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entretien d'ensemble (3/4)
Jillali Ferhati & Hamid Aïdouni
critique
rédigé par Hamid Aïdouni
publié le 09/10/2006

3ème partie de l'entretien mené par Hamid AÏDOUNI avec le cinéaste marocain Jillali Ferhati.

Hamid Aïdouni : On parle depuis une dizaine d'années de la réconciliation du public marocain avec son cinéma national. Ce point de vue est corroboré par les succès des années 90 qui ont permis le retour du public aux salles de cinéma désertées.

Jillali Ferhati : Ce qui fait peur au Maroc, c'est que le public ne suit pas forcément l'évolution du cinéma. Il reste pris dans certains repères. Quoiqu'il en soit, c'est un cinéma dont on a besoin. Je crois qu'on est pris dans le piège du public au Maroc actuellement. Il y a une sorte de paresse qui s'installe au niveau de l'imaginaire et dans la créativité qui fait qu'on se contente de ce qui pourrait bien plaire au public. C'est tout à fait légitime, il y a des contingences qui ne pardonnent pas. Je conçois parfaitement un peintre devant son tableau ; il peut faire deux expositions, celle qui marche et celle qui ne marche pas. Mais je ne vois pas du tout un cinéaste faire deux films, un qui marche et un qui ne marche pas
Cela s'insère dans une logique de survie, le cinéma ne rapporte pas des masses, si en plus il faut faire un film d'auteur au Maroc, c'est du suicide. Si tu fais un film qui ne plait pas au public, tu es taxé de quelqu'un qui fait des films pour les autres, c'est-à-dire pour l'extérieur.
On est pris dans un piège. Le cinéaste se laisse automatiquement hypnotiser par cette paresse de non réflexion.
C'est bien, mais en même temps, pas du tout salutaire à une cinématographie naissante. Si on avait dès le départ mélangé les genres, le public aurait accepté tous les courants, cette panoplie, toutes les variétés. Sur quatre films faits, il y en aurait deux qui appartiendraient à un courant et les deux autres à un autre.

Hamid Aïdouni : Mais il y a ceux qui parlent au nom du public, qui en sont le porte parole.

Jillali Ferhati : Le public est imprévisible, on ne le connaît pas.

Hamid Aïdouni : Pourtant la critique joue ce rôle ou a la prétention d'être porte parole du public.

Jillali Ferhati : La critique ? Il faut dire qu'elle a fait beaucoup de torts et au cinéma et au public, quoique les cinéastes lisent beaucoup plus les journaux que le public. Ce n'est pas parce qu'il y a un bon papier dans un journal, que les gens vont au cinéma. Il y a ceux qui sont beaucoup plus médiatisés que les autres.

Hamid Aïdouni : Il faut aussi avouer qu'il ne suffit pas de faire un bon film aujourd'hui, il y a tout un travail de marketing qui ne relève pas forcément des prérogatives du réalisateur.

Jillali Ferhati : Tu as tout ce qui entoure le film, avant et après, choses qui n'ont rien à voir avec le film. Il est évident que ce qui fonctionne, c'est le bouche à oreille. C'est un phénomène qui peut être des plus bénéfiques comme il peut être des plus désastreux.

Hamid Aïdouni : C'est à dire ?

Jillali Ferhati : Moi, je trouve que le public marocain est imprévisible. Un simple fait divers n'a pas fonctionné auprès du public. J'ai pensé que c'était un film qui pourrait marcher auprès du public, déclencher quelque chose, parce que le film est tout le temps une sorte de clin d'œil… comment dirais-je, à moitié endormi. Il n'a pourtant pas fonctionné, alors que j'ai vu d'autres films à peine potables et qui fonctionnent. C'est inexplicable. Lorsque je dis que le public est imprévisible, je n'ai plus de données, je n'ai plus de recettes. Je persiste à croire qu'en faisant mes films tel que je l'entends, je pense être compris un de ces jours.

Hamid Aïdouni : Est-ce que tu ne penses pas Jillali que les cinéastes eux-mêmes ne contribuent pas à asseoir une tradition, des règles de lecture nécessaires pour le développement d'une cinématographie nationale. Je voudrais soulever juste une question autour de la référence de nos films à des genres cinématographiques. Lorsqu'on réalise un film d'aventure, on doit nécessairement faire appel (que ce soit au niveau de l'écriture de scénario ou de la réalisation) à des règles du genre, des moules. J'ai l'impression qu'au Maroc, chaque film est unique, refusant de se référer à des règles universellement reconnues.

