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L'homme a la caméra
Mostafa Derkaoui (cinéaste, Maroc)
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 18/01/2008

Dans le cadre du Festival international du film de Marrakech, un hommage a été rendu au cinéaste marocain, Mostafa Derkaoui. Voici le texte que j'ai préparé à cette occasion.

Oui, il y a l'homme à la caméra (cf. Vertov) et il y a l'homme a la caméra : le passage n'est pas seulement syntaxique ; il est ontologique, dirait les baziniens, d'entre nous: le rapport de Mostafa Derkaoui à la caméra est en effet un rapport d'appropriation. Ce n'est pas un outil que l'on manipule ; c'est une partie de soi ; qui parle au nom e soi ; le prolonge. Elle est l'expression d'un projet ; d'un projet cinématographique. Parce que justement Mostafa Derkaoui est un cinéaste habité par un projet. Son parcours se présente dans ce sens comme un itinéraire, à l'image du voyage odysséen pour user d'une image qu'il affectionne quand il parle de scénario. Sa filmographie est un scénario ouvert sans cesse revu, remanié, revécu dans l'angoisse des interrogations de l'écriture. En 1974 il réalise De quelques évènements sans significations où il met en jeu une équipe de cinéastes à la recherche du fil conducteur pour monter un film. D'emblée, c'est un synopsis programme: le cinéma de Mostafa Derkaoui, c'est fondamentalement du métacinéma. Partir des mots et des morphèmes pour forger une syntaxe à partir d'une grammaire aux antipodes de l'énonciation classique. C'est un débat qui s'adresse à l'ensemble des acteurs du paysage cinématographique. Face au cinéma narratif de grande consommation issu de Hollywood, le Caire, Bombay et au moment où des Marocains veulent faire du cinéma pour les Marocains, ce premier film de Derkaoui invite tout simplement à réfléchir. Cela suppose un environnement culturel et professionnel propice. Cela suppose une logistique de résistance qui ne se cantonne pas au ghetto. C'est-à-dire des réseaux parallèles de distribution des espaces d'accueil autres que le minuscule circuit de distribution commerciale. Le projet portait donc déjà les limites de l'époque qui l'a vu naître: le rêve confinait à l'utopie. Mais cela n'a pas empêché Derkaoui de continuer à nager à contre-courant, proposant une certaine constance dans sa démarche globale marquée par une fragmentation du récit, un éclatement du système des personnages, un travail pointu sur l'image avec le recours (risqué d'un point de vue de la réception) aux images nocturnes, et un découpage polyphonique de l'espace narratif. Polyphonie conviendrait d'ailleurs comme un titre générique de l'œuvre de Derkaoui. Avec Je(u) au passé, présenté lors du festival national du film de Tanger en 1995, le cinéaste offre une figure de paroxysme à ce travail autour du Moi cinématographique. Fidèle à lui-même, Derkaoui propose un film qui n'obéit à aucune logique de genre échappant à toute canonisation. C'est une œuvre affranchie au sens où l'on dit un Affranchi chez les Grecs de l'antiquité. Encore une fois, une construction polyphonique qui rappelle l'opéra. Le récit revisite une multitude de lieux, convoques de langues et mobilise des signes dans un drame ouvert sur l'infini du sens.
Avec La Grande allégorie, le cinéaste énonce un message global : il confirme son refus du réalisme, mais laisse ouverte la question principale: le refus de toute compromission avec l'énonciation classique, transparente et linéaire, le refus du mimétisme introduit une difficulté de structure: comment assurer une cohérence au film, sur quelle structure s'appuyer pour assurer la communication filmique? Le cinéma de la modernité dont se réclame les films de Derkaoui instaure (cf. Godard, Oliveira, Straub...) un système de référence à la littérature, à la peinture, au théâtre qui lui assure une légitimité artistique et une forme de lisibilité (en liaison avec un contexte culturel favorable). Le pari de Derkaoui est d'assurer cette cohérence par les seules vertus du langage cinématographique; le coût est alors énorme. Nous assistons dans ses films à une inflation de discontinu qui va de pair avec une perte d'unité du film et une dissolution du sujet.

Mohammed Bakrim

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