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Forme et signification de l'Image dans Le Regard de Nour-Eddine Lakhmari
critique
rédigé par Bouchta Farqzaid
publié le 02/08/2007

I. En guise de présentation :

Rares sont à vrai dire les films qui traitent rigoureusement le rapport si épineux de l'image en tant que vecteur déterminant et la question de la Mémoire. Mais, il est, Dieu merci, des exceptions, dont bien évidemment un film de Nour-Eddine Lakhmari, produit par Free Artists et Film Huet, en 2004, et qui porte le titre Le Regard. En effet, ce réalisateur si talentueux y recourt intelligemment à une sorte de mise en abyme de la notion même de l'image en vue de mettre en place un croisement de "regards" (ceux des colonisateurs et ceux ces colonisés), qui connotent pleinement une aliénation réciproque des êtres, et qui débouchent indéniablement sur les distorsions de l'Histoire et de la Mémoire.


II. Le thème du regard :

Le film de Nour-Eddine Lakhmari met en scène toute une panoplie de références au champ sémantique du "regard", que nous pouvons présenter comme suit :

A. Le titre :
Le titre se définit comme une inscription qui nomme le film et qui sert explicitement à indiquer le sujet. En effet, il est constitué d'un syntagme nominal, à savoir un "article défini masculin-singulier" et un "nom masculin singulier". "Regard" désigne aussi bien l'action que la manière de diriger les yeux vers un objet, afin de voir. Ce vocable devient problématique dès que le spectateur s'aperçoit qu'il comporte un "R" majuscule. Cet emploi s'explique aisément par le terme qui fait référence à cette pléthore de regards qui traversent le film jusqu à la complicité, et qui se présentent comme suit :
a) le regard d'Albert
b) le regard des colonisateurs
c) le regard des colonisés, dont celui du personnage qui figure sur l'affiche
d) le regard du réalisateur
e) le regard du spectateur qui se trouve impliqué dans le film
Tel un nom générique, le titre renvoie à une mise en scène d'un certain nombre de regards qui s'affrontent et s'agressent. Cette valeur générique est renforcée davantage par l'emploi de l'article (le) à valeur cataphorique, en ce qu'il renvoie à l'univers intradiégétique : "le regard de …?", c'est-à-dire le film. Du coup, il constitue un clin d'œil au spectateur, par le fait que celui-ci regarde l'affiche qui représente une première entrée du film. Ainsi, cette pluralité de regards introduit une superposition de sens et rend la réception difficile.
Cette thématique du regard est actualisée également par un lexique qui se répète très souvent dans la bouche des personnages en indiquant une de leurs photos, à savoir "chouf = regarde) ou "hada ana"= c'est moi). C'est pourquoi, il est possible de parler chez Lakhmari d'un travail en profondeur sur le regard ou d'une syntaxe complexe du regard qui peut être schématisée approximativement dans quelques séquences ainsi :
- Albert voit via l'appareil photographique un marocain qui voit Albert le prendre en photo
- Albert voit une fille regarder un français violer une marocaine
- Le spectateur voit implicitement le réalisateur filmer (= voir) le personnage d'Albert….

B : L'icône :

Nombreux sont les éléments qui font référence à l'image, et qui se présentent ainsi :
a) Les photographes : il en existe deux
- Albert : c'est un ancien soldat français et un photographe qui prenait des photos pour son service militaire. Or, il est présenté comme un personnage schizophrénique, car il est hanté par des images violentes qui surgissent de temps à autre et ravivent douloureusement sa mémoire. Cela l'amène à revenir au Maroc à la recherche d'un album caché quelque part.
- Le photographe marocain : contrairement à Albert qui est un professionnel en la matière, celui-ci est novice et, en tant que propriétaire d'un studio, s'en sert pour subvenir à ses besoins.

b) La photographie : le spectateur se trouve confronté à un grand nombre de photographies (des français et des marocains) éparpillées et qu'il est appelé, tel Albert, à réunir.

c) Le poster : un clin d'œil est fait à l'actrice américaine Marilyne Monroe à travers un poster dans un bar dansant (réalisme oblige !)

d) Le dessin : comme pour re-présenter Ed Daoudi, un dessin semble reproduire le portrait de ce personnage assez problématique.

