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Marrakech : La chronique de Mohammed Bakrim
FIFM (Festival International du Film de Marrakech), Maroc : 1er-09 Décembre 2006.
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 19/12/2006

Scorsese, une métaphore d'Amérique

The departed, le nouveau film de Martin Scorsese a offert une très belle opening night à la sixième édition du Festival international du film de Marrakech. Déjà son discours enregistré et envoyé au FIFM pour s'excuser de son absence a été un message fort en indications. Il a dit son amour, sa reconnaissance pour le Maroc, pour Marrakech et il a donné en quelques phrases une très belle présentation de la Préférence italienne à laquelle il a participé en proposant une sélection de films inspirée de son célèbre Mon voyage en Italie, méga documentaire sur une cinématographie qui a marqué sa formation et sa carrière. Il a dit dans son message vidéo à propos du néoréalisme des choses simples mais profondes, à l'image de cette esthétique aujourd'hui incontournable dans l'histoire du cinéma mondial. Le néoréalisme dit-il en substance est la principale création cinématographique après le cataclysme de la seconde guerre mondiale ; il a permis alors de transcender cette blessure et de permettre de retrouver des sentiments humanistes. Quelle leçon de lucidité ! Quelle belle introduction à cette rétrospective italienne qui est un événement cinéphilique au sein du festival de Marrakech.
The departed (Les infiltrés) présenté à Marrakech simultanément avec sa sortie mondiale est un film largement scorsesien. C'est du Scorsese pur et dur ; pour le festival, il place d'emblée la barre très haut. On y retrouve des thématiques récurrentes reprises ici, relookées poussant leur logique interne à l'extrême. "Une nation de rats" dit un des protagonistes du film ; rat renvoyant ici à la notion de la taupe dans le domaine d'espionnage ; les infiltrés en somme. Ceux qui appartiennent à un univers déterminé, une communauté, un clan, un groupe… et qui infiltrent un autre groupe par calcul, par désir de vengeance ou tout simplement dans le cadre d'une vaste manipulation. Au bout de 150 minutes haletantes de rebondissements, Scorsese bouscule les données qui sont censées orienter notre approche du récit pour nous laisser à la fin livrés à nous-mêmes, face à la complexité du monde, face au cynisme, à la violence. Une double violence dans le film : une violence physique inouïe (des tirs à bout portant sur des têtes qui explosent) et une violence symbolique qui traversent les rapports sociaux.
J'ai parlé de circulation récurrente de signifiants scorsesiens. On peut citer des exemples ; au niveau du cast, nous retrouvons Leonardo DICaprio : sa troisième présence d'affilée dans les trois derniers films de Scorsese. Une figure du héros réadapté à la nouvelle approche de Scorsese d'après la période Robert de Niro. Scorsese construit sa filmographie sur des cycles portés par des individualités fortes : des sujets extraordinaires face à des situations extraordinaires. DiCaprio a inauguré ce nouveau cycle avec Gangs of New York, un retour/relecture sur un mythe fondateur d'Amérique ; puis une biopic avec Aviator pour retrouver avec Les infiltrés, les communautés constituées : La Mafia, la police.
Signifiants récurrents aussi l'urbanité, la violence, la filiation, l'héritage catholique, l'appartenance identitaire, la figure féminine rédemptrice…renforcés ici par l'apport des gadgets de la modernité : le téléphone portable et plus qu'un accessoire c'est un actant, un acteur du drame, l'ordinateur (en filigrane le film traite d'un trafic de microprocesseurs haut de gamme à valeur stratégique qui vont être livrés par le syndicat du crime à des trafiquants chinois : le péril jaune, une angoisse américaine !)
Les personnages scorsesiens sont éminemment urbains : la ville ici comme western contemporain enjeu de forces antagonistes où le mal sévit maqué, dévoilé dans un déchaînement de violence ; cinéaste new-yorkais par excellence, il filme ici Boston. Déplacement communautaire aussi, ici ce sont les Irlandais qui sont au centre du dispositif. Le filme dissèque les rapports de filiation (il s'ouvre sur une scène découverte du père : le jeune Colin Sullivan (Matt Damon) recruté par un chef/père Costello (Jack Nicholson). Il lui dessine un parcours, il le prédestine à une tâche ; c'est lui qui sera l'informateur infiltré au sein de la police. En face, Billy Costignan (Leonardo DiCaprio) sera le flic infiltré au sein du syndicat du crime. Nous retrouvons le schéma de base qui fonde le récit de Gangs of New York : infiltration à partir d'un changement d'identité pour se rapprocher du maître et accomplir un acte réparateur : dans Gangs of New York venger la mort du père ; dans Les infiltrés au départ c'était une simple mission pour finir par devenir un acte de vengeance après la mort du Lieutenant (Martin Sheen). Mais ce n'est pas aussi linéaire. Scorsese nous complique la tâche car il est dans un autre registre : dire l'Amérique d'aujourd'hui dans ce qui fait ses contradictions, ses angoisses et ses peurs.

