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Le plaisir contrarié
Le Cinéphile (Tunis) - Dossier JCC 2006
critique
rédigé par Mohamed Wissem Hili
publié le 17/06/2007

Qu'en est-il des Journées cinématographiques de Carthage ? Le festival n'est encore une fois que l'ombre de lui-même. Pourquoi voulez-vous que les choses aillent mieux quand tout va mal, dira-t-on ? Et de toute façon, le cinéma ne sera pas l'exception qui confirme la règle. Quel bonheur !
Dans cette fête du cinéma, ce n'est certainement pas le bonheur et la générosité de donner à voir et à partager des expériences et un plaisir de cinéma qui comptent ; mais ce sont souvent des mondanités vaines et un mépris - et c'est encore un euphémisme - pour le septième art qui règnent. C'est un peu ça aussi un festival, rétorquera-t-on. Et nous, nous ne demandons qu'"une place pour le septième art", vieille revendication de Griffith à laquelle nous croyons encore et toujours. Quand on connaît l'ampleur de l'effet que ces rencontres tant attendues peuvent susciter, on se refuse la moindre velléité. Que de frustration et de colère pour nous !
Quel discours peut-on tenir sur les JCC ? Le bilan est alarmant. On a toujours rappelé que le parc des salles ne cesse de rétrécir et c'est tout un horizon de cinéma qui s'éloigne. On parle de futures multiplexes. Encore une issue dont l'avenir est incertain dans les pays dits du Sud. Mais ce serait là l'objet d'un autre débat ou d'un colloque, tiens (nous aimerions d'ailleurs savoir pourquoi les JCC s'acharnent à renier les colloques devenus un vrai rituel qui draine des foules de cinéphiles). Boudjema Karèche, très spontanément, dès son arrivée, commençait à évoquer les moments mémorables des Journées, et il évoqua les colloques et les débats interminables qui ont fait et continuent de faire exister beaucoup de films. Cette fois, tout le monde est là, mais pour se tourner le dos ; sinon pour se réfugier dans des huis clos.
La spontanéité de Boudj ne manque certainement pas de pertinence : quand il venait pour les JCC, déjà dans l'avion, il reconnaissait tous ses amis cinéastes africains (au sens que Louis Delluc attribue au mot "cinéaste" : celui qui fait du cinéma, metteur en scène, producteur, acteur, etc.); mais voilà que cette fois, il n'y avait que des Chinois tout autour. Boutade certes, mais très significative de toute la situation et non pas seulement celle du cinéma. Et c'est encore une fois une autre histoire.
Il ne faut pas surtout se lamenter sur un passé "glorieux" qui serait un âge d'or révolu. Les JCC ont toujours pâti de maintes difficultés et leur histoire ne manque pas de dérapages. Mais, c'est la vocation même du festival qui devient un horizon de plus en plus lointain.
Un jour, des gens ont décidé de faire la fête, la leur. Et ils ont fait de cette date un rendez-vous régulier et surtout un prétexte pour se rencontrer, discuter et éventuellement faire avancer les choses dans un monde où ils ont du mal à occuper une place. Aujourd'hui, tout le monde est au rendez-vous comme prévu. On s'attendait depuis un bon moment (je ne sais plus, depuis des années ou des décennies) à ce que les rencontres soient à la hauteur de ce qui se fait dans le monde du cinéma ; mais on ne fait que venir après et accuser davantage le retard.
Les quelques salles qui demeurent en exercice sont, de surcroît, mal équipées. Les films ont été projetés dans des conditions, le moins que l'on puisse dire, lamentables : la bande son et l'image sont dénaturées. Conjugué à l'incompétence des opérateurs dans les cabines de projection, les séances deviennent les spectacles de sifflements et de cris de mécontentement interminables d'un public pris de rage de voir charcuter les films (que dire des metteurs en scène) : les images décadrées, le son brouillé comme dans les premiers films parlants et le papillotage qui avait même retardé la naissance du cinéma sont de règle. Je ne sais pas si Chahine aurait accepté que son film soit charcuté. Yasmine Kassari, réalisatrice marocaine de L'Enfant endormi ne sait pas encore où sont passées deux minutes de pellicule sur lesquelles des enfants ne font que s'interroger : "Qu'est-ce que la démocratie ?". Par ailleurs, on ne sait pas aussi, et personne ne s'explique, pourquoi Mercedes manque dans la rétrospective consacrée à Yousri Nasrallah. Est-ce parce qu'il y aborde la question de l'homosexualité, me demandait un ami ? Et autant d'autres détails que nous ne devons plus ramener sur le compte du seul argument de l'absence de moyens. L'engagement de l'État en faveur de la culture fait défaut certes, mais le manque de bonne volonté et de savoir-faire de la part des responsables du cinéma ne sont pas moins flagrants.
Je comprends après que Bled number one passe à côté et que beaucoup d'autres belles œuvres ne soient pas appréciées à leur juste valeur. On ne nuit pas seulement au festival mais à sa nature même et au cinéma tout court.
Notre colère est surtout portée par la passion du cinéma et notre envie de donner aux cinématographies africaines l'occasion de prendre de l'envol. Le cinéma africain a effectivement gagné en maturité grâce à des metteurs en scènes qui continuent d'interroger l'histoire et d'affirmer leur singularité dans le monde du cinéma.
