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L'arme et la levure
Daratt, de Mahamat Salah Haroun (Tchad)
critique
rédigé par Mohamed Abdesslem
publié le 14/06/2007

Simplicité apparente, beauté inséparable d'un recours prononcé pour la litote (le hors champ de la guerre) et esthétique de la retenue, telles sont les impressions ressenties à la vue de Daratt, saison sèche, le deuxième long métrage de fiction du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun. En effet quelque soit l'intérêt et l'importance des propos symboliques de l'auteur et nous y adhérons, il s'agit de voir par quel moyens cinématographiques le discours de Haroun retient notre attention et provoque notre adhésion.
Par un style qui joue sur l'osmose de plusieurs éléments, à savoir les regards, la matière et le corps, le cinéaste nous invite à suivre l'itinéraire d'un adolescent orphelin, Atim, qui, à l'instigation de son grand père aveugle, quitte le village armé d'un pistolet et part pour N'Djamena dans le but de trouver et tuer l'homme qui a tué son père. Nous en sommes là quand le film débute. La suite nous comble.
Tout d'abord il faut souligner qu'il y a dans Daratt une organisation de la mise en scène dont la progression dessine des paliers successifs par lesquels un protagoniste devient humain et accède au statut de personnage à part entière. Car la force et l'originalité de Daratt, dans un contexte cinématographique très souvent dominé par l'artifice, le kitch et l'esbroufe, est d'aller à l'essentiel en mettant sous nos yeux une série de regards, de gestes et de comportements cadrés avec la plus grande sûreté. Et si Joël Magny a écrit, en parlant de Yaaba de Ouédraogo que "le cinéma s'abolit dans sa fonction ontologique, celle de n'être qu'un pur regard", Daratt est la quintessence de ce regard, sans à priori, qu'un cinéaste pose sur le chaos du monde par l'épiphanie de sa mise en scène, à fin de ressouder ses morceaux brisés et épars, et rendre ce monde un peu plus intelligible et vivable.
Du statut du personnage, il faut voir comment Atim se frotte à la ville avec ses méandres, sa violence latente et ses trafics. Car si Daratt est le récit initiatique d'un adolescent nubile qui se confronte aux réalités douloureuses et absurde de la guerre civile, sa trajectoire se place tout d'abord sous le signe du regard. Il doit écarquiller les yeux pour mieux voir. Dès son arrivée à la ville, il est rossé par deux troufions en faction pour un motif anodin. Atim n'a pas pu voir ce qui est écrit sur le mur d'enceinte. C'est la première perturbation dans le cœur de l'adolescent avant l'arrivée de Moussa (Moise !) qui le sauve des mains des soldats. Et Atim de savoir par la suite que Moussa est un voleur de lumière qui chipe sans vergogne ampoules et néons dans les ruelles de la cité. Clin d'œil, s'il en est, glissé par Haroun à Sissoko (Mata et son électricité dans Heremakono) et aussi métaphore au moment où Atim a besoin de toutes les lumières pour voir clair en lui-même.
Puis, dès que Atim pose son regard sur Nassara, le meurtrier et l'ennemi cadré sur le seuil de la porte bleue de sa demeure, en train de distribuer une fournée de pains aux enfants déshérités, on dirait que ce regard se trouble à la vue de cet homme aux mains magnanimes et au gosier atrophié qui s'aide d'un appareil orthophonique pour prononcer des bribes de mots.
Jusqu'ici le travail d'approche d'Atim est filmé par une caméra qui met une distance entre lui et Nassara, car la circonspection est de mise ; d'autant plus que l'adolescent reconnaît son ennemi et s'en méfie.