Néoréalisme, le cinéma éternel

Le bonheur du cinéphile ce sont des rencontres, des montages parallèles ou linéaires que génèrent les hasards des projections et de la programmation. Samedi, le FIFM offrait ainsi aux cinéphiles un après-midi sous le signe d'une école de cinéma qui constitue un moment incontournable de l'histoire du cinéma, celle du néoréalisme. C'est la rencontre aussi entre deux géographies du cinéma : le premier film nous vient d'Italie, Rome ville ouverte de Roberto Rossellini et le deuxième, Derb Almahabil de l'Egyptien Tawfiq Salah. Le premier présenté dans le cadre de La préférence italienne, montée en partie avec la complicité cinéphile de Martin Scorsese et le second dans le cadre de l'hommage rendu au cinéaste grand cinéaste égyptien.
Le cinéma italien dont le Festival présente un formidable panorama ne se réduit pas au néoréalisme ; il en constitue cependant la création essentielle. Celle-ci n'est pas née ex-nihilo. Il y a bien sûr tout l'apport de nombreux courants artistiques, littéraires et surtout cinématographiques comme celui des auteurs américains, russes et particulièrement français avec notamment le réalisme poétique. Le néoréalisme en a fait une synthèse inventive comme il permettra lui-même l'éclosion de plusieurs variantes qui s'en inspirent avec le cas justement de l'école égyptienne du réalisme dont la figure de proue est Tawfiq Salah.
Rome ville ouverte passe pour le manifeste du néoréalisme. Il en offre la quintessence thématique et artistique. Mais il faut commencer par rappeler une hypothèse de départ. Le théoricien français Bazin attirait notre attention à ne pas réduire le néoréalisme à un choix thématique ; filmer la misère, aborder un thème social fort ne constituent pas une valeur fondatrice du néoréalisme. Certes il y a des sujets qui connotent cette tendance. D'abord l'effet de l'actualité de l'époque qui l'a vue naître, celle de l'immédiat après guerre voire de la période de résistance au fascisme comme dans Rome ville ouverte qui revient sur un ultime épisode de la souffrance de la population romaine sous l'emprise du fascisme et du nazisme, il y a aussi le sous-développement, la crise sociale, le chômage on pense bien sûr au film mythique Le voleur de bicyclette qui a bousculé les fondements de la dramaturgie dominante en mettant au cœur de son récit la journée d'un chômeur en quête de son vélo. Mais ce n'est pas cela l'essence de la démarche néoréaliste. Le néoréalisme est un choix global qui ne concerne pas seulement le thème abordé; c'est un choix d'écriture, une esthétique qui exprime un humanisme. C'une école cinématographique relativement bien analysée. Des travaux de recherche ont permis de cerner ces grandes caractéristiques thématiques et stylistiques. Historiquement, on le situe entre la période allant de 1945 à 1956. Sur l'ensemble de la production italienne de cette période qui se chiffre à mille deux cents films, le néoréalisme propose un corpus d'une centaine de films. Le terme lui-même a vu le jour en 1943. Et c'est le professeur italien Umberto Barbaro qui l'emploie pour la première fois dans une revue publiée à Rome à propos du cinéma... français d'avant-guerre [Quai des brumes de Marcel Carné].
