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La Tunisie cultive sa mémoire
rencontre avec Selma Baccar, réalisatrice de Fleur d'oubli, 2005, fiction
critique
rédigé par Michel Amarger
publié le 07/10/2007

L'aspiration au progrès et au modernisme qui a marqué la Tunisie depuis l'indépendance, explique peut être que la majorité des films produits dans le pays traitent de sujets contemporains. Pourtant dès 1966, L'aube de Omar Khlifi ouvre la voie au cinéma national en rappelant les combats pour l'indépendance, menés par trois jeunes qui s'engagent en 1954 et y perdent la vie. Les années qui suivent, les cinéastes s'attachent plus volontiers aux tourments qui entravent les personnages dans l'évolution de leur présent. En 1986, Nouri Bouzid pose la question de manière intime dans L'homme de cendres où le héros est hanté par l'image d'un viol subi dans son enfance. Les souvenirs personnels sont directement les marques de la répression politique dans Les sabots en or, 1989, où un intellectuel engagé, est hanté par les tortures subies en prison. Se plonger dans le passé est alors une façon de mesurer les promesses inassouvies de la société comme le souligne Brahim Babaï dans La nuit de la décennie, 1991, où un couple divisé fait le point après dix ans de séparation.
L'exploration de la mémoire souligne les blocages de la société contemporaine mais rappelle aussi le raffinement de la culture traditionnelle. Les silences du palais de Moufida Tlatli, 1994, fait surgir les souvenirs d'une chanteuse qui revisite son enfance à l'époque des Beys, pour retrouver sa voix et assumer le présent. Le collier perdu de la colombe de Nacer Khemir, 1991, remonte plus loin dans le temps pour célébrer l'apogée de la civilisation andalouse au XI ème siècle, sur les pas d'un calligraphe en quête d'amour. La richesse des cultures qui fondent la Tunisie est abordée par de nombreux documentaires dont ceux de Mahmoud Ben Mahmoud tandis les fictions évoquent l'histoire du pays avec une certaine nostalgie.
Les films de Selma Baccar s'inscrivent dans ce courant. Dès Fatma 75, elle brosse le portrait des grandes figures féminines du pays depuis les premières Journées Cinématographiques de Carthage. La danse du feu, 1996, retrace le destin de la fameuse artiste Habiba Msika dans les années 1930. Avec Fleur d'oubli, 2005, Selma Baccar imagine une nouvelle héroïne, Zakia, dans le contexte des années 1940. Enfermée dans un asile après être devenue dépendante du pavot qu'elle ingurgite sous forme de tisanes pour oublier les frustrations de son couple, Zakia doit récupérer sa mémoire pour retrouver l'équilibre. En racontant sa vie sous forme de flash back, Selma Baccar évoque l'histoire de la Tunisie comme un écho aux troubles d'une femme éprise de liberté.

Michel Amarger : - "Qu'est ce qui vous a motivée à écrire Fleur d'oubli ?
Selma Baccar : *
C'est d'abord la nostalgie du passé et ce rapport qui m'est très cher, qui a été le propulseur de mes autres films aussi, qui est la mémoire transmise, de mère à fille, d'une génération de femme à une autre. Je n'ai pas vraiment inventé le récit du film. C'est une histoire vraie dont j'ai pris connaissance par des bribes de phrases, des chuchotements, des petits rires entre femmes de ma famille. Plus tard j'ai eu envie d'y réfléchir, j'ai essayé d'en savoir plus. On m'a donné certains détails de la vie de cette femme, de ses semblables mais personne n'a jamais pu répondre à cette question essentielle : pourquoi Zakia est-elle devenue dépendante de cette plante maléfique de Khochkhach, c'est à dire le pavot ? C'est une drogue même si à l'époque, on l'administrait aux femmes et aux bébés sous forme de tisane. C'était uniquement pour calmer les douleurs d'après couches des mères, pour calmer les bébés et les faire dormir. Tout le monde pratiquait ça mais bien sûr toutes les femmes qui ont bu cette tisane de Khochkhach ne sont pas devenues dépendantes. La question était donc de savoir pourquoi. Alors j'ai essayé d'imaginer ce qui a pu hier, ce qui peut encore aujourd'hui ou demain, faire qu'une femme se sente tellement en état de détresse pour avoir autant envie de se détruire, de sacrifier ce qu'elle a de plus beau, en l'occurrence la fille qu'elle a tellement désirée, qu'elle a eu malgré l'homosexualité de son mari. De toute évidence ce dernier n'avait aucun désir pour sa femme. Ce qui ne veut pas dire qu'il était impuissant. Une nuit les choses ont pu se faire mais dans le quotidien Si Mokhtar était plus préoccupé de sa relation amoureuse avec un jeune homme. J'insiste beaucoup sur ce terme car loin de moi l'idée de désigner le mari comme un pervers ou de porter un jugement sur cette relation entre deux hommes. Je donne la parole à Si Mokhtar dans la scène de confrontation avec sa mère où il explique que c'est un peu sa responsabilité. Elle l'a tellement protégé de la rue, de l'extérieur, de tout. On peut comprendre que le seul compagnon de jeu qu'il a eu c'est le jeune homme qui a été recueilli par charité par la mère. Petit à petit s'est installée cette relation d'amour qui fait que Si Mokhtar ne peut pas regarder le corps de Zakia en le désirant tel qu'elle le souhaiterait. C'est une belle femme, en bonne santé, très sensible et qui ne peut qu'aspirer à des rapports "normaux". Alors Zakia devient dépendante du pavot jusqu'à la folie.

