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Deux hommes à la hauteur du 20ème siècle
Je chanterai pour toi, de Jacques Sarasin (France) et Ray, de Taylor Hackford (USA)
critique
rédigé par Sid-Lamine Salouka
publié le 18/06/2007

Au Burkina Faso comme un peu partout en Afrique les salles de cinéma ferment, laissant la place à de minuscules échoppes mal éclairées où sont diffusés, avec tous les risques liés à la mauvaise qualité artistique et à l'immoralité des sujets, des films sur des supports VCD et DVD piratés. Face à ce fléau, l'association Cinomade tente de relever le défi de la diffusion d'un cinéma à la fois qualitatif et… gratuit ! Ainsi, après le Fespaco 2007, Cinomade réédite son opération "Ciné à ciel ouvert" au profit cette fois des populations de Bobo-Dioulasso. Le thème choisi par la programmation est la musique. Pour sa séance inaugurale de ce festival qui a eu lieu le 09 juin au Centre culturel français Henri Matisse, deux films ont été offerts à l'appréciation du public : il s'agit de Je chanterai pour toi de Jacques Sarasin, un documentaire consacré à la vie du bluesman malien Boubakar Traoré dit Kar Kar et de Ray l'immense biographie (d'une durée de deux heures et demie !) du non moins immense auteur-compositeur-interprête négro américain et aveugle que fut Ray Charles. Deux monstres sacrés qui, par leur destin hors du commun, rendent paradoxalement compte de leur époque : le vingtième siècle, vu du handicap visuel d'un Noir des États-Unis, et l'Afrique noire où l'indépendance du Mali en 1960 ne signifie pas pour ses citoyens une sortie de l'ornière.

Kar Kar, celui qui redevint jeune après avoir vieilli

Les mélomanes de mélodies à tendance blues citent volontiers pour le Mali la grande figure d'Ali Farka Touré. Bien peu connaissent en vérité qui est Kar Kar, autre virtuose de la guitare dont les compositions tinrent en haleine les jeunes des années soixante de ce pays, bien avant l'avènement du génie de Niafunké.
Originaire de Kayes, grande ville située à l'ouest du Mali, la vie de Boubakar Traoré dit Kar Kar suit l'évolution de son pays. Prince, il vient à la musique par amour. Au milieu des années 50, comme tous les jeunes branchés de son époque, il a pour idoles Elvis Presley et d'autres rockers anglo-saxons dont les échos parviennent jusqu'à Bamako. Il est l'un des premiers à acquérir une guitare électrique. Mais si ses compositions sont fortement influencées par le slow rock, on leur reconnaît un enracinement profond dans la culture bambara, ce qui fait leur originalité. Il est ainsi une charnière entre le Mali traditionnel et le Mali moderne qui vient d'accéder à l'indépendance en 1960 et qui, sous la houlette de Modibo Kéita entreprend une révolution populaire destinée à mettre le pays sur les rails du progrès social. Kar Kar prête sa voix et sa guitare à ce grand mouvement d'émancipation : c'est sa mélodie qui ouvre les émissions de la radio nationale par un appel de la jeunesse au travail !
Le film de Sarasin est un voyage à travers le Mali parcouru tantôt en train, en pirogue ou dans un taxi cabossé slalomant entre les nids de poule de Kayes. L'œuvre est construite à partir de témoignages d'amis d'enfance de l'artiste. Ces compagnons d'âge sont des témoins directs et leur parole rend compte de l'aspect humain d'un personnage historique. L'histoire elle-même, dans sa version quasi officielle, est représentée par un photographe d'un certain âge qui tient chronique en époussetant ses appareils photo d'un autre âge. Cependant, comme tout symbole historique, Kar Kar appartient d'abord aux gens ordinaires : en particulier, à de simples mélomanes comme ce jeune homme dont le témoignage ouvre le film ou à cette griotte qui, au nom de la tradition, chante les louanges d'un prince pour qui le destin ne fut pas tendre.
En effet, la vie sous le régime socialiste de Modibo Kéita n'est pas facile : les miliciens et la répression confinent la liberté d'expression aux "grins", ces sociétés de buveurs de thé où on se regroupe par affinité et par classe d'âge. D'un point de vue économique, la pauvreté sévit, obligeant l'artiste à remiser sa guitare, à se retrousser les manches pour nourrir sa famille. À partir de 1964, il est ainsi commerçant de friperies sur les marchés de Bamako et finit par s'exiler en France où il travaille comme manœuvre sur des chantiers de bâtiment. C'est dans ce contexte qu'un producteur anglais qui a écouté sa musique, le recherche et le retrouve plus de vingt ans plus tard.
Kar Kar est alors un homme brisé par la vie et ses illusions perpétuelles. Il a perdu Kalilou, son frère aîné et mentor. Surtout, Pierrette, la Française qui, par amour est venue jusqu'à Kayes et a mangé la vache enragée avec lui, est morte à Mopti alors qu'elle tentait de lui donner un enfant ! Bambara, adepte de la religion traditionnelle pour qui rien n'arrive par hasard et (aussi !) musulman pratiquant et fataliste Kar Kar ne veut plus croire que la chance peut encore lui sourire. Amadou Hampaté Ba dit de l'homme qu'"à 63 ans, il est considéré comme ayant achevé sa vie active et n'est plus astreint à aucune obligation…". Kar Kar est proche de cet âge-là quand il est ramené à la musique et à une vie mois précaire.
La musique, au Mali quand on n'est pas griot, est considérée comme un passe-temps, une activité de jeune, la vieillesse étant le symbole de la sagesse et des constructions plus pérennes. Quand Kar Kar revient à Kayes respecté et honoré grâce à une activité ludique et qu'il annonce à ses amis qu'après dix ans de veuvage, il s'est remarié et qu'il vient d'avoir un enfant, un des ses compagnons d'âge lui dit : "Quelle chance as-tu, toi qui est devenu jeune après avoir vieilli !"
Le titre du film, Je chanterai pour toi, est dédié à Pierrette comme le premier disque que Kar Kar enregistre après sa sortie du désert s'intitulé Les Enfants de Pierrette. Il s'agit d'un film savoureux tant pour les yeux que pour les oreilles. C'est un voyage musical au sens premier du texte et l'on ne saurait assez recommander aux amateurs du genre de rechercher ce documentaire de 80 minutes.


