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Un travelling, cette affaire de morale
critique
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 01/12/2006

Filmer l'Afrique revient très souvent à filmer, ses blessures, sa douleur. Un imaginaire s'est constitué petit à petit, et non pas toujours à tort, sur une association entre la souffrance et l'Afrique. Ceci fait que le cinéaste qui s'inscrit dans cette démarche a besoin de faire un travail sur la bonne distance à prendre par rapport à son sujet. Un ensemble de documentaires est de ce point de vue très intéressant à interroger d'abord pour la manière dont ils abordent l'Afrique et ensuite pour l'écart qu'ils prennent par rapport à l'approche de la télévision.
"Un travelling est une affaire de morale" on le sait depuis longtemps désormais. Ceci se vérifie encore plus dans la relation particulièrement complexe entre cinéma et éthique dès qu'il s'agit de filmer l'Afrique. La limite est dès lors extrêmement fine entre la recherche d'une expression artistique propre et une attitude qui se veut souvent un mélange de complaisance, de condescendance, de paternalisme ou d'exotisme. Souvent, c'est le cas de l'image de la télévision, une image qui ne cherche qu'à caresser, et avec le même intérêt d'ailleurs, aussi bien la bonne conscience que la mauvaise conscience du spectateur. De l'autre côté le risque est très facile de tomber dans le folklorisme quand ce n'est pas la complainte larmoyante ou du mieux la simple description de faits.
Or ce terrain glissant de l'image, qu'est la morale, se pose à l'évidence plus dans le cinéma qu'à la télévision. Le petit écran n'a pas de morale, dans le sens où la question éthique ne se pose pas du tout comme un paramètre esthétique. Par contre un film de cinéma est une œuvre foncièrement subjective, et donc le cinéma ne peut échapper au poids d'une certaine idée de la morale dans ses implications intellectuelle et esthétique. Il n'y a pas de regard dans l'image de la télévision. Le plus important c'est l'impression de proximité, ou plutôt son illusion. En revanche dans le cinéma, c'est le regard de l'auteur qui prime. D'ailleurs, parmi les cinéastes (non africains) qui se sont intéressés à l'Afrique il y a essentiellement ceux qui ont une forte personnalité artistique et qui abordent la réalité avec des choix esthétiques bien définis.
Nous pensons particulièrement à des films comme ceux de Abbas Kiarostami, de Raymond Depardon, de Hubert Sauper, de Denis Gheerbrant. Très souvent ce sont des films de commande comme c'est le cas de ABC Africa. Mais la plupart du temps il s'agit de films nés d'une volonté personnelle de répondre à un rapport particulier à l'Afrique ; c'est le cas des trois autres : Afriques : Comment ça va avec la douleur ?, Après et Le Cauchemar de Darwin.
Dans ce genre de documentaires il y a deux postures possibles. La première est celle qui est liée à une conjoncture, une guerre civile, un génocide … Le cinéaste éprouve un besoin de témoignage et de réflexion au sens de recherche d'un sens quelconque. La crise devient un sujet propre à développer un discours cinématographique sur l'Afrique et sur l'Image. Après est un voyage, près de dix ans après la guerre civile du Rwanda. Le Cauchemar de Darwin montre une face peu connue de la Tanzanie : celle où les Européens échangent leurs armes contre de quoi remplir leurs assiettes. Le film n'est lié à l'actualité que par ricochet mais il gagne en éloquence de ce fait même.
La deuxième est celle qui naît d'un rapport plus complexe à l'Afrique comme une réalité spécifique, mais qui vaudrait toute autre réalité. Depardon filme l'Afrique avec le même regard de cinéaste à l'affût de tout ce qui est "vrai", voire même tout ce qui est vérité. La réalité Africaine, dans son regard de cinéaste, vaut bien celle des paysans de l'arrière pays français. De même, il n'y a presque pas de différence entre les enfants que filme Kiarostami en Ouganda après le génocide et ceux de l'Iran d'après le séisme.
ABC Africa voit le jour dans des conditions extrêmement particulières. Œuvre de commande à l'origine, le film tourne en une réflexion sur l'Afrique et sur la relation entre le cinéma et le réel. Une fois la commande du FIDA reçue, Kiarostami part en repérage et se rend en Ouganda avec un seul assistant comme équipe technique. Ils sont munis uniquement de deux petites caméras numériques. Objectif : prendre des notes visuelles en préparation du tournage. De retour en Iran et les rushes visionnés, le réalisateur de Où est la maison de mon ami ? se rend compte qu'il avait son film "en boite" diraient les gens du métier. En final le film sera fait à partir de notes de repérage, ce qui n'est pas sans rappeler le film africain par excellence, fait dans des conditions pareilles : Carnet de notes pour une orestie africaine de Pier Paolo Pasolini.
Dès le départ le film est voulu par les commanditaires comme une œuvre conative. Ce devait être une œuvre de sensibilisation de l'opinion mondiale au problème des orphelins du Sida et du génocide. Il était supposé prendre le contre-pied des médias qui ne s'intéressent à l'Afrique que lors des grands conflits et les moments de crises de tous genres. C'est un cri d'alarme également contre l'oubli de ces enfants laissés pour compte, dans l'oubli total après la fin des hostilités meurtrières.
