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Une autre mystification de l'histoire
Hôtel Rwanda, de Terry George
critique
rédigé par Jean-Marie Mollo Olinga
publié le 26/09/2006

Après leur déculottée du Vietnam, les États-Unis d'Amérique n'ont eu de cesse de tourner des films en leur faveur sur cette guerre. Des films spectaculaires dans lesquels des héros solitaires savent tout faire de leurs mains et de leur tête. Présentés parfois torse nu pour mieux montrer la puissance de leurs muscles (la puissance américaine) et avec seulement un bandeau sur la tête (Sylvester Stallone), ils réussissent toujours à passer entre les balles ennemies (Steven Seagal). Cela fait rêver, et surtout, se glisse subrepticement dans l'intellect du spectateur, qui se laisse alors pénétrer par ce qui apparaît ni plus ni moins qu'une idéologie : celle d'un pays qui gagne toujours, qui finit toujours bien ce qu'il a commencé. Mais, cela n'est vrai qu'au cinéma. Dans une oeuvre purement fictionnelle. Or, dans des films comme Hôtel Rwanda, qui se veulent des fictions, mais bâties sur des faits réels, il est nécessaire de faire la part entre le réel et la fiction qu'ils contiennent. Pour éviter toute mystification de la vérité historique. Comme au Vietnam. Une question s'impose donc au terme du visionnage du film de Terry George sur les massacres de 1994 au Rwanda : était-il juste que les rescapés n'aient dû leur salut que grâce à l'exil ?

LES FAITS

Entre avril et juin 1994, quelque 800.000 Tutsis et Hutus modérés sont massacrés au Rwanda. Et pour comprendre cette élimination programmée d'une population par le pouvoir en place, il faut remonter à l'époque coloniale belge. D'après le journaliste Mathieu Vallet, "alors qu'une différenciation identitaire existe depuis des siècles entre les différentes composantes de la société (Hutu, Tutsi, Twa), les colonisateurs belges ont, dès le début du XXè siècle, instrumentalisé ces identités, et les ont transformées en ethnies rivales". Mais la responsabilité des Occidentaux ne s'arrête pas avec les Belges. La commission d'enquête de la défunte OUA sur les circonstances de ce génocide, présidée par l'ancien président botswanais Kethumile Masire, avait en son temps rendu des conclusions sévères à l'encontre des États-Unis, de la France, de la Belgique, des Nations unies, et de l'Église catholique, pour leur rôle passif dans le déclenchement et le déroulement des massacres. Certes le film de George le montre, mais en en privilégiant le côté spectaculaire. Ce qui met conséquemment mal à l'aise.

LE FILM

Il s'ouvre sur une double image : un écran noir et une image sonore. En effet, l'écran noir qui préfigure le drame qui va se nouer tout au long des 120mn, et duquel sourd la voix du speaker de la radio hutu RTLM, plante parfaitement le décor d'un film idéologique et moralisateur, servi en cela par des cadrages et des angles de prise de vue appropriés. Si bien qu'au final, le point de vue du réalisateur, et partant, celui du cinéma hollywoodien dont Hôtel Rwanda tient de la facture, par rapport à sa perception d'un événement aussi grave ayant "balafré" un petit pays africain sans grande importance économico-géo-stratégique, paraît prépondérant.
En effet, pour construire ce point de vue, Terry George agence la réalité à sa manière. De la foule d'une rue commerçante de Kigali, la capitale du Rwanda, il extrait un homme, Paul Rusesabagina, dont il amène le spectateur à suivre le combat héroïque pour épargner un millier d'hommes, de femmes et d'enfants - surtout des orphelins -, du massacre. Et comme il n'a pas le coffre d'un Rambo, il n'y parviendra qu'avec l'aide des Occidentaux. A ce niveau, le film devient dérangeant à plus d'un titre. Cela ne relève nullement du hasard, mais plutôt d'une mise en scène bien pensée, qui part du choix des acteurs à la construction de l'intrigue, en passant par la technique de filmage utilisée.