Une fois que Nassara embauche Atim dans sa boulangerie et lui offre le gîte, Daratt prend son envol jusqu'au climax. C'est à l'intérieur de la maison de Nassara, et surtout dans l'espace de la boulangerie, que Haroun va jouer sa partition et orchestrer sa mise en scène. Les regards échangés entre les protagonistes lors de l'apprentissage d'Atim donnent l'impression qu'il y a une demande d'amour qui marque le champ, mais aussi son oblitération par ce fort sentiment de trouble diffus qui aliène le contre champ. C'est alors que la matière (la farine, la pâte, le levain et la levure) fait son irruption. Ici la caméra s'attache attentivement aux gestes d'Atim qui pétrit et malaxe la pâte sous l'œil vigilant mais bien veillant de Nassara, meurtrier et initiateur.
Ce sont les scènes les plus fortes du film par le silence qui les affecte, car les dialogues sont rares et la musique n'est même pas en sourdine. Ici se joue, sur le mode mineur, un clair obscur intérieur diffracté par la blancheur immaculée de la farine qui se mue en pâte et par le visage et les mains noirs enfarinés de l'adolescent. En arrière fond, le feu crépite et flamboie dans le four (est-ce le résidu de la haine ?) qui attend la fournée nourricière. On sent aussi cet étirement du temps, d'autant plus que Haroun ne manque pas de jouer sur un brin de suspense en différant avec malice le passage à l'acte, à tel point qu'on éprouve que le temps va être troué, d'un moment à l'autre, par la salve meurtrière d'Atim. Si la rétention du passage à l'acte est constamment retardée, on ne manque pas de relever que les signes avant - coureur de la mue sont déjà en gestation ; à commencer par cette vareuse militaire qu'Atim porte ou enlève à chaque fois qu'il s'approche ou s'éloigne de Nassara. La répétition de cet acte vestimentaire n'est elle pas le signe que cet habit se charge en concept ou en métaphore ? Et la manière avec laquelle Atim est habillé (moitié civile, moitié militaire), n'indique t-elle pas qu'au cœur de l'adolescent gît une dualité qui retrouvera sa résolution à la fin du film par cette salve d'honneur qui rature la vengeance et annonce le pardon ? À l'instar de l'habit, on dirait que la couleur participe aussi à la mue. Dès l'ouverture du film, une couleur bleue, celle de la porte derrière laquelle est cadré le grand père met un azur vif dans la tonalité ocre du village. En ville la porte de la maison de Nassara est bleue comme le "gandoura" qu'il porte dès sa première apparition devant Atim. Ce dernier, après le port de la vareuse aux motifs vert et ocre, endosse le bleu de travail en laissant choir son treillis léopard.
De la couleur, mais aussi du corps de l'ennemi. Après avoir conjugué au parfait en entrelaçant regards, gestes et corps de la matière, Haroun introduit le corps endolori de Nassara qui chute sur le sol de la boulangerie. Atim se porte à son secours et l'aide à se relever. Le cinéaste, par un subtil raccourcit, fait passer l'adolescent du pétrissage de la pâte nourricière au massage d'un corps ennemi déliquescent. La tête rasée de Nassara fait soudain saillie cadrée en un gros plan, sûrement le plus chargé de sens du film. La camera insiste un moment sur cette partie du corps. D'ailleurs nous ne savons au juste si elle épouse le regard du cinéaste qui découpe une morphologie en marquant le champ de cette excroissance où gît le mal, ou s'il s'agit du regard d'Atim au moment où dans sa tête reflue la vengeance archaïque. Si le cinéaste a décrit la lente métamorphose d'Atim au contact de Nassara au point de toucher l'épiderme de son ennemi, il n'a pas manqué de signaler les zones d'ombre par de judicieux points d'interrogation sur la complexité de la nature humaine.
La dernière scène du film, située à la lisière du village là où le film a commencé, consacre le pardon et le don de vie accordés à Nassara. Atim tire [...], il a accompli sa mission en effaçant la dette de sang. La vengeance est aveugle mais le pardon fait verdoyer la saison sèche et aride de Daratt.

Mohamed Abdessalam

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