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La grande épreuve
Le grand Voyage, de Ismaël Ferroukhi
critique
rédigé par Ahmed Bouhrem
publié le 13/09/2006

Reda, qui attend de repasser son bac, est contraint de conduire son père au pèlerinage en voiture. Père et fils, que tout sépare (âge, culture, et tempérament), doivent alors cohabiter le moment d'une traversée, longue de cinq mille kilomètres. C'est la distance qui sépare la France, lieu du départ, des Lieux Saints de l'Islam. Une traversée à travers laquelle le cinéaste tente d'esquisser les contours des rapports père-fils, une sorte de synthèse, de condensé du conflit qui oppose en filigrane la première génération des émigrés maghrébins et la deuxième, née en France, à l'aube des années quatre vingt.
Le film commence presque en media res. La mère annonce à Reda la mauvaise nouvelle ; étant donné que son frère aîné est interdit de conduite, c'est lui qui accompagnera son père dans son voyage. Un début on ne peut plus tragique, s'il refuse il sera maudit et par sa famille et par son père, s'il accepte, il ne pourra pas passer son bac et par conséquent ratera toute une année, précieuse. Les deux alternatives ; le refus comme l'acceptation, l'un comme l'autre sera aussi lourd de conséquence. La décision est difficile et le temps presse En fait, Reda n'a pas vraiment le choix, il est devant le fait accompli, sous le coup de la fatalité "paternelle", qu'il doit subir, malgré lui. Reda se réfugie, alors, dans le silence et la résignation. Il n'a qu'à obéir, surtout que le voyage a pour destination la Mecque. Refuser c'est empêcher son père d'accomplir le saint sacrement, c'est commettre un sacrilège. La machine infernale est mise en marche et il ne peut l'arrêter.
Le voyage commence, les deux personnages comme deux prisonniers dans une cellule restent muets les yeux rivés vers la route qui disparaît sous les roues. Reda roule avec une vitesse à donner le vertige, voulant en finir au plus vite avec ce voyage, et le père semble méditer sa vie et s'impatiente d'arriver à destination. De longs plans larges et muets, ou presque, seul le bruit des roues qui engloutissent les kilomètres résonne dans les oreilles et vient rompre le silence, au cœur de la nuit. Les regards sont comme absents, ne se croisent jamais comme s'ils ont peur de se voir en face. De temps à autre seulement, ils se lancent à la dérobée des coups d'œil furtifs. La parole, l'échange est rare. Si le père parle c'est pour reprocher à son fils un excès de vitesse ou une distraction, à cause d'un coup de téléphone. Et si le fils réplique c'est pour vociférer sa colère contre un père qui freine brusquement, qui l'engage dans une mauvaise route ou parce qu'il lui a jeté son portable dans une corbeille. La parole ne sert pas leur communication, elle révèle, au contraire leur divergence, leur incommunicabilité et leur conflit. Un conflit qui culmine avec l'entrée en scène de Mustapha, le Turc barbu qui vient à temps, comme un deus ex machina, leur servir d'interprète auprès des douaniers Yougoslaves et les tirer d'une situation inextricable.
Les voilà repartis pour la Turquie, encore une fois la tension monte et pour cause ce Turc qui voulait faire son pèlerinage lui aussi, et que Reda a accepté de ramener avec lui. Le père se méfie de lui, et met en garde son fils, en vain. Et voilà le père confirmé dans ses soupçons. Le matin, en se réveillant, celui-ci ne retrouve pas l'argent qu'il a mis dans une chaussette, la situation devient insupportable. Plus ou pas assez d'argent pour continuer le voyage, ils reprennent – muets – leur route. Le même cadrage serré, Reda et son père, côte à côte mais ne se regardant pas, ne se parlant pas. Un silence d'abîme qui règne, le silence qui précède la tempête. Peu de temps après, la querelle reprend de plus belle ; Reda, qui récupère violemment une aumône donnée à une veuve, est giflé par son père. La situation devient intenable pour Reda, il réclame son passeport et décide de partir. La séparation est scellée cette fois-ci.
