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La télévision, au secteur public et le cinéma, au secteur privé
Télévision et cinéma en Tunisie
critique
rédigé par Kamel Ben Ouanès
publié le 28/08/2007

1966, l'année de la création de la télévision tunisienne, était aussi l'année de la sortie du premier film entièrement tunisien, en l'occurrence El Fejr de Omar Khelifi. En Tunisie, télévision et cinéma ont donc le même âge et ont partagé les mêmes rêves, vécu ensemble presque les mêmes vicissitudes durant au moins deux décennies. Cependant, à partir des années 80, ce paysage va être profondément bouleversé. Le rêve de créer une industrie cinématographique nationale s'est évanoui. Les valeurs socialistes et collectivistes qui régirent tous les secteurs de l'économie du pays dans les années 60 et 70 ont commencé à être remises en question. Il fallait changer de cap et emprunter la voie d'un "réalisme politico-économique", c'est-à-dire le réalisme. En vertu de cette nouvelle orientation, l'État doit se désengager de plusieurs secteurs de l'économie et ne garder sous son contrôle direct que les domaines jugés stratégiques ou ceux où s'exerce la souveraineté nationale. Et voilà qu'on a jugé, à tort ou à raison, que le cinéma ne peut prétendre au titre d'un secteur stratégique dans la politique de l'État. La télévision, en revanche, en tant que média de masses, s'impose comme un outil indispensable à l'animation et à la gestion de l'opinion publique dans le pays. Résultat : le cinéma se réfugie dans le secteur privé ; la télévision, elle, s'enfonce davantage dans les méandres et les contraintes d'un audiovisuel officiel et étatique. Ce choix avait pour conséquence, la liquidation de la Satpec (société publique de production et distribution) et la disparition d'un instrument pourtant nécessaire au cinéma national et à son émergence. Pour atténuer les effets fâcheux de ces mesures sur le cinéma, l'État a institué, à partir des années 80, une commission d'aide à la production dont la tâche consiste à accorder une subvention aux projets de films (longs et courts) après examen des dossiers. En même temps, on a consolidé les moyens de la télévision par une augmentation substantielle de son budget, ainsi que par la création d'une nouvelle chaîne de télévision qui a d'abord diffusé ses programmes en langue française, avant d'être arabisés.
Cette différence structurelle entre le cinéma et la télévision n'a pas manqué de creuser un autre écart, et non des moindres, au niveau des sources d'inspiration et de vision du monde.
En effet, le cinéma s'autorise à aborder des sujets tabous (sexualité, fantasmes personnels, problèmes d'identité ou d'exclusion, etc.), tandis que la télévision se cantonne dans un discours prudent, soft et façonné par des codes sévèrement contrôlés ; au point que ces deux médias semblent puiser leurs sujets dans deux sociétés différentes et incommensurablement séparées. D'un côté, nous avons un "cinéma qui ose" [NOTE 1], et de l'autre une télévision qui se fige et se momifie. Autant le premier offre à l'auteur cinéaste la possibilité de s'exprimer en tant qu'individu, ou encore d'inscrire son projet dans une approche, parfois franchement autobiographique, autant la télévision cultive un discours impersonnel, neutre, froid et distant vis-à-vis d'une réalité nébuleuse ou indûment maquillée.
On est donc fort loin des années 60 quand la télévision jouait le rôle d'une fertile pépinière pour des futurs cinéastes ou encore quand la production des téléfilms mobilisait les réalisateurs, si bien qu'une œuvre comme Khélifa le teigneux de Hamouda Ben Halima, qui était à l'origine un projet de téléfilm destiné à la chaîne nationale, est considéré aujourd'hui par la critique comme l'un des meilleurs films de cette première période de l'histoire du cinéma tunisien. Ou encore Mokhtar, réalisé par Sadok Ben Aïcha, l'un des pionniers de la télévision tunisienne, qui n'a pas manqué de susciter l'intérêt du public par son audace formelle et son sujet iconoclaste.
À partir des années 80, et hormis les quelques feuilletons produits à la faveur du mois de Ramadan, la télévision boude les fictions et appréhende les projets de téléfilms avec beaucoup de défiance. Le cinéma, lui, gagne une certaine fraîcheur et aborde le réel tunisien avec une nette dose de courage et de pertinence. Autrement dit, face à une production télévisuelle où tout doit se greffer autour d'une vision prudente et incolore de la réalité, le cinéma, lui, hisse l'individu et son univers intime et subjectif au rang d'un paradigme ou de la mesure la mieux indiquée, en vue d'appréhender cette réalité.
Et c'est peut-être cette approche iconoclaste dans la culture locale - le moi est généralement haï et déconsidéré, comme dans la littérature classique - qui a permis aux films tunisiens des années 80, comme L'homme des Cendres de Nouri Bouzid ou Les silences du Palais de Moufida Tlatli de susciter l'intérêt du public tunisien et étranger. En d'autres termes, nous pouvons dire qu'au moment où la télévision focalise son discours autour d'un moi collectif, donc une entité impersonnelle et nébuleuse, le cinéma tunisien, libéré du monopole de la vision officielle, a annoncé pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie, la naissance de l'individu, comme entité autonome et parfaitement en mesure de s'exprimer en tant que telle.
En accédant à une place honorable sur la scène internationale, les films tunisiens (primés dans plusieurs festivals internationaux et programmés dans de nombreuses chaînes de télévision, notamment européennes) n'ont pas manqué d'avoir un effet favorable sur la relation du cinéma avec les institutions nationales, dont notamment la télévision. En effet, dès la fin des années 80, un représentant de l'Ertt (l'Etablissement de la Radio Télévision Tunisienne) siège au sein de la commission d'aide à la production. Mieux encore et en vertu de la réglementation instituant le soutien des services publics au cinéma tunisien, chaque projet accepté par la commission bénéficie d'une subvention qui comporte, en plus de la somme de 450 MD (300 000 euros environ) allouée par le Ministère de la Culture, d'une aide accordée par l'Ertt et plafonnée à 120 MD (80 000 euros environ), souvent sous forme des prestations de services.

