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Le dernier film de Balufu Bakupa Kanyinda
Juju Factory, de Balufu Bakupa Kanyinda (Congo RDC)
critique
rédigé par Antoine Tshitungu Kongolo
publié le 16/05/2007

Penché sur les tombes de sept Congolais morts à Tervuren en 1897, l'écrivain Kongo Congo déclare : "C'est ici que Matonge est né." Pour autant, le film de Balufu Bakufa Kanyinda doit-il être interprété comme une œuvre de témoignage et de combat ?
Certes le dernier film du réalisateur congolais est axé sur l'évocation du quartier désormais célèbre de Matonge à Bruxelles. Cependant, ce serait faire bon marché de la richesse de tons et de la diversité de thèmes qui imprègnent la trame de Juju Factory que de l'assimiler ni plus ni moins à une démarche militante.
Quoi de plus universel en effet que de se pencher avec humour et alacrité sur les affres de la création littéraire, incarnée par l'écrivain Kongo Congo attelé à la rédaction de son roman Matonge Village ?
Il est lié par un contrat d'édition à Joseph Désiré, personnage inénarrable, qui se transforme en censeur insupportable dont les exigences tendent à imposer à notre écrivain une écriture "pittoresque".
Des intrigues secondaires s'entrecroisent, on y découvre la vie de couples au bord de l'explosion. Le frère de Kongo Congo et son épouse (Muadi), rôle assumée avec beaucoup de conviction et d'humour par Aline Bosuma, finiront par avoir raison de leurs divergences.
Joseph Désiré et sa femme multiplient les malentendus jusqu'à la rupture. Quant à Kongo Congo et à son épouse, Carole Karemera au civil, ils offrent malgré leurs déboires des repères plus stables. Les personnages féminins se télescopent et forment une galerie non moins contrastée avec ses figures manichéennes ou tout en connivences subtils.
L'épouse de Kongo Congo constitue pour son mari et pour son frère Kinshasa (Tshilombo Imhotep), frimeur qui se ruine pour des godasses, un port d'attache sinon un havre de paix. Carole Karemera, comédienne d'origine rwandaise connue pour sa participation à de nombreuses créations théâtrales, cinématographiques et chorégraphiques qui ont récolté un succès international, rayonne par son jeu tout en sobriété. Entre elle et la pétulante Aline Bosuma, le contraste est réjouissant.
L'affrontement entre la liberté et le pouvoir est sensible dans Juju Factory. D'un côté Kongo Congo, créateur audacieux, pour qui l'art passe avant la réussite sociale. De l'autre, Joseph Désiré, avatar de l'oppresseur patenté, roublard et retors, en plus d'être un censeur dont les rodomontades tournent au canular. Sa conception de la littérature et celle de Kongo Congo sont antagoniques et pour cause. Les visées commerciales à peine déguisées de Monsieur "l'éditeur délégué" n'ont rien à voir avec l'idéalisme de Kongo Congo qui, lui, entend marquer son écriture au fer rouge de son vécu et de ses passions. Il incarne le créateur exigeant, poursuivant de manière imperturbable sa démarche créative quitte à essuyer les plâtres d'un quotidien précaire. La pression de ses créanciers concomitante à celle de Joseph Désiré aurait pu avoir raison de son idéal ; c'est tout le contraire car il finira par avoir le dernier mot. In fine, il va retourner la situation à son avantage et c'est Joseph Désiré, "nègre génétiquement modifié" qui va en prendre pour son grade. Il est rejeté par les financiers qui tiraient les ficelles dans l'ombre. En effet, ces derniers après avoir pris connaissance des quelques pages du manuscrit de Kongo Congo décident de le publier.
Kongo Congo serait-il le double de Balufu ? Ce dernier est lui même un mordu d'écriture (il a signé un roman inédit "L'enterrement du cadavre" qui a inspiré son film Le Damier) dont les coulées lyriques et le phrasé hallucinatoire donnent une vibration et un relief étonnants aux brouillons de l'écrivain en pleine parturition.
Le patronyme Kongo Congo semble n'avoir pas été choisi au hasard, tant il appert que son style est torrentueux comme le fleuve éponyme et son souffle indomptable.
Son goût pour les images osées ainsi que la sensualité de son écriture font le désespoir de son éditeur, qui l'exhorte à la couleur locale et à l'exotisme, ce à quoi Kongo Congo se refusera jusqu'au bout, jetant ses phrases comme un trompettiste de jazz, enfilant des mots qui bousculent la bienséance, prenant à rebours les conventions, à coup d'évocations érotiques et au prix de quelques scatologies. Il gueule sa souffrance, conchie le papier de ses vomissures. Nous engouffre dans la nuit d'un peuple à qui on n'a pas épargné des drames.
Des morts célèbres (P. E. Lumumba) et moins célèbres (le poète Matala Mukadi Tshiakatumba) hantent le film comme pour témoigner de blessures inguérissables, de leurs marques indélébiles, de souffrances tues, de cadavres placardés dans les tiroirs.
La chaîne de victimes est interminable, des Congolais morts de froid en plein été, à Tervuren, en 1897 ; à Patrice Emery Lumumba, le premier ministre assassiné dont le corps fut liquéfié dans des fûts d'acide sulfurique et dont une des dents est exhibée (images d'archives) par un de ses deux bourreaux, chargés de basses œuvres, sans manifester le moindre remords.
Autant des cicatrices qui couturent la mémoire du peuple auquel Kongo Congo se sent appartenir de toutes ses fibres et dont il se veut le héraut, sur les traces d'un poète martyr dont les extraits sont mis en évidence à dessein, Matala Mukadi Tshiakatumba, auteur de "Réveil dans un nid des flammes" (Paris, Seghers, 1969).
C'est à dessein que Balufu Bakupa Kanyinda saupoudre son film d'extraits de ce poète congolais, figure de rebelle et chantre de la Tricontinentale, expulsé de Belgique, brièvement exilé en Algérie, emprisonné par le régime Mobutu puis relégué dans son village natal dans le Kasaï.
C'est à ce combat inachevé que d'une certaine manière Kongo Congo entend donner corps et voix. Il est l'héritier d'une mémoire blessée, le rejeton d'un peuple qui n'en finit pas de panser ses blessures. Cette incursion du côté des poètes congolais, avec extraits à l'appui, est d'autant moins gratuite que la question du statut de l'écriture oppose violemment l'écrivain et son éditeur
L'écriture de Kongo Congo est incantatoire et tissée d'images flamboyantes. Elle plonge ses racines dans un terreau mémoriel tourmenté ; elle s'engouffre dans la tripaille des souffrances tues, elle laboure les recoins des paroles interdites, du temps des coloniaux comme à l'époque des dictateurs "illuminés".
Par un étonnant jeu de miroirs se tissent des connivences, pas toujours évidentes à première vue, du pôle filmique à celui du réel. La carrière cinématographique de Balufu se double d'une quête d'écriture dont ses scénarios portent la trace.
Lui-même fait partie de cette génération qui a emporté dans son exil, collée à ses semelles, la boue d'une patrie, le Congo. Un exil qui l'a incité à témoigner de son pays et à le mythifier à travers ses films. Sa carrière cinématographique avec son lot de frustrations (dont le moindre est de ne pas pouvoir depuis trop longtemps déjà tourner dans son pays natal) n'a t'elle pas son répondant dans les obstacles qui se dressent sur la route de Kongo Congo ?
Joseph Désiré, son éditeur, qui joue les éteignoirs ne rappelle-t-il pas les entraves à la liberté de création qui caractérisèrent l'époque de la dictature ainsi que ses précédents coloniaux ?
Le choix de ce double prénom qui tient lieu de patronyme à part entière n'est pas lui-même dénué de signification. La postulation d'une continuité idéologique et politique entre "le temps des Flamands" (la colonisation belge), d'une part, et l'époque Mobutu, d'autre part, est pour le moins plausible.
La scène où l'on voit Joseph Désiré aux pieds de la statue équestre de Léopold II, dressée à la lisière du palais royal à Bruxelles, apporte l'eau à notre moulin. Balufu se réfère à un épisode bien réel : le retour chahuté et sans gloire en métropole du Général Janssens, commandant en chef de La Force publique au Congo belge, après les mutineries de juillet 1960.
"Sire, ils vous l'ont cochonné votre Congo" s'était écrié à brûle pourpoint le Général, prenant à témoin le roi-souverain, fondateur de l'E.I.C [État Indépendant du Congo].
Ce clin d'œil assassin jette une lumière crue sur la personne de Joseph Désiré au service des desseins paternalistes. Son goût immodéré du "pittoresque" l'inscrit dans une continuité historique, idéologique et comportementale d'essence coloniale dont Joseph Désiré Mobutu, à bien d'égards fut l'incarnation.

