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Un Don Quichotte, amateur des films de la série B
V H S Kahloucha, de Néjib Belkadhi (Tunisie)
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 20/02/2007

Comment un simple documentaire produit par des moyens assez modestes peut-il rencontrer un succès aussi retentissant auprès d'un large public ? Si cette question se pose à nous avec acuité, c'est surtout parce que Kahloucha a réussi à réconcilier le public tunisien avec le cinéma, un public qui, au cours des dernières années, a désaffecté les salles et boudé aussi bien les films tunisiens que les superproductions hollywoodiennes.
Pourquoi ce succès ? Le film est un documentaire portrait d'un certain Moncef Kahloucha, un anonyme peintre en bâtiment et passionné du cinéma d'action de la série B. Son amour débridé pour les grandes figures du cinéma américain des années 60 et 70 l'a conduit à monter une modeste et "artisanale" structure de production où il s'applique à plagier les Tarzan, les Thriller et les Gangs. Pour ce faire, il mobilise les gars du quartier, les voisins, les cousins et les membres de sa famille. Avec une caméra V H S et une équipe réduite à deux personnes, il filme des poursuites, des duels, des scènes de combats et de violence. Sa caméra est toujours à l'affût de l'action et du sensationnel. Puis, avec un montage grossièrement accompli, il projette ses films dans un café de son quartier, un coin particulièrement chaud de la ville de Sousse, Kazmet.
Tout à la fois producteur, scénariste, acteur, distributeur et exploitant, toute la chaîne de la production est ainsi gérée par lui tout seul. Moncef Kahloucha est au cinéma hollywoodien, ce que Don Quichotte est au roman chevaleresque. Au gré de cette conduite fondée sur le mimétisme, l'héroïsme affiché du modèle se mue en une risible copie. Et c'est précisément dans cette perspective que Néjib Belkadhi a appréhendé la matière de son film : le cinéma d'action et d'héroïsme est saisi sur le mode de la caricature et de la dérision. A la manière d'un Don Quichotte qui combat les moulins à vent ou affronte un troupeau de moutons, Kahloucha joue aussi le brave Tarzan ou se conduit en justicier, avec les gestes d'un polichinelle.
L'auteur de ce documentaire a su cerner la singularité drôle et hilarante de son personnage. Toutefois, son approche ne cherche pas à transposer fidèlement le réel, mais s'autorise à le manipule, comme en témoigne la séquence du film que le personnage de Kahloucha est censé réalisé. Celle-ci a vu l'empreinte de l'intervention du réalisateur du documentaire aussi bien au niveau de la dramaturgie de la séquence (la horde des motards sillonnant la ville) qu'au niveau de son développement scénaristique. Cela signifie que Belkadhi n'hésite pas à faire sa propre mise en scène et à façonner l'univers de son personnage, afin d'accentuer les traits de caricature et d'assurer ainsi à son opus un ton et un rythme soutenus. Résultat : ce documentaire sur un "fabricateur" de films est aussi une fiction. Cependant, ce caractère hybride du film s'élargit à un autre trait : VHS Kahloucha épouse la même configuration formelle et esthétique qu'un produit télévisuel, tel que confectionnait N. Belkadhi, dans les années 90, sur la chaîne Canal Horizon. Puisque nous y trouvons les mêmes gesticulations de la caméra, la même fébrilité de ses mouvements, le goût de la traque des silhouettes et surtout une certaine désinvolture dans l'agencement des séquences… La preuve que l'esthétique adoptée par N Belkadhi consiste à "montrer" le spectacle de la réalité et non à la "démontrer" ou à l'analyser. Et c'est peut-être cette légèreté distante qui a séduit le public.
Sur le plan idéologique, l'intérêt du film provient, à notre sens, de l'adéquation qui existe entre l'environnement social du faiseur de films, M Kahloucha, et son imaginaire. En effet, les scènes de violence, ainsi que l'atmosphère de délinquance et de déchéance qui tissent la matière du film sont en vérité une transposition de la réalité du quartier de Kezmat, par l'intermédiaire des films d'action revisités par la mémoire de M Kahloucha.
Le simple peintre en bâtiment nous administre ainsi une leçon sur le rôle ou la fonction de l'art : créer, c'est traduire par un langage symbolique et métaphorique les constituants du réel environnant. Le cinéma artisanal et informel de M Kahloucha est à sa façon l'expression sincère de la réalité combien pesante et inquiétante de son quartier. Ses films sont donc un décryptage de l'état de sa société. Ils sont aussi un miroir qu'il tend devant les gars de son quartier pour qu'ils se dévisagent, se découvrent, se moquent d'eux-mêmes, comme dans un habile exercice de catharsis.

Kamel Ben Ouanès

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