Le néoréalisme, ce sont des thèmes bien sûr mais surtout un style. Les thèmes sont puisés dans l'actualité de l'Italie des lendemains de la libération. "Cette adhérence parfaite et naturelle à l'actualité s'explique et se justifie intérieurement par une adhésion spirituelle à l'époque", écrit à ce propos André Bazin. C'est ainsi qu'on y retrouve la dénonciation du fascisme et la mise en valeur de l'action des militants de la Libération avec l'exemple que nous avons cité Rome, ville ouverte auquel on peut ajouter Païsa de Rossellini ; l'analyse du sous-développement, La Terre tremble de Visconti ; le chômage dans les centres urbains : Le voleur de bicyclette, Miracle à Milan de Vittorio de Sica ; la crise dans la campagne : Riz amer de Giuseppe de Santis ; la condition féminine : Femmes entre elles de Antonioni ; la détresse des vieillards : Umberto D de Vittorio de Sica.
Mais cela ne suffit pas à donner à un film l'étiquette de néoréaliste; j'affirmerai davantage en disant que ces films réduits à leur scénario ne se distinguent nullement d'un sympathique mélodrame. L'esthétique néoréaliste se situe à un autre niveau. Et l'apport de cette école italienne est d'indiquer justement que la réalité ne suffit pas pour accéder au réalisme; "ce ne sera pas, à mon sens, le moindre mérite du cinéma italien que d'avoir rappelé une fois de plus qu'il n'était pas de réalisme en art qui ne fut d'abord profondément esthétique" souligne André Bazin. Si on peut relever au départ de cette esthétique l'actualité du scénario, ou plus précisément un scénario d'actualité, on peut y ajouter aussi la vérité de l'acteur: des comédiens non professionnels ou du moins en début de carrière. C'est-à-dire nulle star. Présence des enfants comme acteurs du drame, témoins de ce qui arrive aux adultes (la scène de l'exécution du prête dans Rome ville ouverte). Et puis l'usage fréquent des plans d'ensemble, avec un cadrage qui rappelle le documentaire; un montage neutralisé sans effets de style; absence des effets visuels ou des effets spéciaux, le néoréalisme revient à son ancêtre : La sortie des usines Lumière (Méliès n'est pas une référence pour le néoréalisme). Tournage en décors réels, dialogues simples et montage financier modeste. Des éléments d'une rhétorique, des apports qui ont constitué "une évolution conquérante du langage cinématographique, une extension de sa stylistique".
Peut-on alors affirmer que Derb Almahabil, premier long métrage de Tawfiq Salah en est une traduction égyptienne ? On peut dire rapidement qu'il en garde l'essence en l'a adaptant à l'art du récit égyptien. Dans le film de Tawfiq Salah il y a la force du scénario porté par le travail en amont d'un grand romancier Naguib Mahfouz (coscénariste du film). Il y a en outre la réappropriation des ingrédients hérités du spectacle populaire avec le recours à des stars, à des chansons… Mais la mise en scène refuse l'artifice ; les mouvements d'appareils recentrent le drame et le concentrent vers une tension qui finit par éclater. C'est du réalisme avec art.