Ray ou le destin illuminé d'un aveugle à qui on ne la fait pas

Le deuxième film de la soirée, Ray de Taylor Hackford est un film américain retraçant la vie du célèbre musicien Ray Robinson plus connu sous le nom de Ray Charles. Aveugle à sept ans, poursuivi par la mort de son jeune frère qu'il se reproche, Ray Charles lutta toute son existence durant pour ne pas subir un destin d'aveugle. Guidé par les principes moraux simples et rigides d'une mère trop tôt disparue, Ray apprend à jouer du piano auprès d'un voisin dans les années 1930 dans un État du sud des Etats-Unis. En pleine ségrégation raciale, il lui faut apprendre à se battre pour gagner son pain et le respect dans un milieu de requins qui ne voient en lui qu'un simple aveugle à voler.
Pianiste de génie, Ray Charles qui a longtemps interprété les célébrités du jazz comme Nat King Cole, finit par trouver son propre style. Il fait du gospel, musique liturgique par excellence, un musique profane où il clame son amour à Bee son épouse. Plus tard, lui, le Noir à qui durant la lutte pour les droits civiques il fut interdit à vie de donner un concert à Philadelphie, se mit à écrire des chansons country !
Ray est un emblème du rêve américain. C'est le type même du self-made-man qui est parvenu au haut de l'échelle sociale grâce à un travail acharné. C'est un modèle du pauvre gars du gettho ayant connu la drogue mais qui s'en est sort par un effort de volonté. C'est surtout un homme qui a fait bouger les lignes en réunissant les communautés noire et blanche par son audace et en indiquant la voie à suivre à tous ces aveugles qui croyaient d'abord y voir ! Aussi, après que son bannissement a été levé, c'est sa chanson "Georgia on my mind" qui est adoptée comme l'hymne national de la Géorgie.
Ray Charles, compositeur qui a marqué le vingtième siècle, nous a quitté en 2004. Sa démarche artistique originale s'est accompagnée d'un management rigoureux et des placements financiers judicieux qui en ont fait un homme d'affaire prospère. Ray a ainsi pu bénéficier des millions de disques qu'il a vendus. On apprend dans ce film qu'il est l'auteur de la célèbre chanson "Unchain my heart" souvent attribuée à tort à Joe Cooker.
Le film est une reconstitution historique de grande facture. Le scénario dynamique est marqué par un suspense ainsi que des flash-back judicieux et une mise en scène efficace pour la compréhension du personnage. Le spectacle américain dans toute sa puissance, quoi ! À voir absolument.


En débutant leur festival par deux films qui, au-delà du thème de la musique célébrée en prélude de la Fête de la Musique le 21 juin, les organisateurs de " Ciné à Ciel ouvert" ont également montré comment par les cheminements individuels de deux artistes que tout destinait à la marginalité rendent compte de la vie de milliers de gens. Ainsi, Kar Kar le Malien qui a failli rater son rendez-vous avec l'histoire et Ray Charles qui a refusé de subir un destin forgé par d'autres constituent-ils en soi des héros que le cinéma a juste mis un peu plus en lumière.

Sid Lamine Salouka

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