e) Les réminiscences : ce sont des souvenirs qui émergent à la conscience d'Albert, et qui sont actualisés grâce à la technique noir et blanc. Ils sont tellement courts et violents, et sont mis en relief par la musique stridente qui les accompagnent.

f) L'appareil photographique : cette boîte magique, menue d'une chambre noire mais qui sert à éclairer ou à mettre en lumière des êtres et des objets, mérite un traitement particulier. Encore une fois, il y a plusieurs appareils photographiques : ceux d'Albert et ceux de son ami. Mais, la Firelox est la plus significative. Tel un actant, il est cela même qui permet de mettre en pose des êtres appartenant à deux époques tout à fait distinctes : le passé (le Maroc de la Guerre, de la Violence, de la Destruction) et le présent (le Maroc de la fête, de la joie, des intrigues amoureuses). C'est dire qu'il est la boîte qui exprime, dans les deux sens du terme, l'Histoire houleuse du Maroc, à savoir la Colonisation et l'Indépendance.


III. Image et Mémoire :

A. Catharsis et réconciliation:
En tant que document, l'image photographique a donc pour fonction de témoigner d'un fait ou d'un objet qui a existé, puisque le signifiant et le signifié entretiennent un rapport d'analogie. En effet, l'album à la fois de nostalgie de honte que cherche Albert constitue un regard sur une phase noire de l'Histoire française, à savoir la Colonisation du Maroc. Retrouver ces images pour Albert, c'est actualiser un passé de plomb, des moments de traumatismes dans l'intention de les surmonter. Autrement dit, outre la dimension cathartique, l'album de photos est cela même qui rend possible la réconciliation du français et du marocain, du bourreau et de la victime.
Conscient du poids de l'Histoire, Albert représente implicitement un côté humaniste de la Doxa française, qui se culpabilise et ose afficher les violences qu'elle a fait subir aux peuples dits du tiers-monde.

B. Apothéose de la Mémoire :

Au reste, Albert est une métaphore-pretexte du film, en ce qu'il participe à la reconstitution de la Mémoire marocaine éparpillé, violentée, réduite au silence, dont l'aphasie de Si Daoudi est fort illustrative. Et contre l'oubli, le film s'octroie le privilège de mettre à nu les paradoxes d'une civilisation et d'une Histoire, dont Albert.
Celui-ci est un photographe qui symboliquement tue les hommes en les prenant en photo, ou en les mettant en cadre, qui rappelle la bière ou le tombeau. Ainsi, certains marocains ont subi la mort deux fois : symboliquement et effectivement. Or, par le fait qu'il les photographie en les fixant sur des papiers, ils deviennent paradoxalement éternels, intemporels. Le film rejoint de ce fait la photo, car il se présente comme un univers des traces tangibles qui témoignent d'une déchirure temporelle. Les deux supports iconiques soulignent nettement le passage de l'obscurité à la lumière, du mensonge politique à la vérité historique, et qui impliquent le spectateur - quelque soit son identité- en le prenant pour témoin. Au fond, ils sont subversifs, non parce qu'ils effraient, révulsent ou même stigmatisent, mais parce qu'ils sont pensifs. Leurs fonctions sont également multiples, à savoir informer, représenter, surprendre, signifier et donner à réfléchir. Bref, ils animent le Spectator : et "c'est ce qui fait toute aventure", selon Roland Barthes.


IV. En guise de conclusion :

Le film de Nour-Eddine Lakhmari nous fait voyager à la fois dans le temps et dans l'espace, avec violence. Il permet de regarder l'Autre d'un œil accusateur, en témoigne le regard si perçant de Si Daoudi reproduit dans la photo et le dessin et sur lequel le film prend fin. Le Regard est donc une invitation si intelligente de L'Autre afin qu'il revoie cette page ensanglante de son Histoire. Et entre "ce-qui-a-été" et "ce-qui-est" toutes les frontières sont intentionnellement abolies. L'aphasie, comme agression paroxystique de la Mémoire du peuple marocain, témoigne de la Barbarie d'une civilisation qui se veut être fondée principalement sur La liberté, L'Egalité et La Fraternité. L'Operator, qui n'est que Nour-Eddine Lakhmari, accomplit un geste majestueux qui consiste à révéler ce qui a été caché dans l'Histoire et à traumatiser la conscience endormie des Nations.

Bouchta FARQZAID (Maroc, Khouribga)

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