Tranches de vie dans un monde fragmenté

La compétition officielle parvenue à mi-parcours donne déjà des premières indications sur les tendances du FIFM 2006 au moment où les films marocains vont entrer en lice. On peut parler à ce propos d'une certaine implication des films présentés dans une restructuration du récit classique, c'est une narration éclatée qui progresse par fragments. Les films portées par une adhésion à la modernité tournent ainsi le dos au récit linéaire qui semble être saturé par la fiction télévisuelle : la question, en effet, qui traverse en filigrane des films comme Bobby (USA), A Casa nostra (Italie), Las vidas de Celia (Espagne) est comment raconter le sujet, l'individu, la complexité du monde sans passer par la formatage télévisuel des images et des récits ? Comment sortir de l'esthétique du téléfilm en quelque sorte pour retrouver la substance du langage cinématographique, pour impliquer le récepteur dans un échange où il est lui-même partenaire. Le programme narratif de la compétition officielle peut être résumé ainsi : filmer des tranches de vie dans un monde fragmenté.
Bobby de Emilio Estevez situe son drame dans un contexte historique chargé de symboles: ce sont les années 60 ; un référent qui suppose de la part du destinataire une certaine complicité culturelle, politique et cinéphilique. Le film est traversé de clins d'œil, de références qui ont marqué cette période en ébullition de la société américaine : deux événements historiques vont encadrer cette histoire et ce sont deux assassinats : celui du pasteur noir Martin Luther King et celui du sénateur démocrate Bob Kennedy. Ce n'est pas une reconstitution historique à la Oliver Stone ; non, ici c'est un drame qui se déroule à huis clos, dans le cadre d'un hôtel (Ambassador) qui s'apprête à accueillir un meeting dans le cadre des primaires d'investiture. L'hôtel est une image concentrée de l'Amérique, c'est une rhétorique de la métonymie où l'élément renvoie à l'ensemble : tout le patchwork américain défile devant nous par la multiplication de mini-histoires ; les transitions se font par le biais des liens professionnels, ou par la structuration de l'espace. On passe d'un étage à l'autre, d'une chambre à l'autre découvrant du coup une couche sociale ou une autre et d'entamer l'approche d'une variété de soucis et de tensions. La mise en scène est dynamique. Les comédiens sont en contre-emploi : Sharon Stone est méconnaissable, le statut de star est revisité à l'image de ce qui s'est passé dans le cinéma américain des années soixante avec l'apparition du nouvel Hollywood dont certains de ses films emblématiques sont cités dans le film d'Estevez. Toutes ces histoires apparemment sans importance tendent vers le climax qui n'est autre que l'assassinat à bout pourtant du sénateur Kennedy dans les couloirs de l'hôtel.
A Casa nostra de Francesca Comencini est un récit urbain ; cela se passe à Milan. C'est une radioscopie de la société capitaliste dans sa phase financière ; la mafia, signifié classique récurrent du cinéma italien est ici symbolisée par les milieux de la banque qui n'hésitent devant aucun recours pour monter des opérations juteuses. Mais cette dimension n'est pas abordée frontalement ; c'est aussi par fragments par la multiplication des micros univers individuels, des drames quotidiens. On suit un protagoniste qui nous mène au-delà de son histoire. C'est la scène finale qui reconstitue l'ensemble des éléments du puzzle.
À Marrakech, la compétition fait appel à un spectateur actif.

