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Un film contre l'oubli
Indigènes, de Rachid Bouchareb
critique
rédigé par Mohamadou Mahmoun Faye
publié le 26/10/2006
Mohamadou Mahmoun FAYE
Mohamadou Mahmoun FAYE

Le réalisateur franco-algérien Rachid Bouchareb a réussi son pari : raconter une histoire méconnue du grand public et, en même temps, rendre hommage à des milliers de soldats africains qui ont contribué à la libération de la France lors de la Deuxième Guerre mondiale. Son film Indigènes est parti pour marquer l'histoire du 7ème art. Il a été présenté en ouverture du 21ème Festival du film francophone de Namur (Belgique) qui a eu lieu du 29 septembre au 6 octobre 2006.

Il y a des films qui vous clouent sur votre siège, des films dont les images s'entrechoquent dans votre tête bien après la fin du générique. Le long-métrage Indigènes du cinéaste franco-algérien Rachid Bouchareb en est un. Dès les premières séquences, on entre dans le vif du sujet. L'histoire peut paraître simple. C'est celle de quatre hommes : Saïd (Jamel Debbouze), Yacir (Samy Naceri), Messaoud (Roschdy Zem) et Abdelkader (Sami Bouajila). Ils font partie de ces milliers de soldats "indigènes" de la fameuse "Armée d'Afrique" dirigée par le général Jean De Lattre de Tassigny. Mobilisés de force ou volontaires, ils vont aller défendre puis libérer un pays dont ils n'avaient jamais foulé le sol auparavant. En évoquant la libération de la France, la plupart des historiens occidentaux n'insistent que sur le débarquement anglo-américain de Normandie ou la libération de Paris et de Strasbourg par les soldats français de la deuxième Division blindée dirigée par le général Leclerc. On oublie, ou plutôt on feint d'oublier, que cette progression n'aurait pas été possible sans les âpres batailles remportées par les soldats africains qui étaient majoritaires dans l'Infanterie et qui se battaient férocement aux premières lignes. Un exemple : le 15 août 1944, près de 120 mille spahis, tirailleurs et goumiers venus de vingt-deux pays d'Afrique noire et du Maghreb débarquèrent sur les côtes de Provence après avoir survécu aux durs combats en Italie, dont l'un des plus célèbres est celui du Monte Cassino. Ces mêmes combattants ont participé activement aux batailles qui ont finalement libéré la France de l'occupation allemande. Une histoire tue, oubliée, comme si le pays dont ils ont participé à la libération avait honte d'eux.
Et c'est là où le film Indigènes a tout son sens car au-delà des discours politiques souvent creux et hypocrites, il parvient à raconter avec des mots simples et des images saisissantes la vie de soldats dont la plupart n'ont pas demandé à se battre. Ici, pas de sentimentalisme ni de volonté délibérée de culpabilisation. Juste le désir de montrer la vie comme elle se déroulait dans les cantonnements militaires où le racisme et l'injustice s'infiltraient dans les moindres rapports entre soldats français et tirailleurs indigènes. Comme dans cette scène de distribution de repas lorsqu'un tirailleur sénégalais se révolta contre un officier qui refusait de lui donner une tomate alors que ses collègues blancs en avaient droit. "Pourquoi des tomates pour eux et pas pour nous ?", s'exclama-t-il. Et un soldat maghrébin de dire tout haut à l'officier raciste : "les balles allemandes ne reconnaissent pas la couleur de nos peaux". Une mutinerie faillit même éclater au milieu de ce camp où les nerfs étaient à fleur de… peau. Mais l'injustice existait aussi entre les soldats "indigènes" eux-mêmes. Et cela se traduisait parfois par des éclats de colère et des bagarres comme lorsque Saïd (Jamel Debbouze), ne supportant plus d'être le souffre-douleur de ses collègues, décida de se faire justice lui-même. Cela faillit tourner au drame.