LES ACTEURS

Don Cheadle est celui qui a le plus retenu notre attention. Et pour cause ! Il est choisi pour jouer le rôle de Paul Rusesabagina, le protagoniste du film, un bon Hutu rwandais. Malgré son nez épaté et son teint correctement foncé, c'est tout de même un Américain. Mieux, c'est un pur produit de Hollywood, qui joue manifestement le rôle d'un Africain avec sa sensibilité américaine, à l'exemple de la scène où il pleure enfermé dans sa chambre d'hôtel, après avoir roulé sur des dizaines de cadavres. Cela, du reste, n'enlève rien à son interprétation magistrale. On peut cependant s'interroger sur les témoignages de gratitude que les rescapés lui adressent à la fin du film. S'adressent-ils à l'Africain, ou bien, à travers lui, à ceux qui leur ont permis de s'échapper ?
Quant à la technique de filmage, Terry George use et abuse de la prise de vue frontale, et quelques rares fois, de la prise de vue en plongée. La frontale ayant pour objectif de nous montrer la puissance, l'humanisme de Paul, c'est une méthode très efficace qu'utilise ainsi le réalisateur pour scotcher le spectateur au protagoniste, qu'il suit par conséquent sans possibilité de recul, sans réfléchir. Ceci est bien mené, grâce en particulier aux cadrages. Nous sommes donc là en présence d'un grand spectacle, alors qu'il s'agit d'une tragédie. Comment donc ne pas reprocher à Terry George d'avoir utilisé les méthodes "oscarisantes" de grand spectacle façon Hollywood, pour traiter commercialement un sujet ayant endolori toute l'Afrique ? George n'a-t-il pas correctement exagéré les ingrédients devant entrer dans la cuisson de sa sauce ?
La construction du récit, elle, obéit à celle de tout docu-fiction. Mais ici, bien que le réalisateur soit souverain dans ses choix, sa manière de présenter les faits abuse indéfiniment le spectateur (non averti). Le film, on l'a déjà dit, s'ouvre par un communiqué radio. Cet instrument de communication longue distance a joué un rôle extrêmement négatif lors de ce génocide rwandais. D'ailleurs, la radio n'intervient-elle pas plus d'une quinzaine de fois dans le film ?
Appelant sans relâche à "couper les grands arbres", à écraser "ces parasites qui veulent nous envahir", à "faire le ménage chez vous, Hutus rwandais", la Radio des Milles Collines (Radio et Télévision Libres des Milles Collines) rebaptisée ici RTLM, a été l'objet incontrôlable de la propagande hutu pour exterminer ce qu'elle appelait "cafards immondes", c'est-à-dire les Tutsis. Or, à cette époque-là, dans les états-majors américains, il avait été envisagé de lancer une opération dénommée "Commando Solo", visant à brouiller les ondes des radios appelant au massacre. Les États-Unis ne firent rien du tout, et Radio Mille Collines poursuivit sa macabre besogne.
Par ailleurs, Hôtel Rwanda fait apparaître l'Organisation des Nations unies dans un rôle qu'elle n'a pas véritablement joué au Rwanda lors du génocide. Lorsque son colonel américain, Oliver, interprété par Nick Nolte, dit : "Je dois faire respecter la paix. Si je suis là, c'est pas pour faire la guerre. Mes ordres sont de ne pas intervenir", n'exprime-t-il pas avec beaucoup de justesse le rôle trouble joué par l'ONU au Rwanda en ce moment-là ? On sait que dans la réalité, les Nations unies étaient "alertées et amplement informées de ce génocide", comme le révèle le journaliste Arnold Sènou, lui-même citant l'ancien rapporteur spécial pour le Rwanda, le professeur René Dégni Ségui. Et pourtant, une semaine après le début du génocide, le Conseil de sécurité de l'ONU décide de réduire son contingent de casques bleus à 500 hommes. Dans le film, le colonel Oliver parle de 300 hommes. Par la suite, l'organisation mondiale n'a rien fait ni pour renforcer la présence de ses soldats, alors même qu'elle en perdait sur le terrain, ni pour mettre un terme au massacre.
À propos des Américains, ils ont tout simplement fermé les yeux. En contact avec le tristement célèbre colonel Bagosora, ordonnateur présumé du génocide, ils étaient au courant non seulement des camps d'entraînement des milices hutus, mais aussi de tout ce qui se tramait, dit Arnold Sènou. De plus, ajoute-t-il, ils ont dénié le mot "génocide" pour qualifier ce qui se passait au Rwanda, "sachant que l'utilisation de ce terme risquait d'engager juridiquement une intervention onusienne et américaine".