La révolution Bensaïdi

Le réel, la fiction et le cinéma sont des thèmes de réflexion qui ont porté les films présentés en compétition officielle notamment à travers deux titres qui ont marqué et touché les spectateurs de cette nouvelle édition du FIFM à savoir Un dimanche à Kigali du canadien Robert Favreau et What a wonderful world du marocain Faouzi Bensaïdi. Deux films qui revendiquent une filiation diamétralement opposée à la planète cinéma, exposent deux rapports différents au réel : si Un dimanche à Kigali a mis du réel (beaucoup) au cœur de sa fiction remettant le festival au goût de l'actualité avec des images qui ne sont pas sans rappeler celles du journal télévisé avec le génocide rwandais, Faouzi Bensaïdi a apporté lui une dose de fantaisie à la compétition et a mis beaucoup de fiction dans son approche du réel. Si l'un veut décrire, l'autre veut raconter ; si l'un part du postulat que le message passe par un media, l'autre part du constat que le media est message. D'un côté, Un dimanche à Kigali, le cinéma est un moyen, de l'autre, WWW, le cinéma est une finalité.
Un dimanche à Kigali est une production québécoise ; c'est l'adaptation d'un roman best-seller, récit journalistique sur le génocide des Tutsis. Le film est tourné sur les lieux mêmes du drame. Nous suivons un journaliste canadien débarqué à Kigali pour préparer un documentaire sur les ravages du Sida en afrique. D'un génocide, l'autre : il se retrouve, c'est l'année terrible 1994, au cœur de la guerre civile qui va ravager le pays et surtout causer l'élimination atroce des Tutsis par leurs concitoyens Hutus (qui tuent aussi les Hutus modérés ou récalcitrants). Le film démarre sur un flasback puisque le journaliste revient sur les lieux du crime, lieu aussi où il avait eu un coup de foudre pour une belle et rebelle tutsi Gentille,"la beauté incarnée" dit-il. Celle-ci va disparaître lors des rafles organisées pour la chasse des Tutsis. Le récit se développe au fur et à mesure des souvenirs et des rencontres qui restituent la progression du drame. Le projet étant de ne pas proposer une unième version des événements, déjà abordés au cinéma avec l'excellent Hôtel Rwanda ou encore à la télévision avec Kigali, des images pour un massacre, d'où l'idée de monter une histoire d'amour qui apparemment à un double objectif dramaturgique. D'abord donner au récit un fil conducteur humain pour mettre des noms et des visages autour de ce que la sphère médiatique transforme en simple statistique (le génocide est réduit à un calcul : huit cent mille morts ? Un million de morts ?). Là, ce sont des personnes qui sont mises au cœur de la tragédie. Cette histoire d'amour vise ensuite à mettre à nu les contradictions et les ambiguïtés de l'Occidental, en l'occurrence un Canadien, empêtré dans ses contradictions et ses lâchetés. L'exercice d'altérité se révèle dans ses limites politiques. Le film n'épargne aucune limite, la scène du viol est restituée dans son horreur : dans la circulation sociale des images, la saturation provoquée par le trop d'images accule un cinéma à reproduire le modèle du sensationnel. Un dimanche à Kigali y a cédé, révélant du coup ses limites. Les limites du message qu'il a voulu servir : le public a applaudi, content d'avoir été libéré d'une angoisse - d'un sentiment de culpabilité - la catharsis a réussi. On essuie la larme de compassion et on continue son festival.
Effet contraire chez Bensaïdi : le public est sorti partagé, divisé, perturbé et dans d'autres cas amusé et satisfait d'avoir été interpellé. D'emblée et dès le générique, Bensaïdi nous invite à un jeu. Le graphisme utilisé, le jeu des signes picturaux et scripturaux convoque un type particulier de spectateur : un spectateur complice, un regard cinéphile : nous sommes invités à une révision de notre mémoire de cinéma. La stratégie se dévoile lors du générique ; moment censé nous donner des informations sur la fabrication du film (équipe technique et équipe artistique), il nous donne dans ce cas de figure des informations sur les tendances du film. La tendance principale étant la récupération et le détournement : récupérer des signes de la culture visuelle : film noir, publicité et détourner au service d'une autre approche. Avec WWW, Bensaïdi opère une révolution postmoderne. Le sens ne naît pas du signifié mais du signifiant. Ce n'est pas l'énoncé qui prime mais l'énonciation, le jeu. Mille mois s'inscrit dans la modernité ; WWW, dans la postmodernité. On aurait pu imaginer un autre ordre, plus logique : WWW aurait constitué le premier film idéal d'un jeune cinéaste ; un exercice de style bourré de citations cinéphiliques et culturelles ; une entrée en matière pour prouver une connaissance ; un savoir et un savoir faire. Viendrait ensuite Mille mois comme le film de la maturité (un film de vieux !), plus mur, plus "profond", plus inscrit dans une logique de sens. Mais Bensaïdi n'est pas dupe. Il sait que le cinéma traverse une mutation ; que le réel est plus complexe que ne le suppose le réalisme. Conséquence, il a refusé de s'enfermer dans une tendance. Il s'empare de son outil de travail, le cinéma, pour en tirer toutes les possibilités d'expression et de jeu. Du coup Mille mois fait partie de sa période classique. Mon hypothèse (à développer plus tard) est la suivante : WWW est une Révolution. Or le propre d'une révolution est de ne pas être conforme à l'ordre du jour ; éclater là (le temps et l'espace) où on ne l'attend pas.


