AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
24 926 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Filmer pour supporter la douleur de vivre
Lettre à ma sœur (Carta a mi hermana), de Habiba Djahnine (France/Algérie)
critique
rédigé par Abdelfattah Fakhfakh
publié le 22/04/2007

Film documentaire, 68 min., France/Algérie, 2006) [NOTE 1]

"…On écrit pour freiner les dérapages de la pensée. On écrit pour calmer une bouffée de haine, une envie de tuer. On écrit pour essayer de s'y retrouver dans la béance qu'ouvre invariablement la mort lorsqu'elle se produit à vos côtés. On écrit parce que l'effroi du non-sens fait comme un caillot dans la gorge, et qu'on le sent remonter dans le cerveau. On écrit pour retenir le temps qui d'un coup vient de prendre une sérieuse avance. On écrit pour ne pas pleurer parce qu'on a perdu la fraîcheur émotionnelle des enfants, et qu'on essaye de cacher sa peine. On écrit pour donner l'apparence de la dignité. On écrit pour réchauffer ses mains, son cœur. On écrit pour supporter la "douleur de vivre…"

Ces lignes écrites par Serge July [NOTE 2] suite à l'assassinat d'un de ses amis se sont encore une fois imposées à moi et ce, lorsque j'ai vu le film Lettre à ma sœur de Habiba Djahine [NOTE 3], dédié à la mémoire de sa sœur.

Nabila Djahnine - la sœur de la réalisatrice Habiba Djahnine - a été assassinée le 15 février 1995. Elle était présidente de l'association de défense et de promotion du droit des femmes "Thighri N'tmettouth" (Cri de femme) basée à Tizi Ouzou une ville importante de la Kabylie. Elle était architecte de profession, militante, syndicaliste et féministe et menait son combat à ciel ouvert.

En 1994, Nabila Djahnine avait écrit à une lettre à sa sœur Habiba où elle lui avait raconté l'escalade de la violence dans le pays, la répression, les assassinats et son désarroi face à l'action quasi impossible en ces années de plomb.

Dix ans après l'assassinat de ma sœur - explique Habiba Djahnine - je retourne en Algérie pour faire ce film [N.D.L.R. la réalisatrice vit actuellement en France] … pour trouver un exutoire à ma douleur, pour que le travail de deuil puisse s'accomplir, pour pouvoir penser enfin que dix années de violence et 200.000 morts n'auront pas servi à rien, pour honorer la mémoire des disparus, pour transformer les cadavres qui encombrent les placards de l'histoire récente du pays en sentinelles de la mémoire.
Habiba Dahnine ajoute : "Lettre à ma sœur" est aussi ma réponse à la lettre reçue de ma sœur […] une manière de raconter ce qui s'est passé depuis dix ans. Je veux retourner sur les lieux pour voir ce que sont devenus Tizi-Ouzou et les gens qu'elle (Nabila) connaissait et avec lesquels elle militait. Je veux leur demander pourquoi l'assassinat et le massacre de civils sont devenus les seules réponses au conflit qui opposent les Algériens ? Pourquoi le dialogue est-il devenu impossible ? "

Habiba Djahnine aura été longtemps hantée par le trajet qu'elle a effectué en voiture, en compagnie de la dépouille de sa sœur et ce, dans un voyage la conduisant de la ville de Tizi Ouzou, où celle-ci a été assassinée, vers Béjaïa où se trouve la maison familiale.

C'est probablement pour cette raison que Habiba Djahnine va se servir de ce trajet en tant que dispositif central dans le film. En effet, le parcours en voiture et le commentaire de la réalisatrice tout au long de ce parcours, structurent le film : du retour sur les lieux du drame, dix ans après, à la rencontre de parents, amis et voisins. Un parcours réédité, refait dix ans après, pour tenter de comprendre la décennie d'assassinats et de massacres de civils - dont l'assassinat de sa propre sœur - qui ont meurtri l'Algérie.

Les images défilent devant nous, à travers la vitre avant de la voiture, rythmées par le va et vient inlassable des essuie-glaces…

Une voix off lit la lettre que Habiba adresse à sa sœur où elle évoque des souvenirs, familiaux, publics, des témoignages, laisse s'exprimer sa douleur, toujours avec pudeur et retenue, …Humaine, fragile, Habiba parle par "moments" avec des "si", "Oh si seulement j'avais su, je ne t'aurais pas laissé faire ceci ou cela, t'exposer aux assassins…bref, te protéger".