Concernant les Français, et l'Église catholique, on sait que les seconds étaient très liés au pouvoir hutu depuis l'indépendance du pays, tandis que les premiers, qui étaient au courant des prémisses aux événements de 1994 (cases tutsis brûlées, existence des escadrons de la mort hutus), sont ceux qui semblent le plus avoir "contribué à l'aide des génocidaires et la non-assistance à la population massacrée", rapporte Mathieu Vallet. La France a apporté "un soutien diplomatique, militaire, financier et de propagande à l'appareil génocidaire", disent certains rescapés.
Nous n'avons aucunement l'intention de refaire le film de Terry George à sa place. Mais au vu de tout ceci, comment Hôtel Rwanda peut-il aussi insidieusement vouloir faire croire que la question du génocide rwandais a été résolue grâce aux Occidentaux ? Ne vient-il pas appuyer cette thèse en faisant annoncer par le colonel Oliver : "Aujourd'hui est un grand jour pour le Rwanda et pour toute l'Afrique", lorsqu'il s'agit de célébrer les accords de paix de Tanzanie ? N'est-ce pas lui aussi qui est chargé d'apporter "de bonnes nouvelles" lorsqu'il faut exiler les Rwandais ? Et le président de Sabena ? N'est-il pas celui qui peut téléphoner au bureau du président français pour dénouer prestement le nœud gordien qui étrangle Paul Rusesabagina ? Et pour que les frères de ce dernier travaillent pour lui lorsqu'il prend la relève du directeur blanc de l'hôtel, ne faut-il pas une note venant de Belgique ? Ces séquences introduites à dessein dans le film ne sont pas les plus outrageantes pour le spectateur africain. Leur but étant de montrer que malgré tout, ce sont les Occidentaux, seuls, qui ont solutionné le génocide de 1994 au Rwanda, mystifiant par-là une vérité historique, elles frustrent davantage lorsqu'elles réduisent les Rwandais, et partant les Africains, au rang de simples assassins corrompus et corrupteurs, même avec une petite bouteille de bière. À ce niveau, le film devient tout simplement dangereux.
En prenant sur lui de raconter un épisode "heureux" du drame rwandais, au risque de réduire son film à un film d'amour (un amour impossible ?) dans un environnement de haine tribale, Terry George ne profère-t-il pas l'injure de cracher sur le millier de morts de cette tragédie ? De plus, en s'érigeant en donneur de leçon, celle du bien qui triomphe du mal, le réalisateur est-il bien placé pour jouer les moralisateurs, lui qui, dans un film ayant prise directe avec la réalité, s'y laisse engouffrer sans recul ?
Le Rwanda de 1994 ne représentant aucun intérêt pour les Occidentaux (ni économique, ni géo-stratégique, ni même humain - "vous n'êtes même pas un Nègre, vous êtes un Africain", dit Oliver à Paul, ils l'ont abandonné à lui-même, après y avoir semé les germes de la division. Dès lors, il est normal que Paul reconnaisse que "personne ne viendra nous sauver. Personne n'enverra de force d'intervention. Il n'y a que nous qui pouvons nous sauver". Y a-t-il propos plus vrais dans ce film ? Les nombreux "merci Paul… merci beaucoup Paul", ne résonnent-ils pas en réalité comme des mercis à soi-même.
Hôtel Rwanda, co-production britannique, sud-africaine et italienne est, on l'a dit, une œuvre de fiction, mais basée sur des événements réels. Ces événements qui sont la conséquence dramatique de la colonisation belge ont été encouragés d'une manière ou d'une autre par la France, les États-Unis, l'Organisation des Nations unies, et même l'Église catholique. Il convenait ici de dégager non seulement la part du réel dans cette fiction, pour ne pas caviarder la vérité, mais surtout de dénoncer le parti pris du réalisateur. Ce dernier ayant occulté le côté tragique de ce drame, pour privilégier l'émotion vis-à-vis de ce qui pourrait apparaître aux yeux de certains comme une banale histoire d'amour se déployant dans un milieu hostile. En fait, une histoire comme le cinéma en connaît souvent, et qui se termine bien. Cette manière de simplifier le génocide rwandais met le spectateur averti très mal à l'aise. Même à Hollywood, on n'a pas le droit de s'amuser de faits aussi inhumains. Si des dispositions appropriées avaient été prises en temps utile, on aurait certainement évité toutes ces victimes. Le drame rwandais ne devait pas se conclure par l'exil de ses ressortissants. Le musicien nigériano-camerounais Nico Mbarga ne chantait-il pas en pidgin que "home be home" (le chez soi demeure le chez soi) ? Contrairement à ce que peut laisser percevoir le film, c'est une mauvaise sortie.

Jean-Marie MOLLO OLINGA,
Cameroun.

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