Désir de rêve de Narjiss Nejjar

Narjiss Nejjar dit être touchée par le cinéma iranien ; on le sent dans ses films. Un point commun peut confirmer cette assertion : chez la cinéaste marocaine on trouve le même engouement pour les extérieurs jours, pour la captation du grand espace que chez une majorité de cinéastes iraniens. Ce désir d'extérieur est une illusion car précise Nejjar, être dehors ne signifie être libre ; l'espace ouvert est paradoxalement aussi un enfermement…d'où cette volonté d'un autre ailleurs qui anime ses personnages. Comme ceux de son deuxième long métrage Wake up Morocco présenté en compétition officielle. Narjiss Nejjar est une habituée de Marrakech ; son premier long métrage, Les yeux secs, était déjà en compétition officielle en 2003 où il avait décroché le Prix du scénario. Ici, c'est un autre registre qui est abordé par la jeune cinéaste. Wake up Morocco s'inscrit délibérément dans la volonté de transcender le réel par la fiction, par le rêve. Nous retrouvons une continuité avec son premier film. Notamment au niveau du dispositif dramaturgique qui place en son centre des sujets, une communauté en déphasage avec son milieu ; la caméra de Nejjar aborde le centre par sa périphérie. Pour elle, la vérité est dans la marge, chez les marginaux. Ce qui se traduit déjà au niveau de l'espace narratif ; dans Les yeux secs, il s'agit d'un village reclus du moyen atlas ; dans Wake up Morocco, c'est l'îlot de Sidi Abderrahmane au large de Casablanca. Mais aussi au niveau des personnages ; là ce sont des femmes livrées à elles-mêmes dans un échange inégal ; ici ce sont des orphelins, une ancienne vedette de football, une voyante… continuité aussi sur le niveau esthétique avec le souci apporté à la plasticité des images, à la composition du plan, au jeu des couleurs et des formes. Cependant on peut noter qu'avec Wake up Morocco, ces images soignées paient un tribut fort au poids de l'idée : pour emprunter le jargon de la grammaire, je dirai qu'on passe de l'intransitivité des plans des Yeux secs à la transitivité des plans de Wake up Morocco. L'ensemble du film semble en effet tendu, au sens physique du mot, vers une thèse centrale. Une approche semble alors marquer l'ensemble, expliciter ce que le titre veut déjà annoncer, mettre en avant une certaine idée du Maroc. Le film est alors traversé de traces de didacticité : des pauses sont instaurées dans la narration pour céder la parole au discours didactique (voir la scène sur la religion en ouverture du film). Une surcharge qui vient brouiller l'excellent travail opéré par ailleurs au niveau du montage notamment lors de la séquence d'exposition où la caméra transite d'une manière fluide et cohérente entre les différents lieux du drame pour poser les éléments du récit. Cette voie est vite délaissée au bénéfice d'une rhétorique inflationniste où l'usage des signes ostentatoires d'appartenance (le drapeau par exemple) donne au film une autre dimension, épique, inédite dans le cinéma marocain qui lui donne une richesse et des éléments d'ancrage pour une réception publique largement balisée.
Le cinéma iranien auquel Narjiss Nejjar se réfère en tant que cinéphile est présent à Marrakech avec Be Ahestegi de Maziar Miri. Un film représentatif du courant dominant au sein de la cinématographie iranienne ; celle visible du moins sur le plan international ; il faut rappeler que tout un cinéma populaire, commercial, existe en Iran et qui permet à un cinéma d'auteur à forte valeur ajoutée, artistique et culturel d'avoir un fondement social. Be Ahestegi situe d'emblée sa problématique : nous découvrons un ouvrier dans un chantier de chemin de fer. Il apprend que sa femme a disparu. Il doit quitter son travail pour partir à sa recherche… Sur un plan dramaturgique, nous sommes dans un invariant structurant du récit moderne iranien : le parcours de la quête. Je peux formuler une hypothèse à cet égard en disant que tout un cinéma gravitant autour Abbas Kiarostami est déterminé par la schéma canonique du Voleur de bicyclette : une perte initiale/originelle qui ouvre sur une recherche, une quête. Tous les films de Kiarostami sont une variation autour de cette mégastructure que nous retrouvons déclinée à un niveau conjugal dans le film de Maziar Miri. Avec cependant une force dramatique qui émane de l'originalité du sujet ; une femme fugueuse dans le pays des Mollah, c'est un forme de rébellion sexuelle qui ne dit pas son nom. Au cinéma iranien rien n'est dit par ailleurs, tout est suggéré. Cette quête à la recherche d'une femme se présente comme un révélateur des hypocrisies sociales. Le cinéma joue à cache-cache avec les mœurs et les plans s'insinuent avec discrétion dans les plis pour exprimer ce désir enfermé tantôt les murs, le tchador ou tout simplement par le discours social. Discours dévoilé, démonté par le travail sensible de la caméra qui, ici, dit cette humanité frustrée et acculée à l'exil : voir la magnifique chute du film où le héros et sa femme ont choisi de vivre ailleurs laissant leur village d'origine enfermé dans ses préjugés et ses rumeurs.

