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"J'ai voulu jeter un autre regard sur l'immigration"
Moussa Touré, Réalisateur de Nosaltres
critique
rédigé par Mohamadou Mahmoun Faye
publié le 28/11/2006

Depuis Poussières de ville en 2002, le réalisateur sénégalais Moussa Touré n'arrête plus de faire des documentaires. Après Nous sommes nombreuses (2003) et 5X5 (2005), il vient de boucler Nosaltres, un film d'une soixantaine de minutes tourné dans un village catalan, en Espagne.

L'exil est décidément présent dans le cinéma de Moussa Touré. Déjà, en 1991, son premier long-métrage Toubab bi évoquait ce thème à travers le personnage d'un immigré perdu dans la jungle parisienne et interprété par le journaliste Khalil Guèye. Ce thème est également abordé subrepticement dans TGV (1998), un road-movie où se côtoient divers personnages dont certains rêvent d'exil et de vie meilleure. Dans son tout nouveau documentaire Nosaltres, Moussa Touré revisite l'exil en le scrutant de l'intérieur. Au Festival international du film francophone de Namur (du 29 septembre au 6 octobre 2006) où il a récemment présenté ce film en compétition officielle, nous avons longuement discuté avec le réalisateur. Le documentaire évoque la vie d'une communauté de Maliens dans un petit village catalan, à 35 kilomètres de Barcelone. "Si j'ai décidé à tourner un documentaire sur la vie de cette communauté, c'est tout simplement parce que, de nos jours, on parle beaucoup de l'immigration des jeunes africains. C'est comme si on oublie tout ce qui se passe à l'intérieur de cette Afrique où plus de 50% de la population a moins de 20 ans. Il est vrai que notre époque est marquée par ce phénomène et que de nombreux jeunes n'hésitent pas à embarquer dans de minuscules pirogues pour rallier l'Europe, mais il n'y a pas que cet aspect de l'immigration. Une fois arrivés dans ce qu'ils considèrent comme un Eldorado, la plupart des jeunes africains sont confrontés à la dure réalité et doivent, entre autres, s'intégrer dans leur société d'accueil", explique le cinéaste. C'est cette réalité qu'il veut montrer dans Nosaltres (un terme catalan qui signifie "nous autres"), un film qui confronte deux cultures pour mieux les rapprocher. "Dans le discours sur l'immigration, on ne parle que de ceux qui débarquent et on oublie trop souvent ceux qui sont en Europe depuis dix ans, parfois même trente ans, et qui se battent quotidiennement pour se faire accepter. Moi, j'ai choisi délibérément de parler de ce phénomène sans tomber dans le cliché et les images de pirogues remplies de jeunes qui risquent leur vie pour aller vivre et travailler dans les pays européens", poursuit Moussa Touré.
Pourquoi le cinéaste a-t-il pris l'option de tourner son documentaire dans un "trou perdu" de la Catalogne au lieu de s'intéresser à la vie des immigrés dans les grandes métropoles européennes comme Madrid, Paris ou Bruxelles ? : "Tout simplement parce que dans les grandes villes les gens n'ont pas le temps de se parler. Ils se côtoient sans se voir, sans même essayer de se connaître car chacun lutte pour sa survie. Les villes, à mon avis, ne reflètent jamais la réalité sociale et culturelle d'un pays. C'est tout le contraire des villages où la vie est plus simple et où les populations sont plus proches les unes des autres. Et c'est dans les villages que l'on se rend compte que la population européenne vieillit de plus en plus".
À San Felio où Moussa Touré a tourné son documentaire, vivent quelque cent Maliens qui occupent de petits boulots que les jeunes autochtones, partis à Barcelone, ont délaissés. La communauté malienne ne parle presque pas avec les habitants du village. Cela a tellement intrigué le réalisateur qu'il a pris sa caméra pour percer le mystère qui entoure ce malentendu bourré de… sous-entendus. Au début, il ne pensait pas que les deux communautés allaient finir par se rapprocher, se parler. Il voulait juste filmer une réalité que personne n'a, jusqu'ici, essayé de décrypter. "Mes documentaires, je ne les réalise pas sous un format classique. Si j'avais préparé ce film avant de commencer à le tourner, j'aurai peut-être imaginé une réconciliation finale entre les deux communautés. Dans une des scènes, je fais même dans la provocation en demandant à mes interlocuteurs : c'est quoi un Malien ? Ce genre de questions, ça ne se prépare pas. En fait, lorsque je filme ce sont les évènements qui me poussent à réagir ou non. J'aurais pu, dès le départ, me contenter de filmer cette réalité, sans poser de questions, et puis partir. Mais j'ai choisi de procéder exactement comme je le fais dans la vie de tous les jours. Au départ, lorsque j'ai débarqué à San Felio, je ne savais pas du tout qu'il y avait une certaine incompréhension entre les communautés malienne et catalane et qu'elles étaient séparées par un fossé qu'on imagine immense, mais qui en fait n'est pas très profond", nous glisse le cinéaste tout en rajustant sont éternel bonnet haoussa multicolore.
Moussa Touré, un ethnologue qui s'ignore ? En effet, sa démarche est très proche de ce cinéma du réel qui tente de déchiffrer le comportement des individus tout en essayant de déceler les différences entre deux sociétés, deux cultures. Lui qui a regardé tous les films de Jean Rouch estime que ce dernier ne laissait pas toujours s'exprimer les sujets qu'il filmait. "C'est comme s'il interprétait leurs actes. Dans mes films, je n'ai pas la prétention d'interpréter ce que disent mes interlocuteurs. Aujourd'hui, avec le numérique, nous avons la possibilité de poser un regard sur le monde qui nous entoure. En tant que cinéaste, j'ai le droit de poser mon regard ailleurs que sur l'Afrique. Les réalisateurs européens viennent filmer nos populations et leurs réalités, alors pourquoi nous, cinéastes africains, ne devrions-nous pas raconter l'Europe selon notre vision ? Il est vrai que dans ce documentaire, je ne regarde que ce qui m'intéresse, mais ce n'est pas une sorte de revanche que je suis en train de prendre sur mes collègues européens", avoue Moussa Touré.
Au-delà de la façade sociologique, il essaie d'aller "au fond des choses" afin de mieux cerner le sujet qu'il aborde. Son credo : gratter le vernis apparent pour atteindre la véritable nature des sociétés qu'il scrute de l'intérieur. Il l'a essayé dans Nous sommes nombreuses, un film qui raconte le calvaire de ces centaines de femmes congolaises violées durant la guerre civile qui, il y a une dizaine d'années, avait secoué Brazzaville et ses environs. "Nous sommes tous des ethnologues en quelque sorte, mais il faut savoir bien écouter et, surtout, arriver au bon moment pour saisir la réalité du milieu que l'on veut filmer. Quand quelqu'un se rend compte qu'on l'écoute, il sent en même temps qu'on le respecte. Et lorsque vos interlocuteurs sentent que vous les respectez, ils vous livrent tout ce qu'ils ont dans le cœur. Il ne faut surtout pas juger les autres !", réagit le cinéaste.
Ses documentaires ressemblent parfois à un reportage journalistique car il s'y implique à fond en filmant lui-même et en posant des questions parfois déroutantes. "De toutes les façons, celui qui regarde un documentaire sait qu'il y a toujours quelqu'un derrière la caméra et qui pose des questions. Je me suis alors dit : pourquoi, dans le montage, enlever les questions que je pose à mes interlocuteurs ? A mon avis c'est presque un manque de respect vis-à-vis des spectateurs. Un bon documentaire, c'est celui qui se rapproche le plus de la réalité. C'est d'ailleurs pourquoi je n'enlève pas ma voix car je ne cache pas ma présence au spectateur", explique Moussa Touré.
Actuellement, il prépare deux documentaires, l'un sur les Afro-Pérouviens et l'autre sur le phénomène de la solitude des femmes européennes. Mais ce qui lui tient le plus à cœur c'est son prochain long-métrage. Il s'intitulera Au sommet de la montagne et sera tourné à Kédougou, à l'Est du Sénégal. "C'est l'histoire de deux peuples, les Mandingues et les Bédiks. Chacun a ses totems et ils ont une fête commune, le nionéné, qui célèbre la bière de mil. Ce qu'ils ont également de commun, c'est une vallée où se déroulent les festivités. Je raconte une histoire d'amour impossible entre un homme et une femme issus des deux communautés", résume le réalisateur. Le premier tour de manivelle aura lieu en mars 2007 et le rôle principal sera interprété par Makéna Diop, son acteur fétiche qui a joué dans Toubab bi et TGV. Il était temps car cela fait presque dix ans que Moussa Touré n'avait pas fait de long-métrage de fiction.

Par Modou Mamoune Faye

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