Par intervalles, on quitte un temps la voiture, la lettre, la dépouille, pour voir d'autres images, suivre ailleurs les traces de Nabila, dans différents lieux et puis quelques temps après on retrouve la voiture arpentant la même route asphaltée infinie, tantôt sinueuse, tantôt droite, bordée de part et d'autre par une campagne algérienne luxuriante…

Des moments "forts" alternent avec des moments "paisibles" où la vie "coule", où nous sont proposées des images qu'on aurait tort de prendre au premier degré, des images en apparence "plates", "banales" : des garçons jouant au ballon dans la rue, auxquels semblent répondre en écho, des filles jouant à la marelle tout près de la maison…

Habiba semble avoir pris le parti de se mettre à l'écoute, de faire parler…mais aussi de "montrer", de témoigner, sans lourdeur, sans insistance, faisant ainsi le lien, de manière subtile entre le parcours et les propos de sa sœur et la vie en Algérie…telle qu'elle continue dix ans après la mort de sa sœur.

C'est ainsi que la réalisatrice s'entretient avec la grand-mère, les frères et les sœurs, mais aussi des collègues, des garçons, des filles et des femmes, auprès de qui Nabila a agi en éveilleuse de conscience et qui, tous, se souviennent d'elle, au quotidien, comme d'une personne attentionnée, serviable et disponible aux autres, prête à les écouter.

À travers les témoignages de gens souvent humbles et "ordinaires" de Tizi-Ouzou, évoquant la mémoire de Nabila, se construit une image volontairement "incomplète", "volontairement" partielle d'une femme qui aura consacré les derniers mois de sa vie à se battre pour une Algérie différente, respectueuse des droits de ses citoyens et en l'occurrence les femmes, faisant feu de tout bois.

Certaines des personnes que Habiba a interrogées, y compris dans sa propre famille ont "préféré le silence digne aux lamentations rituelles"… d'anciennes militantes de "Cri de femmes" ne se sont pas remises du traumatisme de la mort de leur camarade... d'autres, à l'instar de ces vieilles villageoises que la réalisatrice a rencontrées ont improvisé à la mémoire de Nabila un long chant (achewiq)...

La démarche suivie par Habiba Djahnine dans Lettre à ma sœur est, sur le plan de la construction cinématographique, tout à fait personnelle. La réalisatrice a évité de retracer le parcours complet de sa soeur, laquelle aura milité sur tous les fronts, pour nous faire partager de manière tout à fait sobre mais poignante la douleur que l'on peut éprouver suite à la perte d'un être proche comme peut l'être une sœur et qui, plus est, disparaît dans des conditions absurdes, sombres et cruelles…

Elle a évité les ressorts faciles et les poncifs des films dédiés à la mémoire de militants et militantes révolutionnaires où ceux-ci sont dépouillés de leurs attributs d'être ordinaires pour être élevés à des super-héros, exempts de toute fragilité, de toute faiblesse sûrs d'eux-mêmes au point de perdre tout ce qui pourrait les rapprocher de nous, communs des mortels, leurs semblables…

À aucun moment la réalisatrice ne verse dans le mélo, même si nous apprenons que après la mort de la sœur, d'autres drames surviennent dans la famille, telle la mort des parents de Nabila qui ont quitté le monde, l'un après l'autre, emportés par le chagrin et le départ forcé de la majorité de leurs enfants.

Ce qui est tout à fait touchant dans le film, nous le soulignons au risque de nous répéter, c'est ce ton constamment sobre, pudique, retenu, avec un parti pris ferme d'éviter la facilité dans cette douloureuse évocation. C'est ainsi que le spectateur ne découvre le visage de Nabila que dans les toutes dernières images du film et ce, dans une interview de la défunte, réalisée au tournant des années 90 par le cinéaste Ahmed Lallem, une interview qui donne une idée claire de la combativité de la militante, de la syndicaliste et de la féministe….

Ce qui était important n'était pas de montrer le "visage" de quelqu'un qui a d'emblée notre sympathie vu les circonstances de sa mort, mais c'est plutôt de nous faire entendre "sa voix", d'évoquer ce pourquoi des "fanatiques" tenaient à le faire taire, tout simplement parce qu'il les dérangeait…

Peut on terminer ces quelques lignes sans évoquer ce qui vient de se passer récemment à la mi avril 2007 en Algérie même. Il est à souhaiter que ce pays ne retombe pas dans les années de terreur et de contre-terreur de la Lettre à ma sœur et que s'arrête ici la tragédie qui l'a ensanglanté et cesse le traumatisme vécu par des centaines de milliers d'Algériens et d'Algériennes.

Abdelfatteh FAKHFAKH

Films liés
Artistes liés