DÉCHIRURES, DÉCEPTIONS ET ACTES MANQUÉS
Indigènes, c'est aussi l'évocation d'amours impossibles entre soldats africains et jeunes filles des villages français traversés. La hiérarchie militaire française voyait mal les relations sentimentales entre deux êtres issus de mondes si différents et si proches à la fois. Le soldat Messaoud (Roschdy Zem) en sera une victime et toutes les lettres enflammées qu'il avait envoyées à sa bien-aimée française ne parviendront jamais à cette dernière car confisquées par la hiérarchie militaire très portée sur la censure. Combien d'histoires d'amour de ce genre ont ainsi été interrompues ? Autant de déchirures, de déceptions et d'actes manqués que Rachid Bouchareb a traqués avec sa caméra, au milieu du bruit et de la fureur de la guerre.
Ce film (tourné au Maroc et en France), il le porte depuis qu'il a fini Little Sénégal (2001) dans lequel Sotigui Kouyaté incarne le personnage d'un conservateur de la Maison des Esclaves de Gorée parti aux États-Unis à la recherche de descendants d'Africains. Pour écrire le scénario de Indigènes, il a passé des journées entières dans les Archives des armées et mené de longues enquêtes au Maroc, au Sénégal, en Algérie, mais aussi à Bordeaux, Nantes et Marseille. Lui dont un arrière grand-père avait fait la guerre de 1914–1918 était comme obsédé par cette histoire des soldats africains gommée dans les livres d'histoire et les manuels scolaires. Il était animé d'une force qui le poussait sur le chemin de la réhabilitation des ces milliers d'hommes qui ont perdu leur vie ou qui sont devenus invalides pour libérer la France. Une France qui, après la guerre, ne semblait plus se soucier d'eux. Dans ses recherches, il est tombé sur un article de presse daté racontant l'histoire d'un village alsacien qui a décidé d'ériger un monument pour honorer une centaine de tirailleurs africains. Ces derniers avaient protégé la population dans les derniers mois de la guerre de 1939–1945, subissant d'énormes pertes mais luttant héroïquement contre des troupes allemandes plus nombreuses. Dans une de ses interviews, le réalisateur franco-algérien (il est né à Paris en 1953 de parents algériens) explique qu'il n'a pas du tout cherché à détourner l'Histoire. En parlant des soldats indigènes il dit : "Libérer un pays, avoir été accueillis comme ils l'ont été par les villages de France, se faire applaudir sur la route… Tout cela a marqué leur mémoire, leur histoire. Et tout ce qu'ils ont pu vivre d'injustice par la suite ne l'a pas effacé". Le cinéaste avoue avoir fait ce film pour que les plus jeunes générations soient au courant de cette épopée et que les autres, plus âgés, ne sombrent pas dans l'oubli. L'une des critiques que l'on pourrait faire à Bouchareb est d'avoir mis en exergue le rôle des soldats maghrébins dans cette guerre et d'avoir, du coup, relégué presque en arrière plan l'histoire de leurs frères d'armes d'Afrique noire qu'on voit à peine dans les images. Mais peut être est-ce là un choix cinématographique qu'on ne peut pas lui reprocher.
Un formidable élan de générosité a porté le projet car aucun des quatre principaux comédiens n'a perçu de cachet. Et Jamel Debbouze a même cassé sa tirelire pour co-produire le film. Le résultat a été stupéfiant : un long-métrage unanimement reconnu par la critique avec, à la clé, un Prix d'interprétation masculine (collectif) reçu en mai dernier lors du festival de Cannes. Autre retombée qui a participé à la forte médiatisation dont bénéficie Indigènes, la décision de la France d'aligner désormais les pensions des anciens tirailleurs africains sur celles de leurs frères d'armes de l'Hexagone. On raconte que le président Chirac, après avoir assisté à la projection du film, était tellement ému qu'il envisagea de prendre cette décision historique, réparant ainsi une injustice qui date de soixante ans. Parfois, un simple film peut servir de déclic et précipiter la marche de l'Histoire.

MODOU MAMOUNE FAYE (Sénégal)

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