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La peur le moteur principal. Entretien avec Nouri Bouzid.
Le Cinéphile (Tunis) - Dossier JCC 2006
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 14/06/2007

Making of vient d'obtenir le Tanit d'or de la dernière session des JCC. C'est le couronnement d'un cinéaste, mais aussi le signe d'un réveil du cinéma tunisien, après des années de balbutiement ou de doute. Le film de Nouri Bouzid a interpellé le public par son audace formelle et la liberté de son propos. En effet, évoquer la délicate question de l'intégrisme et verser dans le débat sur les rapports entre le religieux et le politique exigent une dose suffisante d'arguments et une approche à la fois frontale et prudente. Nouri Bouzid avait donc raison de choisir un dispositif filmique où il combine l'action et son commentaire ou la narration et son méta discours. Dans ce sens, le cinéaste qui se trouve derrière la caméra daigne, sous la colère de son comédien, de quitter sa place, avance dans le plateau de tournage et se met, devant son caméraman. Là, il s'explique et explique, face à son comédien, les raisons et les motivations l'ayant conduit à entreprendre la réalisation de son film.
Making of est aussi une immersion dans les bas fonds d'une société aux prises avec le mal de vivre et la violence morale et physique et qui aspire désespérément à un bien-être toujours fragile et fuyant.
C'est au gré de cette double articulation que se construit ce film qui dérange et répond en même temps à une attente, un film qui exprime la peur et s'exerce à l'exorciser.

* Pourquoi avez-vous choisi de faire de la peur le moteur principal de votre film ?
- J'étais effectivement habité par la peur. Et je me suis posé souvent la question de savoir si je devais oui ou non aborder un sujet aussi délicat que celui de la religion et du terrorisme. Aussi dois-je avouer que je n'avais pas cette peur au départ, parce que quand on entre dans le processus de fabrication d'un film, on est souvent dans un état second. Cependant, la secousse que j'ai subie après l'arrêt du tournage du film par le comédien principal, en l'occurrence Lotfi Abdelli, a nourri en moi non seulement une crainte sur le sort du film, mais surtout quelque chose de beaucoup plus profond qui touche l'acte même de filmer. Certes, j'avais prévu dans le scénario une intervention de l'acteur, sous forme de Making off, une sorte de méta discours qui me permettrait de réfléchir sur la matière de mon film, mais je ne m'attendais pas à une réaction aussi virulente qui a dépassé le cadre prévu. Étais-je responsable de cette situation ? Certes, j'ai mis dans la bouche de l'intégriste des choses d'autant plus provocantes qu'elles ont été cachées à Lotfi Abdelli. Dans ce sens, le texte que j'avais mis entre les mains de mon comédien était incomplet, avec un début vrai, mais une suite fausse.

* Pourquoi cette démarche ?
- Je pense que mon approche s'applique à mimer la vie et à restituer les vibrations d'un destin réel. Autrement dit, un homme connaît son passé, mais il ignore son avenir, et il ne sait pas ce qu'il va vivre demain. Aussi est-ce pour cette raison, et contrairement aux modalités consacrées de la production, que j'ai filmé dans l'ordre chronologique. Ce qui me conduit à dire qu'il y a dans le dispositif de la mise en scène de ce film une nette dimension expérimentale.

* Mais, n'y a-t-il pas un risque à brouiller le sens du film ou à déstabiliser le public ?
- Nullement. Je suis d'ailleurs ébloui par la maturité du public tunisien qui a saisi la portée du film et ses implications aussi bien formelles qu'intellectuelles. En tout cas, ce public n'a pas décroché, même dans les cas où on a avancé quelques réserves ou quelques critiques. Personne, et cela est important à souligner, n'est venu me dire qu'il n'a pas compris. Bien au contraire, j'ai reçu beaucoup de félicitations chaleureuses. C'est la première fois que cela m'arrive. Grand paradoxe donc dans ma carrière de cinéaste : le film qui me faisait le plus peur, est précisément celui là même pour lequel on m'a critiqué le moins. La preuve que la peur que j'ai évoquée tout à l'heure est réellement partagée par le public.

* Quel est le sens de cette peur ? et comment l'avez-vous gérée sur le plateau du tournage ?
- Je vais te révéler quelque chose : le sujet du film n'a pas manqué de remuer et de nourrir les appréhensions de quelques cinéastes et de certains responsables, suite à quoi le producteur Abdelaziz Ben Mlouka a reçu l'ordre d'arrêter le tournage. Céder à une telle demande, c'est 200 mille dinars de perdu. Heureusement que le producteur a su convaincre et rétablir la confiance, en ayant la délicatesse de ne pas me perturber, si bien qu'il n'a jugé utile de m'en informer qu'une semaine plus tard, en se contentant de me demander de rédiger une note d'intention où je devrais rappeler les motivations du projet et un argument explicatif de son thème. Mais cette intervention était suffisante pour susciter en moi une sorte de signal d'alarme. J'ai essayé alors de reconsidérer avec mon premier assistant Mounir Baaziz le plan de tournage, en lui exprimant mon désir de terminer le film le plus vite possible, sans rien sacrifier et même d'y ajouter quelques séquences. Car pour moi, un tournage n'est pas une application à la lettre d'un texte ou d'un scénario, mais une mise à l'épreuve de ce qu'on a rêvé, envisagé, escompté, si bien qu'on n'exclut pas la possibilité de modifier une scène ou de changer un dialogue ; et surtout être attentif à tout ce que peuvent nous inspirer une lumière, un décor, un acteur ou une situation. Et c'est là où réside, à mon sens l'essentiel de la création.

