AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 926 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
ENTRETIEN avec RAMADAN SULEMAN
"Aider le spectateur africain à faire son choix".
critique
rédigé par Mahmoud Jemni
publié le 14/11/2005

Après Venise, Toronto, Ramadan Suleman jette l'ancre à Carthage, projette son deuxième long métrage Lettre d'Amour Zoulou, et obtient le Tanit d'argent (Octobre 2004). Le réalisateur de Fools nous livre dans cet entretien des informations relatives à son itinéraire, son film et l'état des lieux du cinéma sud-africain.

Mahmoud Jemni : Suleman Ramadan, voulez-vous vous présenter à nos lecteurs.

Suleman Ramadan :
J'ai atterri au cinéma après un passage par le théâtre. Dans les années 70, c'était l'école de théâtre à Johannesbourg. Mes études ont été soldées par la création d'un théâtre dans un quartier noir au début des années 80. Après la fermeture de ce théâtre je me suis trouvé à Paris pour étudier le cinéma. Mes quatre ans d'études cinématographiques ont été répartis ainsi : la première année à Paris, les trois autres années à Londres. De nouveau à Paris pour assister des cinéastes africains dont Med Hondo et Souleymane Cissé.

M. J : Revenons à Lettre d'Amour Zoulou ; pourquoi ce vocable Zoulou, sachant que dans votre pays il y a plusieurs ethnies ?

S. R :
J'ai utilisé le terme Zoulou car il a une connotation spécifique. Zoulou signifiait un mode de communication entre les femmes et les hommes qui travaillaient dans les mines. Les femmes des miniers envoyaient à leurs époux non pas des missives écrites sur du papier mais des perles multicolores bien filées. Chaque perle symbolisait quelque chose. Les informations sur le foyer, le quartier, les champs… parvenaient aux maris grâce à la disposition et à l'agencement des perles. Voilà, pourquoi, j'ai intitulé le film Lettre d'Amour Zoulou.

M. J : Que symbolisent les lettres qu'écrivait la petite fille ?
S. R :
Comme vous le savez, l'actuelle Afrique du Sud est en pleine démocratie, en pleine mutation. Hélas, avec ces changements on a tendance à oublier voire négliger notre passé nos traditions et notre culture. Je me suis dit, il est de mon devoir de transmettre aux jeunes les traditions pour qu'ils puissent aller de l'avant. J'estime qu'on ne peut pas construire un nouveau pays démocratique, croire à un bel avenir sans se représenter le passé. Notre avenir ne commence pas à partir de la fin de l'apartheid. Nous devons puiser dans notre passé les choses merveilleuses qui nous aident à bâtir notre avenir.

M. J : Vous faites allusion aux motivations qui étaient derrière la concrétisation de ce film. Parlez nous-en détail.

S. R :
En fait, quand Mandela a annoncé la création du comité de "Vérité et réconciliation" il y avait une grande réticence, surtout chez les Noirs. Mais comme notre leader était un grand homme, vue la place qu'il occupe dans nos cœurs, personne n'a osé manifester ou dire non à l'idée de réconciliation. L'opposition manifeste, catégorique, cède la place à un silence observé par les victimes, par leurs mères et sœurs ainsi que leurs parents. Les Noirs Sud-africains se trouvaient, en quelque sorte, réduits au silence pendant cinq ans. Les gens ne parlaient plus de leur passé sauf entre amis ou dans des cercles intimes. L'idée d'amnistie prévaut au détriment des souffrances subies. Mon film relate une partie de notre histoire. J'ai voulu parler d'un couple d'avocats. Le mari, ex-membre de l'ANC, a été assassiné par un bourreau noir et trois ans plus tard sa femme qui enquête sur sa mort subit à son tour le même sort, dans un centre commercial, devant ses enfants. En faisant lire mon scénario à un ami, il m'a dit "si tu dois tourner cette histoire, tu vas raviver les sentiments et réveiller les démons. Les gens sont encore en deuil." J'ai réécrit, donc, mon scénario en puisant dans le patrimoine et usant du symbolisme.

M. J : Dans une séquence la petite fille est assise au fond du couloir. Au fond du champ un robinet coule énergiquement à tel point qu'il inonde le couloir. L'eau est-elle purificatrice ou bien a-t-elle une autre signification ?

S. R :
L'eau exprime la colère. Elle n'est ni symbole de la pureté ni celui de désir sexuel. L'inondation est synonyme de colère naturelle. Dans la mythologie quand les dieux se fâchent, ils inondent la terre. J'ai voulu exprimer la colère de la jeune fille. Quand elle était assise au fond du couloir, on voyait l'eau arriver sur elle, on entendait, outre le bruit de l'eau, le bruit des vagues qui s'écrasaient. Tout cela pour dire à quel point est violente la colère de la petite fille.

M. J : Cette petite fille, sourde-muette, n'est pas actrice professionnelle. Comment vous l'avez dénichée ? Comment vous avez fait pour la diriger ?