* * *

L'initiative de soutenir le cinéma tunisien par la télévision nationale n'est pas une décision spontanée. Elle relève tout simplement d'une mesure officielle du gouvernement et s'inscrit dans la logique du devoir que doit apporter chaque institution nationale, surtout quand elle est concernée directement par le secteur audiovisuel. Cela est d'autant plus vrai que l'aide de l'Ertt n'est pas dictée par une stratégie de production, ni encore déterminée par une politique d'investissement visant une quelconque rentabilité financière. La preuve : la gestion de ce dossier au sein de la télévision tunisienne n'est pas l'abri des caprices des uns, des humeurs des autres et des circonstances multiples. En effet, le décret officiel stipulant le soutien de l'Ertt aux films tunisiens n'est pas appliqué d'une façon systématique. Il est arrivé qu'un film, ayant obtenu l'aval de la commission d'aide à la production relevant du ministère de la Culture, soit privé de l'aide de l'Ertt. Le refus invoqué est sans détour : le sujet abordé par le film est jugé "audacieux" et par conséquent inapproprié pour une éventuelle diffusion. Ce qui met en exergue une nette contradiction entre deux institutions officielles (la Télévision et le Ministère de la Culture) et jette un trouble sur les modalités d'application du décret relatif aux conditions d'accès à la subvention. Cet aspect critique n'est pas le seul à susciter des interrogations, car il n'est pas exclu qu'un film coproduit avec la télévision et ayant bénéficié de son soutien, soit "mutilé" de plusieurs séquences lors de sa diffusion, au risque de porter un grave préjudice à la cohérence et à la compréhension du film. La presse locale en a souvent l'écho, notamment à propos de deux films sérieusement endommagés lors de leur programmation à la télévision : Halfaouine de Férid Boughédir et Le prince de Mohamed Zran.

Toutefois, on serait injuste si on réduisait notre propos à ces aspects ombrageux. La télévision tunisienne s'est engagée sans réticence aucune, sous l'impulsion de certains directeurs généraux attentifs et conscients de l'enjeu des interférences entre la production cinématographique et la politique audiovisuelle du pays en général, d'opérer une ouverture sur les cinéastes et d'esquisser les bases d'une stratégie de coproduction qui englobera aussi bien les films que les téléfilms. Dans ce cadre, Abdellatif Ben Ammar (Sejnane, Aziza ou Le Chant de la Noria) a réalisé en 2004 une ambitieuse tétralogie dont la démarche et l'esthétique s'apparentent davantage au cinéma qu'à la télévision. De même, quatre téléfilms ont été réalisés (entre 2004 et 2005) par des auteurs venus du cinéma, comme Moncef Dhouib, Taoufik Raïs ou Khaled Barsaoui. Cette orientation visait la production de douze téléfilms par an (un téléfilm par mois), sans exclure le kinescopage du meilleur téléfilm de l'année, en vue de lui offrir l'opportunité d'être distribué dans le circuit commercial, en Tunisie et à l'étranger. Ce projet ambitieux et mobilisateur a été étouffé dans son berceau, suite à un changement à la tête de l'Ertt.

Sur un autre plan, la télévision a été d'un secours précieux pour certains films tunisiens qui ont été écartés par les distributeurs locaux. Raison invoquée : les films en question n'offrent aucun ingrédient qui puisse attirer le public. Jugement hâtif et injuste, à notre sens, car les deux films, victimes de cette situation, en l'occurrence, La Boîte magique de Ridha Béhi et ElKoutbia (La Librairie) de Naoufel Saaheb Tabàa sont habilement élaborés et d'un intérêt certain. La preuve : ces deux films, qui ont obtenu plusieurs prix dans des manifestations internationales, ont reçu un accueil fort encourageant auprès du large public de téléspectateurs, comme en témoigne la teneur des articles de presse publiés après leur programmation sur la chaîne nationale.

Dans le contexte culturel tunisien, la relation entre cinéma et télévision s'apparente à l'état d'un couple qui tantôt s'attire, tantôt se repousse. Et la raison en est simple : les exigences d'un établissement public sont souvent incompatibles avec les urgences du secteur privé. Cela est d'autant plus vrai que autant la télévision dispose de moyens assez importants, mais qui sont souvent mal gérés, autant le cinéma balbutie encore dans les méandres d'un secteur quasi informel et sans parvenir à se doter d'une véritable industrie cinématographique. La différence au niveau des priorités et aussi au niveau des valeurs à défendre rend la collaboration entre le cinéma et la télévision toujours prudente, méfiante ou pudique, sans pouvoir atteindre le degré d'efficience requise. Et c'est peut-être dans la perspective de la naissance de nouvelles chaînes privées de télévision que le paysage audiovisuel trouvera les ressources souhaitées et nécessaires à son éclosion authentique.

Kamel Ben Ouanès
Critique tunisien

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