* La peur serait donc exogène au sujet du film, comme une menace qui pèse sur l'existence du projet.
- Pas seulement. Cette notion de peur autour de laquelle s'articule notre entretien est diffuse et concerne le domaine endogène. Cela signifie que la peur a investi le plateau de tournage et gagné la conscience de l'acteur Lotfi Abdelli. J'ai eu même une vive dispute avec lui, car je l'ai effectivement conduit à une extrême limite de sa sensibilité. Mieux encore, j'ai remué quelque chose de profond en lui. Toutefois, malgré l'angoisse qui a commencé à l'habiter et l'a déstabilisé, il a accepté d'aller jusqu'au bout de l'expérience, notamment au niveau de la partie de Making of. Il m'a aussi autorisé à utiliser tout ce qu'il dira, à condition qu'il parle librement et en son nom propre et qu'il n'est pas prêt à faire plus qu'une prise à chaque réaction. C'est pourquoi j'ai dit en boutade que Lotfi Abdelli est un bon directeur de réalisateur, un acteur habité par la peur et par l'envie de la verbaliser et de l'évacuer, et en aidant surtout son réalisateur à l'exprimer, en conférant ainsi au film la belle fonction de catharsis. Aussi dois-je vous dire que nous avons plus de deux heures de Making Off, mais nous n'avons gardé que douze minutes, parce qu'il y a, dans cette abondante matière, de gros mots, des insultes et des réactions virulentes.

* Making of n'est pas seulement un film sur la peur, c'est aussi une radioscopie de l'âme d'un futur kamikaze, une étude socio psychologique du mécanisme de l'endoctrinement.
- Oui, il s'agit pour moi de percer le mystère des motivations et des ressorts devant conduire un jeune, pourtant plein vitalité et d'énergie, à rompre avec la vie et à accepter le sacrifice. Ce qui m'a intéressé, c'est d'examiner le mécanisme du lavage de cerveau. Mais face à cette problématique, ma conscience ne baigne pas dans un état de sérénité et de détachement. Ai-je la force et l'audace de parler de cela ? D'où le recours au procédé du Making Off qui me permet de réfléchir sur mon projet. D'où aussi la peur que m'habite, une peur, pour mieux répondre à votre question, qui s'inscrit dans trois volets :
. La peur du pouvoir, parce que j'ai dit qu'en empêchant un jeune à danser, à se défouler, à occuper un terrain propice à l'éclosion de la démocratie, on le pousse à la rébellion ou à un acte désespéré de dévoiement.
. La peur des intégristes, parce que j'ai essayé d'exprimer ce que je pense réellement, au point d'inviter les musulmans à une lecture moderne du Coran, plus en adéquation avec les exigences et les données objectives de notre époque.
. La peur qui habitait mon acteur, qui est la peur de Dieu et celle de l'enfer. Et là, l'acteur rejoint le personnage. Ce qui signifie que le sacré fonctionne d'une façon plus forte que le pouvoir politique. Pour dire sa peur, Lotfi Abdelli n'a pas hésité par ailleurs à qualifier le film de monstre, un monstre qui, selon lui, ne manquera d'alimenter la haine et la colère de tout le monde contre nous deux, l'acteur et le réalisateur. Mais en disant monstre, et en m'accusant de l'utiliser ou de l'instrumentaliser contre l'Islam, il voulait se dédouaner et se racheter vis-à-vis de Dieu. Et ce qui m'a étonné et troublé en même temps, c'est quand il m'a révélé qu'il a vécu une expérience similaire à son personnage : il y a un plus de dix ans, il a été gagné par la dévotion et la ferveur religieuse, si bien qu'il s'est rendu à la Mecque pour effectuer le pèlerinage, avec comme emblème à son zèle une barbe qu'il a fait pousser pendant plusieurs semaines. Mais cette expérience n'a pas duré longtemps, et le danseur qu'il était a retrouvé sa situation d'antan. En tout cas, tout laisse à croire que le film a réveillé en lui plusieurs choses enfouies, comme il a remué en moi plusieurs peurs et appréhensions. C'est pourquoi, je pense que le film est une victoire contre les peurs et un acte d'exorcisme.

* Le Tanit d'or décerné à Making of augure-t-il pour vous un nouveau tournant dans le cinéma tunisien, après des années de doute ?
- Je pense que ce prix, mais aussi la récolte de cette année en général, a replacé le cinéma tunisien dans la place qu'il occupait auparavant. On avait vécu effectivement des années de doute, surtout de la part de vieux routiers comme moi. Mais chose paradoxale, autant les films continuent à récolter des prix dans les festivals, comme Poupées d'argile ou Boîte Magique de Ridha Behi, autant le public tunisien, notamment le jeune public ne se reconnaissait pas dans ces films. Cette situation critique était accentuée par le fait que les jeunes cinéastes n'ont pas pris la relève.

* Vous avez insisté dans votre film sur la nécessité de trouver un accord, une harmonie ou une adéquation entre le Coran et la modernité. Comment, selon vous, vivre la modernité, tout en étant musulman ?
- À mon sens, il n'y a qu'une seule solution : la laïcité. Mais la laïcité nous commande un grand effort éthique et intellectuel. Pourquoi ? Parce que l'Islam a institué depuis sa naissance une fusion solide et irréductible entre le chef religieux et le chef politique. Dans ce sens, envisager la laïcité dans le monde musulman exige une coupure épistémologique. Cela est d'autant plus vrai que quand on est dans le sacré, on ne peut pas être dans le rationnel, et que quand on est dans le rationnel, on ne peut pas être dans le sacré. Ce sont deux attitudes différentes face aux problèmes de la vie ou de l'histoire. Dans ce sens, Making of est un appel à regarder intelligemment l'Islam, avec autant de respect que de réalisme, qui devrait tenir compte des exigences et des spécificités de la modernité.

par Kamel Ben Ouanès

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