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Émergence de la parole
Junun, de Fadhel Jaibi (Tunisie)
critique
rédigé par Hassen Euchi
publié le 19/04/2007

Les univers étranges et les situations les plus bouleversantes sont les traits qui ont toujours marqués le monde de Fadhel Jaibi, réalisateur de Junun (Démences).
Ce film, conçu en premier par le même Fadhel Jaibi en pièce théâtrale, a été adapté au cinéma dans une approche et un langage à l'image de la "folie" créatrice de son réalisateur.
Dés le début, la camera nous jette de plein fouet dans le cœur de l'intrigue et de ses obsessions: folie, violence, déchirure psychique et puissance inhérente au langage.
D'un gros plan sur les yeux de "Nun" (Mohamed Ali Ben Jomaa), la caméra passe à sa bouche lors d'une séance avec sa psychologue (Jalila Baccar) qui dévoile toute l'intensité de la violence intériorisée dans son inconscient et exprimée par ses paroles "je dois tuer, égorger, couper, étrangler, brûler,…, je me déteste et je déteste les femmes, ces démons,…c'est ce que mon père m'a inculquer et appris", et par son incapacité de contrôler les actes de ses mains "ce n'est pas moi qui veux tuer; c'est lui; c'est la voix qui m'habite …ma main veut crever mes yeux".

Le personnage, diagnostiqué schizophrène, a perdu tout contact "normal" avec le monde extérieur. Il souffre d'un rejet familial et social qui n'a pour but que de se débarrasser de lui en l'internant dans un asile psychiatrique. "Nun", ce jeune analphabète, a subi, dès son enfance, toutes les formes de violence dues à un père musulman pratiquant et castrateur, mais paradoxalement, alcoolique. Ce père n'est arrivé qu'à fonder une famille de malades et de marginaux (anciens détenus, proxénète, prostituées,…). Et bien qu'il soit mort, il reste toujours omniprésent tout au long du film à travers une photo accrochée au mur de la maison et à travers les références de "Nun", chaque fois qu'il évoque son passé. Ces violences sont aussi dues à une société oppressante (centre de redressement, service militaire, prison,..)
Le contre champ présente la psychologue qui, à l'opposé de tous les autres personnages qui sont toujours frustrés, parait souriante et sereine. En réalité, elle est à leur image, victime d'un déchirement enfoui au "cœur" de sa situation de femme divorcée qui s'est attachée à son patient. Elle est aussi en conflit avec les deux institutions archaïques que sont la famille de "Nun" et l'institution psychiatrique. Elle est révoltée par leur incapacité de saisir le côté humain de son patient et d'adapter les méthodes thérapeutiques à cette situation. Ce ne sont au fait que des institutions de contrôle, de punition, et par conséquent, de répression.
Les deux protagonistes principaux de ce film n'ont rien de commun, "Nun" est fixé sur son passé alors que la psy est penchée sur son présent et son avenir, sauf l'envie de lutter contre la fatalité et la castration; et cela par le seul pouvoir des mots.
Ce parcours, le réalisateur l'a conçu sous forme de discours, de dialogue violent imbibé de mots crues et obscènes, de métaphores et allégories mettant en question toutes les formes de pouvoir patriarcal, religieux et politique. Il revendique la quête de la liberté de l'être; ainsi "Nun" qui au début du film s'interroge et doute "qui suis-je ?...je ne suis rien", finit par affirmer à son psy à la fin du film "je t'ai aimée et haïe, comme mon père….maintenant, je veux vivre debout".
Toute cette tragédie, ce mal de vivre, ce désenchantement individuel et social, se déroule dans un décor très épuré et minimaliste, et dans des lieux sordides et sinistres (Underground). Ce décor est aussi très suggestif de part sa palette de couleurs grisâtres qui attestent d'une grande sensibilité à l'art plastique. Ainsi l'espace de la "clinique" ne peut évoquer que la mort. Seul subsiste un arbre étrange (métaphore de la vie) planté au milieu et défiant toute désolation. Les murs bleus et rouges ne renvoient qu'à tout ce qui est pathétique et sépulcral. Les toits sont situés en hors champ, de même que le ciel qui n'apparaît qu'à la fin et à un moment crucial des événements: la libération de l'être et " l'émergence de la parole" (selon l'auteur). C'est le propos essentiel du film, au-delà de l'approche purement médical de la schizophrénie et la métamorphose de la relation entre les personnages.
Crus ou poétiques, émanant d'un alphabète, d'un proxénète ou d'un poète, le jaillissement de la parole et l'immersion du logos font peur. Pour ça, le pouvoir, sous toutes ses formes, cherche à l'étouffer.
C'est par la force des mots que le monde a été crée (mythologie), mais c'est aussi à travers les mots qu'on peut aliéner les consciences (médias, prêches,…). Les mots sont ainsi l'expression de la vie comme le dit le poète tunisien Menaouer Smadeh à travers la voix de "Nun":"parle, souffre et meurt dans les mots". Menaouer Smadeh, poète utopiste, a passé ses derniers jours dans un asile psychiatrique.

Junun est un film poignant, qui dégage beaucoup d'émotion et de sensibilité. Il explore l'humanité des êtres à travers leurs sensations d'amour et de haine, tout en interpellant les spectateurs par son approche de la violence, de l'exclusion, de la soif de liberté et de la main mise des pouvoirs patriarcal, religieux et institutionnel, sur l'individu. Tant de questions soulevées sans manichéisme et sans complaisances.
Le scénario bien ficelé est mis en valeur par des acteurs très convaincants. On peut dégager, à travers une certaine théâtralité de l'espace et une épuration des décors, des références à certaines œuvres minimalistes, tel que Dogville de Lars van Trier. Le tout mis en scène par un auteur radical, provocateur, dénonciateur de tout pouvoir aliénant et qui œuvre pour un cinéma qui clame et magnifie la vie. Il se bat pour briser le tabou du "non dit" en acclamant à voix "filmique": "la schizophrénie n'est que sociale".

Hassen Euchi

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