S. R :
Je tiens, d'abord, à vous confirmer qu'en Afrique du Sud il y a beaucoup d'écoles pour les sourds-muets. J'en ai visitées plusieurs dans la quête d'une petite fille. En vain. La directrice du casting avait envoyé une lettre explicative à Prétoria. En arrivant à cette école, nous nous sommes rendu compte que la directrice de l'établissement a fait un premier casting. Elle nous a présenté un groupe de jeunes filles. Ces élèves ont présenté devant la caméra la petite scène qu'elles ont préparée. Elles étaient cinq merveilleuses filles. Nous en avons retenu une avec qui on a répété pendant six semaines. Nous avons engagé avec elle une de ses professeurs pour s'occuper d'une part de ses études et d'autre part pour nous aider à communiquer avec notre jeune actrice. J'avais comme assistante une actrice de cinéma et de télé. Cette actrice travaillait tout le temps avec notre jeune fille. Ces moments de répétitions nous ont permis de nous connaître, de partager des moments de gaieté et de colère. On a même fêté ses treize ans ensemble. Nous sommes devenus une famille. Les acteurs qui campaient les rôles du père, de la mère, de grand-mère ont appris le langage des signes.

M. J : Pourquoi, une fille sourde-muette, et non une fille entendante pour interpréter ce rôle ?

S. R :
Mon idée est de mettre en exergue la difficulté de communication entre la fille et ses parents. C'était aussi une sorte de défi que je me suis relevé en tant que scénariste et réalisateur. Autrement dit quel serait le moyen de communication le plus approprié dans ce cas de figure. Si j'avais opté pour une jeune fille qui parlait comme nous, elle se révolte puis elle devient une jeune femme et s'aligne comme tous les autres. L'histoire serait très ordinaire. Amener un autre élément de complexité ne fait qu'enrichir le scénario.
M. J : D'après la fin du film, vous avez fait tuer le père ; vous êtes contre cette " commission de vérité et de réconciliation". Est-ce une position personnelle ou vous adoptez le point de vue de la majorité ?

S. R :
C'était plutôt pour des raisons d'écriture : quelle est la solution la plus appropriée pour trouver une fin à cette fiction ? Si je ne fais pas tuer le père ça serait difficile de tourner la page de cette histoire. J'ai voulu faire en sorte que la mère prenne la décision et dise "maintenant je m'occupe de ma fille, je vais avancer avec elle". Si je laisse le père en vie, on pourrait continuer sans sentir la mère. L'attachement fille /père tue la mère. J'ai sacrifié le père car je veux valoriser le rôle de la mère.

M. J : Pourtant il y a deux mères, la journaliste qui ne veut pas tourner la page et la vieille dame qui a abdiqué.

S. R :
La vieille dame a décidé de mettre fin à tout dès la scène où on la voit purifier la terre avec de l'eau. Ce geste très symbolique voudrait dire : il faut arrêter il ne faut plus assister aux réunions de la Commission. La démission de la vieille a été interprétée par la journaliste comme un défi à relever. C'est une occasion pour elle de redoubler d'efforts et de continuer la bataille pour trouver une fin à sa quête. Si elle ne lutte pas il n'y aura pas d'issue. Donc elle ne peut pas tourner la page et continuer à vivre. Et c'est à partir de cette scène qu'elle a déployée plus d'énergie. Elle estime qu'il faut faire des sacrifices pour pouvoir avancer. C'est la loi de toute lutte.

M. J : Votre film se caractérise par un montage rapide, une bande-son agressive et très peu d'extérieurs. Pourquoi ce choix d'écriture cinématographique ?

S. R :
Ce choix sert à exprimer l'état psychologique des gens. Ils sont en colère intériorisée. Elle est traduite par la rapidité des plans et la musique. Quant à l'omniprésence des intérieurs, je l'ai voulue comme une provocation. Il faut que les gens qui voient le film réagissent. Même, s'ils ne le font pas à haute voix. Quelque chose au fond d'eux-mêmes va bouger. Ils seront sans cesse interpellés. Il faut qu'ils parlent pour réussir notre démocratie.

M. J : Faites nous l'état des lieux du cinéma Sud Africain.

S. R :
Il y a l'avant et l'après apartheid. Avant l'avènement de la démocratie il n'y avait pas un cinéma sud-africain au vrai sens du terme. Bien qu'il y ait des hommes étrangers qui viennent tourner dans le pays. Depuis l'abolition de l'ancien régime, le gouvernement a créé la fondation du film. Les cinéastes peuvent désormais demander de l'argent à cette institution. Les années 2003-2004 étaient deux années fastes, huit longs métrages ont été réalisés grâce à l'argent mobilisé par l'Etat. Avant 2003, la production était de l'ordre d'un long métrage par an. Le parc des salles s'élève à 300 salles pour 44 millions d'habitants. Les banlieues sont dépourvues de salles. Les spectateurs se rendaient dans les complexes commerciaux où se trouvaient les salles pour voir des films. Les types de films en vogue s'apparentaient au style caméra-cachée. Ils sont à mon avis humiliants et racistes. Il est de notre devoir, nous cinéastes engagés d'aller vers les gens pour leur montrer nos films, afin de développer les publics et créer de nouveaux goûts. Nous devons participer à la naissance d'une cinéphilie apte à aider le spectateur Sud Africain à faire de bons choix.

Entretien conduit par
Mahmoud-JEMNI,
ATPCC (Tunisie)

Films liés
Artistes liés