Dans un plan fixe, Reda, de profil, assis au sommet d'une colline regardant au loin dans l'horizon, ses affaires, dans un sac entre les jambes. La caméra fait un léger mouvement latéral, de gauche à droite, surgit alors le père toujours debout, disant à celui-ci qu'il a besoin encore de lui pour quelques kilomètres, jusqu'à Damas, après quoi il pourra prendre l'avion pour Paris. Ils ne se regardent pas, Reda tourne rapidement la tête, au moment où son père arrive près de lui. Un peu plus loin ,dans un café à Amman, l'on retrouve le même cadrage serré et fixe, Reda à gauche, le père à droite, entre eux – comme pour appuyer la distance, qui les sépare, malgré leur proximité spatiale – une table. Chacun regarde de son côté évitant de croiser le regard de l'autre. Fait curieux, dans ce film les conversations père-fils ne sont jamais filmés en champ contre champ, presque toujours des plans larges, où les deux personnages ne se regardent en face que pour se quereller s'affronter, pour montrer leur divergence et exprimer violemment leur colère.
Mustapha, le turc, personnage assez mystérieux, traverse le film comme une étoile filante laissant derrière lui un sillage de lumière, diable tentateur pour le père puisqu'il a incité son fils à se soûler, ou un substitut du père, pour Reda. Comme lui d'ailleurs, il affirme avoir vécu en France et malgré son désir de faire son pèlerinage, il ne trouve aucun mal à boire de l'alcool pourtant interdite par la religion. C'est que Mustapha de par son âge est à l'antipode du père de Reda. Sa ferveur religieuse ne l'empêche pas de d'offrir une autre image de l'islam, moins contraignante, plus souple. Avec lui Reda parle de sa vie intime, sourit. Dans leur deux tête-à-tête (celui de la nuit au bord de la route autour d'un feu et celui dans le café-bar, le lendemain), l'atmosphère est détendue, les regards se croisent, l'échange des répliques est filmé de la façon la plus naturelle cinématographiquement : le champ-contre-champ. Bref, entre Reda et Mustapha les obstacles sont aplanis, les tabous abolis, ce qui a favorisé une communication voire une communion entre les deux hommes. Comme père, Mustapha siérait peut-être mieux à Reda. Et d'ailleurs ce n'est pas un hasard que le père ne le supporte pas, outre le fait qu'il incarne pour lui le diable. Dans le premier tête-à-tête, le père dormait dans la voiture, il est hors champ : il est exclu de leur conversation comme de l'univers qu'ils évoquent, fait de cordialité et de confidence.
Ferroukhi a su, en maître, éviter, dans ce premier film, les pièges d'une complaisance, d'une partialité qui aurait fait de l'un ou de l'autre le coupable. Il a réussi à traiter une question assez délicate que celle des conflits des générations, tout en gardant la distance qu'il fallait vis-à-vis des deux générations. Le film ne culpabilise, ne juge, ni ne condamne. Le père comme le fils assument, chacun d'eux une part de responsabilité dans ce qui leur est advenu. Le fils exaspère son père par son inconduite (une vitesse hallucinante, sa soûlerie et sa débauche avec la danseuse). Le père, lui aussi par son excès de zèle (il préfère le pèlerinage en voiture, car mieux gratifié qu'en avion), son autoritarisme et sa susceptibilité injustifiée envers le Turc (il l'a accusé à tort de vol) a été à l'origine de la montée de la tension (le temps perdu dans la fausse route, et la gifle donnée a Reda, qui a repris l'aumône donnée à une veuve) et a envenimé la relation. Sans oublier qu'il a fait rater le bac à son fils. Mais si celui-ci a raté cet examen, il a passé une autre épreuve qu'il a au bout du compte réussie. À la faveur de ce voyage, il a pu côtoyer son père, essuyer parfois ses excès, mais il l'a pour une fois – la dernière – connu de près et a été le dernier de sa famille à lui faire des adieux dans son dernier voyage, dans son grand voyage : la Mort.

Ahmed BOUHREM

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