Jillali Ferhati : Il est prématuré chez nous de parler de genre, par rapport à un pays où le film est un produit. Dans un pays comme le nôtre, je crois que règne une sorte d'anarchie totale. Notre cinéma se fait dans l'anarchie totale, rien ne régit rien. Il y a un fonds d'aide qui est plus ou moins bâtard ; un tel jour il favorise tel, un autre, il favorise tel autre. Il y a une sorte d'anarchie qui s'établit, des irrégularités, dans le sens où un film qui a eu parfois le soutien du fonds s'avère être un film… [Jillali Ferhati hésite, cherchant ses mots]
Où sont les critères ? Qui sont les gens qui doivent choisir, qui fait quoi ? Donc, il y a une sorte d'amalgame dans le genre, si on doit parler de genre. On n'est pas suffisamment mûr pour négocier tout cela.

Hamid Aïdouni : Il faut dire également qu'on n'est pas mûrs pour négocier pas mal d'autres choses. On parle aujourd'hui avec une certaine insistance de l'urgence d'introduire et de travailler avec le numérique. J'aimerai bien savoir comment Jillali aborde cette question, lui qui est considéré par les critiques comme un artisan de l'image.

Jillali Ferhati : Il y a des gens qui ne veulent plus tourner en 35 mm, qui veulent tourner en numérique. Maintenant, il y a de nouvelles techniques qui vont entrer en compte, donc il faut qu'on soit à la page. Le cinéma ne se fait pas seulement (ne se fait plus) avec le 35 mm. En France, les tables de montage 35mm, on les vend comme des petits pains. Il y a beaucoup de choses qui doivent être prises en compte, il faut qu'on soit au courant des choses.

Hamid Aïdouni : Oui, mais j'ai l'impression que le débat sur le numérique est tout simplement une concession à la mode et un moyen pour contourner les véritables problèmes du cinéma marocain.

Jillali Ferhati : Ma crainte est la suivante : j'ai bien peur que les gens prennent le numérique comme une solution de facilité. C'est une grande crainte. Moi, mon rêve, c'est de pouvoir tourner en numérique, mais avec les préoccupations du 35 mm, c'est à dire ne pas me laisser aller à la facilité.
Le numérique est une chose pratique, il ne faut pas confondre le pratique et l'utile. Le 35 est beaucoup plus utile. Avec le numérique, il y a la pratique qui s'installe : moins de techniciens, d'éclairage, il n'y a pas de pellicule, etc.
Mais le problème qui s'installe avec le numérique c'est qu'entre celui qui fait l'image (à savoir le directeur de la photo) et celui qui la conçoit (c'est à dire le réalisateur), il faut la lumière qu'il faut. Ce n'est pas parce qu'on peut tourner avec moins de lumière qu'on peut tourner sans éclairage.
Il y a une autre réflexion qui s'installe et qui peut te prendre un certain temps. Évidemment, tout cela, quand tu veux faire un film avec les mêmes principes, à savoir, j'aime ce que je fais donc je le fais comme ça… Il y a des gens qui vont gagner beaucoup de temps avec cela, quand on dit temps dans le cinéma, cela veut dire beaucoup d'argent

Hamid Aïdouni : Ton prochain film sera donc tourné avec le numérique

Jillali Ferhati : Je vais certainement tout faire pour tourner avec le numérique, je ne sais pas quand, avec le prochain ou avec un autre. Je prendrai toutefois le temps qu'il faudra pour soigner mon image. J'aurai l'avantage de ne pas avoir de pellicule à gaspiller, donc, c'est un souci de moins. Cela ne veut pas dire pour autant que je la prends comme solution de facilité.

Hamid Aïdouni : Je crois Jillali que tu as, qu'on a eu, la chance de grandir à Tanger, cette ville frontière où se séparent et se rejoignent l'Afrique et l'Europe, l'Occident et l'Orient, le Nord et le Sud, la pauvreté et la richesse, cette ville multiple, polyphonique, rebelle. Lorsque tu te ballades dans ses rues, tu sens que le temps n'a pas pu effacer les traces de ses maîtres (éphémères) : Phéniciens, Carthaginois, Romains, Berbères, Arabes, Espagnols, Portugais et bien d'autres. La colonisation lui réserve un statut particulier. La Convention de Paris (18 décembre 1923) fixe son statut et la déclare "Zone d'administration internationale". Delacroix, Matisse, A. Dumas, G. Stein, P. Morand, Capote, Tennessee Williams, Paul et Jane Bowles, Pierre loti, J. Kessel, Aaron Copland, J. Genet, Gore Vidal, Brion Sin, Marc Twain, J. Goytisolo ... sont quelques uns des peintres, musiciens, artistes, écrivains qui sont venus y chercher refuge et inspiration. Matisse découvre une "lumière aurorale" et annonce à ses amis avoir trouvé "le paradis des peintres". Paul Morand est fasciné par la ville internationale, un véritable paradis fiscal. Manouche raconte dans ses souvenirs l'image qui la fascine le plus:
"C'était pas une cité dortoir, Tanger, mais une cité bordel ... des pédés par nuées". Pierre Malo est attiré par l'aspect exotique de la ville:" Nulle ville au monde n'est plus séduisante et, dans un sens, plus mystérieuse, changeante, multiple, insaisissable, toujours prête à vous accueillir.
La Casbah, le Petit et le Grand Socco, le port, la région de Tanger ont servi comme décor à une cinquantaine de films américains, français, espagnols. Pourtant, quelque part Tanger reste insaisissable, rebelle à une mise en images. Toi même tu dis à ce propos que Tanger "refuse la mise en scène et la mise en images parce qu'elle se sent ciné génique". Toi même comme beaucoup d'autres, tu es né à Khémisset, mais on ne peut aujourd'hui parler de Tanger sans parler de Jillali Ferhati. L'étranger ne semble pas exister à Tanger, ou du moins nécessite une nouvelle définition, une approche autre de l'altérité. Et puis il me semble qu'on ne vit pas à Tanger mais on vit Tanger.

