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Le jeu de la mémoire et du présent
critique
rédigé par Ahmed Bouhrem
publié le 26/12/2006

Quantité de courts métrages réalisés, ces dernières années essentiellement par de jeunes cinéastes témoignent d'un intérêt évident pour le passé et la mémoire, tant au niveau collectif qu'au niveau individuel. En témoignent deux films : Les poupées de sucre de Nabeul et Les beaux jours qui diffèrent tant par leur genre et sujet que par leur approche. Dans le premier film, Anis Lassoued mène une enquête pour sonder les mystères qui planent sur ces figurines faites de sucre, une tradition largement répandue dans les milieux du Cap-Bon, en Tunisie. Dans le second, Meriem Riveill a choisi de mettre en scène une veuve tunisienne, installée à Paris et vivant dans la nostalgie de son pays et de son mari.
Fait essentiellement de témoignages de personnes plutôt âgées, le premier film tente de retrouver l'origine enfouie des poupées de sucre, mais les premières personnes interrogées ne nous donnent guère satisfaction quant à l'origine, de cette tradition. Pire, elles ne semblent pas intéressées par la question. La tradition des poupées de sucre qu'on offre aux petites filles à l'occasion du nouvel an musulman (hégire) est tellement enracinée dans les coutumes, ancrée dans les fêtes, que nul ne songe à en chercher l'origine. Témoins : la mère de famille interrogée, le pâtissier à qui semble revenir la paternité de cette pratique et les deux juifs qui croyaient que la tradition leur revenait. Tous sont soit dans l'ignorance totale de l'origine de cette pratique, même s'ils souhaitent la perpétuer, en mémoire de leurs aïeux, soit sont intimement convaincus de détenir la vérité et par conséquent ne cherchent pas à savoir davantage.
Dans tous les cas, c'est-à-dire celui de l'ignorance, de l'indifférence ou de l'assurance de détenir la vérité, les personnes auxquelles s'adresse le cinéaste ne semblent guère interpellées par ce qui a trait à leur passé, à leur mémoire collective. Leur passé ne leur signifie rien, ils sont atteints d'une sorte d'amnésie qui les empêche de s'interroger sur leur patrimoine, leur passé, pour saisir le sens de leurs coutumes et usages. C'est là une attitude qui dénote d'une paresse ou d'un refus de tout effort de souvenance. La mémoire collective, contrairement à la mémoire individuelle, est l'apanage de tous et de personne. Ainsi, du moment où elle est laissée à la merci de la bonne volonté des uns ou à l'honnêteté des autres, la mémoire se trouve dissolue, diluée, voire noyée dans l'oubli.
À l'antipode de cette attitude amnésique, le second film, celui de Meriem Riveill puise toute sa matière du passé. Veuve et seule, Hajer passe toute sa journée entre des rêveries, des errances dans la ville et l'adoration des reliques de son passé, celui de son adolescence, qu'elle a vécu avec sa sœur, celui des beaux jours quand elle ne se rendait pas compte du temps qui passe. À ce moment précis de sa vie, elle vivait dans l'attente de son mari qui va l'amener en France, un pays dont elle a tant rêvé. Maintenant elle n'attend plus rien du présent et n'ayant point d'enfants encore moins d'avenir. C'est pourquoi le temps semble s'immobiliser, se fixer au point que le passé lourdement chargé de souvenirs est constamment évoqué, invoqué pour combler ce vide que constitue le présent qui pèse sur elle, car il ne ramène rien et ne promet rien. À cet égard la séquence qui unit notre personnage avec le drapier, d'origine tunisienne, constitue le seul moment du présent pleinement vécu. En effet, elle trouve au moins en lui une personne à qui elle peut se confier un tant soit peu et échapper à une solitude qui l'étouffe de plus en plus, même si ce présent trouve sa raison d'être dans l'évocation nostalgique des souvenirs.
Par contre, Anis Lassoued a choisi le documentaire et a traité un sujet d'ordre sociologique et est parvenu à la fin de son enquête à lever les zones d'ombre qui voilent l'origine des poupées de sucre. Cette tradition est d'origine chrétienne et plus précisément sicilienne. Les poupées de sucre sont en fait les présents que ramènent les parents dans la fête des morts, au retour du cimetière afin que les enfants conservent le souvenir de leurs proches disparus.
Anis Lassoued a voulu, en fait, montrer le paradoxe de la situation. Alors que les Siciliens ont institué cette tradition pour préserver leur mémoire et vaincre l'oubli, les Nabeuliens, eux, ont adopté le symbole même de la mémoire, mais en ont oublié l'origine et les significations. Ainsi le cinéaste, par le biais de ce film, se propose-t-il de pallier à une mémoire non entretenue, à une transmission défaillante et à des maillons perdus dans la chaîne des générations ? Le cinéma peut réussir là où l'homme a failli.
Meriem Riveill, en optant pour la fiction et en mettant en scène le parcours individuel d'une femme veuve et de surcroît seule et dépaysée, a montré au contraire l'importance que revêt les souvenirs et le passé dans la vie de cette femme qui n'arrive pas à se dessaisir de tout ce qui la renvoie à son adolescence, sa sœur et son mari. L'horloge du temps est comme arrêtée pour elle depuis longtemps. Le film, de tonalité intimiste, n'aura été donc qu'un parcours rondement mené, revenant sans cesse au point de départ. À ce propos, le plan final est significatif de cette structure circulaire ; après la rencontre avec le drapier, notre personnage reprend la route et continue son errance le long d'un quai.

Ahmed Bouhrem

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