Qu'en est-il du jeu des acteurs ? Dieudonné Kabongo habite véritablement le personnage de Kongo Congo. Joseph Désiré, resucée absolument imbuvable de tyrans aux ruses imparables et de leurs manies à censurer la pensée, est incarné de manière époustouflante par Donatien Katik Diong Bakomba, comédien et metteur en scène, dont c'est la première percée au cinéma. Aline Bosuma offre un jeu tout en malices.
Emile Abossollo Mbo est pour le moins convaincant dans ses habits de huissier zélé. Les autres acteurs, professionnels ou non, n'ont pas démérité.
Une foule d'acteurs a apporté sa contribution au tournage. Parmi eux, Ken Ndiaye en conteur vagabond qui en fait voir des mûres et des pas vertes aux policiers trop zélés de Matonge (Masuka et Mirko Popovitch), enclins aux contrôles d'identité intempestifs. Il y a aussi, Tshilombo, Masuka, et quelques autres (on me pardonnera les oublis).
Espérons qu'à l'avenir Balufu dont le film a fait salle comble lors de la troisième édition du festival Afrique Taille XL (du 17 au 22 avril 2007) à Bruxelles, obtiendra des pouvoirs publics et autres sponsors des budgets conséquents à la mesure de son talent.
Bon vent à Juju Factory !

Antoine Tshitungu Kongolo
Bruxelles
Écrivain

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