Jillali Ferhati : Lorsque tu dis qu'on ne vit pas à Tanger mais qu'on vit Tanger, on est en plein dans le cinéma. C'est là que je pourrai dire en toute quiétude et en toute humilité que Tanger ne se laisse pas se mettre en scène, c'est une ville qui est ciné génique. Chaque ruelle de Tanger [… hésitation], chaque fois que je passe sur le boulevard, j'ai l'impression qu'aucune rue ne ressemble à une autre, chacune a une ambiance particulière , avec toutes ses activités , toutes ses festivités , ses divertissements. Tanger est une panoplie. Je me souviens, il y a une équipe française qui était venu tourner à Tanger, il y a assez longtemps. J'étais assistant réalisateur ; je les ai convaincus, tiens-toi bien, qu'ils pourraient tourner des ruelles de Bombay à Tanger

Hamid Aïdouni : C'est extraordinaire !

Jillali Ferhati : Oui, c'est extraordinaire ! Parce que Tanger s'y prêtait. Je les ai emmenés dans des ruelles de Tanger qu'on a tout simplement maquillé des affiches de films, et des passes de personnages. On a tourné les jardins du Taj Ma Hal dans les jardins du Consulat d'Espagne.
Pour moi, Tanger s'y prête parce que c'est une ville comédienne. Elle a la chance d'avoir vécu ce statut de ville internationale qui a fait d'elle une ville polyglotte qui peut s'habiller autrement, qui peut se comporter comme les autres qui ne soient pas du même coin. Il y a cet avantage, mais je l'ai toujours dit, je n'ai aucun mérite à filmer Tanger parce que Tanger s'y prête. On me dit, mais pourquoi Tanger est si belle dans tes films ? Je leur dis : Tanger, c'est comme la comtesse aux pieds nus. Elle refuse d'être laide quand tu la filmes, elle te propose toujours son beau profil. C'est le rapport que j'ai avec cette ville, moi qui viens de Khémisset. Étant né à Khémisset, à l'âge de deux ans je suis venu à cette ville, j'ai grandi avec l'espagnol, le français, l'arabe, et moi berbère chez moi.

Hamid Aïdouni : Un véritable chassé croisé comme dirait Abdelkébir Khatibi.

Jillali Ferhati : Je dirai un verger multi fructifère. Tu grandis avec des pensées parallèles, une façon de voir, une façon d'agir, une façon d'être. Dans des moments précis, tu réagis, quand tu grandis dans une atmosphère pareille, tu ne peux que rendre grâce à cette ville qui t'a permis tout cela, puis Tanger pour moi, c'est elle qui a fait ce que je suis. C'est un studio à ciel ouvert.

Hamid Aïdouni : Est ce que tu ne penses pas avec moi que l'intellectuel tangérois a un statut particulier. Mohamed Choukri par exemple se présente ainsi : "je suis un écrivain tangérois. Je ne suis pas un écrivain marocain, parce que je découvre le Maroc comme les touristes".

Jillali Ferhati : À Tanger, on a toujours vécu avec cette sensation de mise à l'écart. Il y a un gars qui fume son joint et puis on veut l'emmener. Il leur dit, mais qu'est ce que vous faites, je suis un citoyen espagnol, je suis déjà là-bas. Parce qu'à force de regarder si loin à travers leur fumée, les gens du nord ont toujours pensé émigrer vers le Nord. Il y a une sorte de voisinage qui est tellement étroit, puis avec cette télévision toujours présente, il y a une sorte de familiarité qui s'installe dans l'inconscient, on ne se connaît pas mais on se connaît. On se familiarise avant de se connaître. Quand on se cherche, on est déjà de la famille. Il y a cette notion dans la tête de toutes les gens du Nord qui fait qu'on s'est toujours senti (pendant fort longtemps), je ne dirai pas délaissés, mais senti que les urgences étaient ailleurs. Et c'est pour cette raison qu'on a eu tout naturellement une sorte de penchant nordique, alors qu'on est déjà au nord du Maroc. Et le nordique pour le nord du Maroc c'est déjà le détroit, c'est au delà des vagues, c'est là je crois que la réflexion de Choukri est un peu réaliste.

Hamid Aïdouni

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