- Pourquoi avez-vous construit le film sur des flash backs ?
*
L'histoire commence par la fin parce que j'ai voulu qu'on découvre le passé de Zakia comme une longue séance de psychanalyse. C'est un fou, Khêmais qui est en même temps très sage d'ailleurs, qui en essayant de l'aider, de lui tendre la main, fait en sorte qu'elle se restitue à elle même. Et lui aussi fait certaines confidences. Elle se restitue cette mémoire et quand elle arrive à la fin, elle organise cette mémoire parce que les séquences dans lesquelles elle se rappelle sont de mieux en mieux organisées, de plus en longues. C'est une manière d'accepter son passé. Quand elle l'accepte, elle se réconcilie avec elle même. Finalement les autres la considèrent comme guérie mais ce qui est essentiel, c'est qu'elle s'est réconciliée avec elle même. Elle a aussi atteint l'âge de la maturité qui se caractérise par l'acceptation de soi. C'est entre les murs de l'asile parmi ces fous, qu'elle a trouvé son équilibre. Le véritable espace de liberté est en nous et c'est là qu'on doit aller le chercher. C'est le processus de réconciliation que fait Zakia tout au long du film.

- Faut il donc revisiter sa mémoire pour se l'approprier ?
*
Absolument. D'ailleurs c'est ce que j'essaie de faire à travers tous mes films. Il y a cette obsession de recherche à travers la mémoire. On ne peut comprendre ce qu'on est aujourd'hui que si on a assimilé ce qu'on a été et d'où on vient. On est le résultat d'un long cheminement, d'un passé. Le passé dont je parle n'est pas celui qui est propre à chaque être, c'est le passé transmis à travers la mémoire.

- Vous auriez pu situer cette histoire aujourd'hui. Pourquoi la situez vous dans une autre époque qui est le passé de la Tunisie ?
*
Au départ, je voulais traiter l'histoire de cette femme dans ce contexte et son rapport à la plante. Aujourd'hui j'aurai été obligée de passer par d'autres éléments plus modernes et plus actuels. Ça m'attire beaucoup moins. J'ai toujours énormément de plaisir à revisiter ce passé, reconstituer les années 1930, les années 1940. Ce sera les années 1950-1960 dans mon prochain film. D'ailleurs je me rapproche petit à petit d'aujourd'hui. Peut être que j'ai un peu peur de ce présent moi aussi.