Les nouveaux opus du cinéma tunisiens, Making of de Nouri Bouzid et Tendresse du loup de Jilani Saâdi (les seuls que j'ai pu voir pendant les JCC ; et j'aurai le temps de revenir à Bab'Aziz de Nacer Khémir, Junun de Fadhel Jaïbi et La télé arrive de Moncef Dhouib) frappent d'abord par les audaces du propos et du discours. Le deuxième, bien qu'il soit inscrit dans une vision crue de la réalité ne manque pas de ressembler à un conte pour enfants. Au cours d'une soirée (tout le film dure du soir jusqu'au matin, le temps de rêver), des jeunes d'un quartier populaire de Tunis, violent une jeune prostituée, une voisine de surcroît. La crudité du début contraste avec la légèreté qui donne tout le ton du film. Les personnages de Jilani Saâdi (Khorma et Stoufa) sont des demi-fous et d'éternels enfants. Et quand Stoufa enferme sa voisine, la scène finit par se rapprocher davantage d'un jeu : quoi de plus cher aux enfants que de jouer aux mariés? Sur les rythmes de la musique typique des mariages tunisiens, défilent tous les rêves et toutes les désillusions. Et au bout du compte, je crois que Salwa (la joie), la jeune prostituée, n'a existé que dans la tête de ces jeunes, bourrés de frustration et de désirs contrariés. C'est un fantôme, une fée.
Un autre réalisateur africain qui vit en France, Rabah Ameur Zaïmech. Avec Bled number one, il se lance dans un autre sentier (nullement battu) de cinéma. Je ne me suis jamais senti aussi frustré. Je ne pouvais que plier devant le charme envoûtant d'un film à la poésie souterraine. Cependant, frustré de voir filer une étoile des plus scintillantes et des plus appréciées des amoureux (du cinéma). Pendant les Journées cinématographiques de Carthage, rares étaient les personnes qui "ont défendu" le film. Bled number one a été mis à l'index et considéré comme un produit mal conçu. C'était un météore, il faut l'admettre. L'indécision, le regard curieux (mais toujours distant) et l'errance de Kamel sont suffisants pour réveiller les démons de la guitare de R. Burger. Quoi de plus désinvolte et indécidable ? Les intrusions oniriques, dans le film, ne sont pas aussi moins fantomatiques que la réalité de l'Algérie.
Dans un autre registre, pas moins audacieux, Bamako de Abderrahmane Sissako et Daratt (Saison sèche) de Mahamat-Saleh Haroun étonnent par l'atmosphère méditative qu'ils installent. Dans les deux films, on sait que l'on raconte quand tout le monde sait ce qui s'est passé. Projet impossible de ramener le spectateur ?
Il s'agit de deux films où la justice ou le désir de rendre justice et de se faire justice sont les moteurs du "drame". Dans le premier, le statisme du dispositif en dit long sur la partialité voire l'absurdité du verdict et des discours qui font que l'histoire de l'exploitation de l'Afrique continue. Dans le deuxième, la justice se fait dans le mouvement. Le pardon est un parcours, un mouvement et un processus, mais des plus périlleux. Dans ce calvaire des passions, Atim a fini -et devrait continuer à le faire- par se forger sa propre vision de l'histoire et du monde. N'est-ce pas son grand-père, l'instigateur du grand périple, qui lui avoue à la fin : "Tu es devenu un homme" ? Daratt est une descente aux enfers. Y a-t-il encore une place pour le pardon dans des âmes meurtries ? Un jeune a encore le temps d'aimer. Mais, extirper la haine ne va pas sans heurts ni désirs de vengeance aveugle. Le film est une vraie purification au cours de laquelle les personnages auraient pu être aussi bien la victime que le bourreau. Le manichéisme n'a pas droit de cité dans un duel non dépourvu d'amour et de désir de filiation. L'ancien bourreau, le méchant, peut adopter sa propre victime. Quoi de plus inattendu voire de plus invraisemblable et incroyable ! Le parcours du jeune Atim (orphelin) n'est autre que celui de la justice. Il a d'abord fallu qu'il soit confronté à ses propres démons -la haine qui ronge le coeur d'un jeune à qui on a rappelé le devoir de vengeance- avant de se vider de toutes ses pulsions vengeresses. La fable de l'Afrique est désormais racontée par ses enfants (Atim); ce privilège n'est plus l'apanage de ses vieux griots qui peuvent manquer de lucidité ou être enfermés dans une vision étriquée de l'histoire (le grand-père d'Atim). Les pères étant trop impliqués : ils sont ou bien bourreaux ou victimes. La saison sèche peut connoter l'aridité et la violence du champ des passions humaines, mais elle ne manque pas de suggérer la soif et le désir de renouer avec la vie.
La colère ne nous empêche pas malgré tout d'exprimer notre plaisir de dire que ces films sont passés pendant les JCC. Le festival a encore beaucoup à donner et l'on devrait penser davantage à profiter de l'engagement sérieux et des programmes d'action ambitieux dont témoignent des associations de cinéma en Tunisie comme l'ATPCC (Association Tunisienne pour la Promotion de la Critique Cinématographique), la mythique FTCC (Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs), la non moins prestigieuse FTCA (Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs) et beaucoup d'autres actions qui ne manquent pas de bonne volonté et qui font surtout développer l'amour du cinéma..

Mohamed Wissem Hili

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