et le Groupe de recherche sur le Cinéma et l'Audiovisuel de la Faculté des Lettres de Tétouan - que (je te cite) "le cinéma de l'immigration est un cinéma qui semble quelque part altéré par l'Occident, altéré par un système de production qui mène à une sorte de conformisme."

Jillali Ferhati : Ali Zaoua ne répond-il pas à ça ?!

Hamid Aïdouni : Tu continues et tu dis : "les films issus de l'immigration m'ont déçu et m'ont vraiment fait mal parce qu'ils cherchent à répondre à des critères qui ne peuvent être que néfastes, surtout vus de ce côté ci".

Jillali Ferhati : Le cinéma, c'est de l'émotion, c'est ce cinéma là qui me plaît. Le cinéma c'est quelque chose avec qui je peux dialoguer, dialoguer constamment sans déranger le film, ni le spectateur que je suis. Moi j'ai horreur des films que je vois et être appelé à faire des réflexions. Ma nourriture c'est que tu m'apportes une autre vision, différente, automatiquement exotique, étrangère mais une autre vision.

Hamid Aïdouni : Dans quelle mesure, tu te considères comme cinéaste méditerranéen ? Peut-on parler de la méditerranéité de ton cinéma ?

Jillali Ferhati : Dans mes couleurs, c'est indéniable, le bleu est tellement prédominant, je suis tellement proche du bord de la mer. Par contre, du moins c'est une tendance, j'essaie d'être universel dans mon propos. Quand je repense mes films, je crois que je l'ai toujours été, une femme violée n'est pas propre à la Méditerranée …
Mon propos est universalisé, je ne crois pas que je suis en train de faire du local. Ce qui dérange chez les Occidentaux, c'est quand il voit un palmier, un chameau, ils commencent déjà à être déroutés, ils se disent : c'est un film qui vient d'ailleurs, je ne crois pas qu'il le ferait avec Bergman.
C'est cela qui me désole dans la vision de l'Occident, elle marque une scission entre les différentes cinématographies. J'ai hâte à ce qu'on parle un jour de cinéma marocain. Lorsqu'on parle de cinéma suédois, espagnol, français, on parle de spécificités, de données, des empreintes qui sont là, qui ne peuvent être d'ailleurs. Ce n'est pas parce que c'est les couleurs, il y a quelque chose qui différencie. C'est comme pour le marché commun : il y a quinze ou seize pays, il y a tellement de choses qui les relient, mais ils sont tous différents.
Pourquoi ne fait-on pas un effort dans ce sens là concernant le cinéma. En plus, ce qui est assez malheureux dans le domaine de la cinématographie internationale c'est qu'on doit automatiquement mettre au Sud ceux qui n'appartiennent pas à cette terre méditerranéenne, alors que le cinéma est universel…

Hamid Aïdouni : La femme, le viol, la tolérance, semblent être des choix thématiques qu'on retrouve dans tous tes films. Il me semble que chaque fois que tu traites de la violence tu le fais avec une extrême tendresse. On retrouve encore une fois cette thématique du viol et cette constance dans le traitement.

Jillali Ferhati : Je poserai la question à quiconque : qu'est ce qui pourrait être le plus humiliant pour un être ? C'est d'être violé. Je ne parlerai pas des hommes ; c'est le suicide. Violer un homme dans une société surtout comme la nôtre, c'est tuer avant terme.
Une femme qui aspire à être mariée vierge, tu la violes, tu la tues. Il y a le meurtre ; le meurtre commence là. Tu assassines tout, je veux dire le viol physiquement n'a plus d'importance. Là n'est pas le viol. C'est pour cette raison que je ne l'ai pas montré dans le film, parce que le physique ne m'intéresse pas, elle a été violée et bien essayons de voir ce qui se passe à l'intérieur,

Hamid Aïdouni : L'impact sur le spectateur a été plus fort.

Jillali Ferhati : Oui, mais c'est ce qui m'intéresse. Le Palestinien avec son fils, Mohamed Dorra, je l'ai vu mille et une fois à la télévision. Que ce soit la Marocaine, l'Espagnole, l'Anglaise, l'Allemande, je n'ai jamais pu la voir cette image. Je ne peux pas avoir, je n'ai pas accès à la violence. Le seul accès que j'ai, c'est dans l'autre sens. C'est ce que pourrait produire la violence sur moi, je la sens autrement, et je suis beaucoup plus atteint que si je l'avais vu comme ça. Parce que je peux imaginer mille et une choses. C'est pour cette raison que j'ai fait une ellipse sur le viol et j'ai toujours expliqué que le bris de la glace c'est la défloration, c'est l'hymen qui est brisé. Le viol a commencé bien avant, c'est à dire quand le gars a eu l'idée dans sa tête, c'est déjà le viol. Pourquoi le montrer par la suite ?
Donc, tout cela fait que le viol je pourrai l'appeler autrement : agression. Il y a agression, cela me permet de passer outre l'agression et de me fixer sur les conséquences. C'est l'irréparable, et c'est les conséquences qui m'intéressent
Bon, j'aurai fait un film avec le viol, et j'aurai eu des recettes, tu comprends, je l'avais décrit dans mon scénario, il y avait un mouvement et du coup je me suis contenté de cela.

Hamid Aïdouni : Tout est déjà là, concentré.

Jillali Ferhati : Oui, concentré, avec cette main qui caresse et il y a les affiches du père avec tous les slogans. Ce qui est malheureux, c'est que le spectateur n'a pas le temps de voir cela, le spectateur se dit : et alors, quand va t il la déflorer ?! Il y a des choses qui se succèdent dans la tête du spectateur qui ne t'appartiennent pas, qui ne t'ont jamais appartenu, et ce qui est malheureux c'est que tu es seul devant 400.000 entrées. 40.000 entrées, c'est un miracle pour un film marocain et je tire chapeau à mes collègues qui ont pu faire ce score, moi, je les envie. J'avoue, je les envie. Ils ont fait les films qu'ils voulaient et ils sont arrivés là. Moi, j'ai fait le film que je voulais, j'ai raté le coach.

Hamid Aïdouni : Est ce un critère ?

Jillali Ferhati : C'est un critère dans la mesure où on peut enfin dialoguer avec le public.

Hamid Aïdouni

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