- À quel moment précis situez vous donc l'action du film?
*
Le film se situe dans les années 1940 bien que l'histoire réelle se soit passée au début du siècle. J'ai choisi de le situer là pour trouver une osmose, un parallèle entre le drame personnel de Zakia et le drame de la Tunisie. En 1938, il y a eu des événements très importants et tragiques. Les Tunisiennes sont sorties manifester dans la rue pour la première fois. Elles ont été arrêtées par la police et jugées. Il y avait le protectorat français à l'époque et beaucoup d'injustices. Puis la Seconde guerre mondiale est arrivée et le pays a été pris en otage en partie par les forces de l'Axe. Les alliés sont arrivés et ont bombardé les Allemands. Ceux-ci ont bombardé Tunis et c'est le peuple qui a souffert. C'est presque ce que l'on voit aujourd'hui en Irak et au Liban. L'histoire recommence toujours de la même manière. À cette époque, il y avait un prince tunisien, le Bey qui trônait mais ne gouvernait pas car la France gouvernait. C'est le seul Bey qui ait pris une position nationaliste et patriotique. Il était avec son peuple et son règne n'a duré que huit mois. Il a été destitué, déporté. Il est mort en exil en France. Quand on a rapatrié sa dépouille en Tunisie, cela a été une grande douleur. J'ai lié ce choc de la déportation du Bey, à la cassure de l'équilibre très précaire de Khêmais dans le film. À l'occasion du bombardement et de la destitution du Bey, Khêmais craque. C'est donc un personnage très lié à l'actualité. Les nouvelles lui arrivent par sa petite radio. Et il casse sa petite plante qui a été tout au long du film la seule compagne qu'il ait eu pratiquement. Zakia lui déclare alors: "Puisque tu m'as toujours dit qu'on peut réparer dans la vie, donne moi la fleur, je vais la soigner et la guérir". Cette plante devient un troisième personnage. Ils en parlent comme si c'était l'enfant chéri que Khêmais n'a jamais pu avoir son amoureuse qu'il a peut être tuée. J'ai volontairement laissé tout ça dans le mystère.

- Vous êtes-vous beaucoup documentée pour faire revivre les années 1940 ?
*
Je suis une passionnée de cette époque. Mon précédent film concernait déjà les années 1930. J'ai beaucoup de documents sur ça. Je vis dans ce monde là. J'ai aussi une petite réserve de costumes et d'accessoires qui passent d'un film à l'autre. Ça nous a aidé. Je me suis surtout beaucoup renseignée sur la plante de Khochkhach et ses effets maléfiques. J'ai été me poster en observation à l'hôpital psychiatrique de Tunis. J'ai emmené plusieurs comédiens et nous sommes restés des journées à rendre visite aux malades, à parler avec eux. J'ai demandé à chaque comédien de s'attacher à un malade et de l'observer. Après nous avons eu des séances avec un psychiatre qui a indiqué les prototypes de maladie, le type de comportement qu'ils devaient avoir pour être vrai dans l'énorme cour de l'asile. Chacun de ces comédiens avait sous sa responsabilité dix figurants du petit village où nous avons tourné. Chacun a joué le même rôle du début à la fin. Ils se sont tous inventé des histoires derrière les personnages qu'ils incarnaient.

- Comment peut-on reconstituer l'atmosphère d'une époque passée ?
*
On arrive à reconstituer tout ça en rêvant d'abord cette époque, en se documentant bien sûr et aussi en sachant transmettre beaucoup de choses à ses collaborateurs. Je pense notamment au département des costumes, des décors, coiffures et maquillages. À chaque début de film, je m'accorde le luxe de faire une très longue préparation où je mets mes collaborateurs, les techniciens, dans le bain. Je mets à leur disposition de la documentation, je leur demande d'aller en chercher d'autre. Ici tout le monde s'est énormément donné.

- Faut-il disposer d'un gros budget pour un film d'histoire comme cela ?
*
Non absolument pas. J'ai eu moins d'argent que n'importe quel autre film tunisien puisque je ne suis pas arrivée à avoir une aide complémentaire venant d'instances occidentales. J'ai juste eu l'aide du Ministère des Affaires Culturelles, un complément d'aide de la télévision tunisienne et ce dont je suis très fière, c'est la coproduction avec les laboratoires marocains. Je n'ai pas eu de gros budget, au contraire on était assez serrés. Le résultat qui semble avoir coûté cher en matière de décors, de costumes, vient d'un coté de beaucoup de rêves, de beaucoup d'imaginaire et de l'autre de beaucoup de générosité. Beaucoup d'énergie humaine a été investie dans ce film et cela apparaît sur l'écran comme une grande richesse."

par Michel AMARGER
(août 2006)

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