Le palmarès Polanski

La surprise du Palmarès concocté par le jury du Festival International du Film de Marrakech présidé par Roman Polanski est que, effectivement, il ne comporte pas de surprise. Il n'a pas osé l'audace dans ses choix et il n'a pas entériné la radicalité cinématographique. En cela il a confirmé une loi non écrite qui traverse les grands festivals du cinéma au moment de la proclamation des résultats : il y a toujours un double palmarès, celui qui émane de l'institution et celui forgé par les cinéphiles, par l'opinion public du festival.
Dans ce sens, il faut d'emblée réfuter, pour non acceptabilité, l'explication, facile, il faut le dire, qui consiste à faire une lecture géographique : sur les trois pays récompensés, deux, l'Allemagne (avec deux prix) et la Roumanie, appartiennent à la sphère d'origine du cinéaste polonais. Il faudra plutôt opter pour une lecture géocinématographique. L'auteur du Pianiste a visiblement tenu à pousser son jury vers un palmarès en prise avec l'état du monde ; vers un cinéma traversé frontalement par des références historiques. Le Perroquet rouge de l'Allemand Dominik Graf revient sur une Allemagne marquée par son rapport au nazisme dans un contexte d'une jeunesse désoeuvrée à la recherche d'un absolu, peut-être dans l'amour. C'est un film de texture classique, c'est-à-dire bien construit à tous les étages de la fabrication d'un film. Son réalisateur fait partie des deux ou trois cinéastes les plus âgés de cette édition, il est né en 1952, la majorité appartenant à des générations nées dans les années 60 et plutôt années 70. Le film a décroché aussi le prix de la meilleure interprétation masculine. C'est un choix délibéré quand on sait que le palmarès ne compte que 4 prix. Le Perroquet rouge en a obtenu la moitié, c'est presque un plébiscite ! Le Grand prix du jury qui est une véritable Étoile d'or bis conforte cette tendance avec le film roumain The paper will be blue qui place son récit dans le cadre de la révolution roumaine de 1989. Le prix d'interprétation féminine est allé à la sénégalaise Fatou Ndiaye pour son rôle dans Un dimanche à Kigali, une histoire d'amour entre un journaliste canadien est une serveuse tutsie dans le contexte du génocide de 1994.
Une autre option s'offrait au jury : mettre en avant les films de la radicalité cinématographique. En effet, le hasard (!) de cette édition fait que la compétition met en concurrence deux écoles de cinéma, des films travaillant le langage cinématographique pour porter un discours sur le cinéma, l'enjeu étant comment faire du cinéma face au trop d'images qui meublent l'horizon du spectateur moderne ; d'autres films mobilisent le cinéma pour raconter le monde dans ses contradictions et ses peurs, quitte dans ce sens à reproduire le formatage télévisuel. Du coup on aurait eu un autre palmarès avec le film brésilien The house of sand (Étoile d'or), le marocain, What a wonderful world (le Grand prix), le danois Prag (Interprétation masculine) ainsi de suite… On peut toujours rêver !

Mohammed Bakrim

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