Or Kiarostami n'a jamais été en Afrique. Il lui fallait donc un voyage d'exploration. Néanmoins ce qui devait être uniquement une préparation donna lieu à une œuvre plus sincère et plus authentique. Lesquelles sincérité et authenticité naissent de cette distance "juste" que le réalisateur réussit à prendre par rapport à cette réalité. La décision de ne pas retourner pour un tournage selon les règles de l'art est une négation de la mise en scène, au sens conventionnel.
Afriques : Comment ça va avec la douleur ? de Raymond Depardon nous met aussi en face de ce même choix et moral et esthétique. Entre l'image elle-même et le choix de la mettre dans le film (ou non) il y a une décision de réalisateur par opposition à la définition scolaire de la mise en scène. À plusieurs reprises, le cinéaste le confessera : il ne part pas avec un plan de tournage défini. Il part à la rencontre des images ou plutôt dira-t-on, ses travaux précédents lui ont servi de repérage mental et psychologique. Le moment d'émotion, et donc de cinéma, qui se dégage de l'image montée naît de la conviction qu'il y a plus d'effet sur le spectateur en l'approchant par l'esthétique que par la pornographie des images catastrophistes et / ou misérabilistes.
Depardon aussi est naïf par choix esthétique. Dès le début de son documentaire, il explique son dispositif : la stratégie de tournage et les choix formels sont en cohérence avec l'attitude morale et esthétique du réalisateur. Aller là où la télévision n'a pas été, filmer ce que les médias du monde ne montreront jamais. Le film est fait de plans sans commentaire, d'images ludiques, bref tout ce qui est incorrecte, ailleurs interdit même. Il est aussi ponctué de panoramiques de 360° comme un regard qui cherche à retrouver des repères qu'il avait perdus. Il ne connaît pas son chemin. L'homme d'image se veut intellectuellement et esthétiquement nu face à cette réalité qu'il filme.
Les images qu'on découvrira dans le film de Kiarostami n'étaient pas, au préalable, destinées au public mais au réalisateur lui-même. Il ne s'agit pas d'un brouillon non plus. Les images donnent l'impression d'être brutes. C'est le cas de celle où des dizaines d'enfants tournent autour du cinéaste et de son assistant. Kiarostami rit à son tour (il n'avait pas encore décidé de retenir ces images) et montre à certains enfants les images qu'il prend. Nous sommes presque dans ce qu'on appelle un film de famille ou du moins dans le cliché de l'attraction habituelle que provoquent les équipes de télévision et leur matériel.
La conscience de cette distance à prendre par rapport à la réalité filmée peut aller plus loin, c'est-à-dire jusqu'à verser dans des digressions qui prêtent, à des moments, à l'ambiguïté et à la confusion. Lorsque l'équipe se filme en train de filmer on croirait qu'elle s'éloigne du sujet initial. Dans certaines séquences les deux compagnons nous livrent leurs réflexions sur les difficultés qu'ils rencontrent et qui sont liées au mode de vie de la population. Aussi l'absence d'électricité ou d'Internet dans le pays est-elle porté par un écran noir. Le film devient alors l'équivalent d'un journal de bord pour une équipe qui apprend à connaître le continent où ils débarquent pour la première fois.
Carnet de notes, le film de Raymond Depardon l'est aussi. Le cinéaste français a une longue histoire avec le continent noir et avec ses douleurs. En témoignent un bon nombre de films sur la guerre du Tchad, sur l'affaire Claustre, San Clemente, Tibesti Too… De 1993 à 1996 il part en visite pour les lieux de conflit, de tension, de douleurs dans l'Afrique de la fin du siècle. Il est seul, muni uniquement d'une petite caméra et d'un micro. Dans ce film intimiste, "Il s'interroge sur sa responsabilité d'homme d'image à parler de la douleur".
Depardon pousse sa recherche de l'émotion au sens esthétique le plus loin possible. Il ne cherche pas le sensationnel ni l'insolite. L'image qu'il montre est d'une authenticité telle qu'elle a tellement d'épaisseurs qu'elle ne peut être considérée sans renvoyer a contrario à la platitude de l'image de la télévision. L'une des images les plus parlantes de ce point de vue est celle de ce plan rapproché sur le visage d'un enfant africain sur lequel une mouche ne cesse d'aller et de venir, provoquant ce que Noël Burch appelle l'effet d'agression que l'image exerce sur le spectateur.
Agressif est aussi ce plan d'une minute sur Nelson Mandela, incarnation de la douleur de l'Afrique. Toute l'interview de cet homme emblématique se résume en une minute de silence filmée en temps réel. Un silence plus éloquent que tout discours. Un peu plus loin, parlant d'une visite improvisée chez une famille de fermiers sud-africains Depardon nous emmènera le long d'une route déserte où pendant un bon moment la voix off s'efface laissant la place à un silence qui va à la perfection avec les images filmées mais complètement insupportable dans un reportage de télévision. Là encore, l'écriture de Depardon se veut essentiellement agressive.
Aussi bien Kiarostami que Depardon auront été confrontés dans leur relation à l'Afrique et au cinéma, à une question d'ordre plutôt esthétique que morale. Ou du moins ils l'ont voulue d'abord comme telle : comment aborder un sujet grave par le biais de l'œuvre d'art ? En gros, la réponse est la même : avec de l'humilité et de la générosité. En tout cas au départ il y aurait une idée forte de la posture intellectuelle face à la réalité interrogé c'est le doute, chose que la télévision ignore complètement. "Homme d'image, Depardon ou Kiarostami, est habité par le doute". C'est justement à ce titre que leur image de l'Afrique reste moralement digne, et esthétiquement et intellectuellement honnête.

Par Hassouna Mansouri

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