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Jérémie Lenoir : Tout film véhicule un discours politique
Interview avec le réalisateur de Doto /Silence !
critique
rédigé par Sitou Ayité
publié le 28/05/2008
Jérémie Lenoir
Jérémie Lenoir

Pourquoi avoir choisi le titre Doto pour votre film, vu que le rap a pour réputation "le refus de se taire" ?

C'est une façon d'inverser les rôles, de changer la place de celui qui parle et de celui qui écoute. "Silence ! On retourne" si vous voulez.

Comment s'est fait la sélection des rappeurs qui devaient tourner avec vous ? Il y en a tellement à Lomé !

En fait je suis venu à Lomé sur la base de deux contacts. Fo-Mé de Dzoku Kay (avec qui j'entretenais une correspondance internet depuis 2004) et Bobby de Djanta Kan que j'ai brièvement rencontré à Paris. J'ai demandé à ces deux rappeurs de me présenter leurs collègues [ndlr : Dzoku kay et Djanta Kan sont des groupes de rap togolais]. Ils se sont répartis un programme sur deux semaines (durée de notre séjour). Nous avons ainsi rencontré de nombreux groupes et improvisé avec eux le tournage de Doto. Qui est plus qu'un film de 53 minutes. C'est aussi un objet palpable, un dvd qui contient trois heures de film. Et un site internet.

Vous sentez-vous concerné par la misère de ces jeunes ?

Oui. Nous vivons dans un système d'échanges internationaux qui est très bien résumé dans Le Cauchemar de Darwin je trouve : les avions arrivent vides ou remplis d'armes, ils repartent chargés de nourriture. L'absurdité et la criminalité de la gestion mondiale des ressources ne font que s'accentuer. Il y a une nouvelle de Buzzati qui parle d'un gars qui achète une veste au diable. Chaque fois qu'il met la main dans la poche, il en ressort de l'argent. Au même moment, à chaque fois, une somme équivalente est dérobée quelque part dans le monde, violemment. Je me réfère à ce genre de fables.

Ces jeunes dans la plupart de leurs chansons accusent le pouvoir politique de leur pays et la colonisation, spécifiquement celle de la France. Vous êtes Français, est-ce une manière à vous de dire l'immixtion de votre pays dans la vie politique togolaise, comme l'affirment des analystes ?

La France a installé et soutenu Eyadema pendant 40 ans. À sa mort en 2005, elle a cautionné le coup d'État familial. Je vois ça comme un jeu entre quelques dizaines de personnes, un jeu qui se fait au mépris de toute une population. Pour l'argent (et le pouvoir), mais il entre aussi là-dedans une bonne dose de sadisme et d'esprit de laboratoire. Il y a un reportage que l'on peut voir en ligne sur l'histoire des rapports France-Togo [ cliquer ici ].
Le Togo est un cas très spécifique dans l'histoire de la colonisation française, une relation qui dure jusqu'à nos jours. Ce rappel des FAITS est aussi pour moi une façon de transformer le film en miroir lors des projections en France. Encore une question d'inversion.

Comment ont réagi ces jeunes lorsqu'ils se sont aperçus que c'est un Français qui vient les faire parler de la colonisation française ?

Très simplement pour certains. Pour d'autres c'était l'occasion d'un défoulement. Pour d'autres encore c'était gênant, comme si c'était un piège. Certains m'ont dit adorer la France et la colonisation. Je pense que la colonisation a toujours lieu et du coup je m'intéressais plus particulièrement aux évènements de 2005, parce que c'est comme si c'était aujourd'hui. Beaucoup de jeunes qui sont dans le film ont perdu des proches dans cette affaire, des parents. Ils ont dû courir pour échapper aux bastonnades. Mais évoquer cela c'est frôler la limite des nouvelles tolérances politiques et émotionnellement c'est dur. On a travaillé (et on continue) au dessus du fossé historique qui nous sépare et qui est rempli d'horreurs. Ce ne sont pas des questions théoriques.
"Un homme qui crie n'est pas un ours qui danse" disait Césaire. Quand je tourne un truc comme ça je ne m'attends pas à autre chose que ce que la réalité permet. Je ne cherche pas le happy end. Je me contente d'œuvrer à contre-courant.

Pensez-vous qu'il y a une issue de sortie pour ces jeunes ?

Ni l'art ni la jeunesse ne sont soutenus au Togo. Peut-être en extraira-t-on du marasme pour le mettre en avant à télé-guignol, lui payer un costard et rajouter à la confusion générale des idées…
Mais on peut toujours trouver des issues. Il y a une sorte de faille par exemple, de Trou dans le Mur, comme dans Stargate, pour s'échapper sans visa et échanger des idées et monter des projets. C'est Internet. Pour ceux en Afrique qui y ont accès (une minorité avec un grand M), internet peut être un outil puissant. Beaucoup s'en servent pour chercher un mari ou une femme fortunés. Il faudrait aussi l'utiliser pour chercher des alliés, monter des plans, s'afficher etc…Ce sont des choses qui commencent à se faire.
Vous pourriez interroger Fo-Mé (Dzoku Kay) là dessus. Je l'ai contacté en 2004 grâce à une page internet qui présentait son groupe. Trois ans plus tard (!!!) nous tournons Doto ensemble. Il y a toujours des failles, des issues, mais il faut viser juste. Et avec le poids qu'ils se trimballent sur le dos c'est loin d'être facile. J'en profite pour leur souhaiter le meilleur…

Qui a produit votre film ?

C'est un ensemble de bonnes volontés. Il y a d'abord eu le retentissement (relatif) de mon premier travail à Conakry (www.fonike.info) qui a beaucoup joué dans la concrétisation de Doto. Mon père a payé l'avion (Doto lui est secrètement dédié). Après ce sont des fonds privés, des emprunts à la famille, le minimum. Un ami des débuts, Simon Lienhard, a proposé de m'accompagner avec sa caméra semi-pro. Le film lui doit énormément. Entre autres les magnifiques plans de Job ou de Dellah (y compris le freestyle général), l'étalonnage, l'affiche et un soutien précieux.
Pour l'hébergement, la gestion au quotidien des dépenses, la planification des rencontres, la production exécutive, c'est Dzoku Kay et Djanta Kan qui s'en sont chargés.
De retour en France, c'est un an de montage sans salaire, et là, ce qui produit, c'est la motivation puis la ténacité puis l'espoir, comme chez vous. Je salue au passage Edsik pour sa contribution au son.

Ce documentaire vous place parmi les réalisateurs engagés, donc en quarantaine. Ne craignez vous pas un refus de financement lorsque vous vous déciderez à faire un film apolitique ?

Je ne réfléchis pas comme ça. Tout film véhicule un discours politique, qu'il le veuille ou non. Qui parle ? à qui ? et pourquoi ? J'espère bien trouver des financements un jour, pour pouvoir aller plus loin…

Pensez vous que le rap togolais, esthétiquement parlant, a de l'avenir ?

Oui bien sûr. Le hip hop est un virus mutant et immortel. Qui sait ce qui peut arriver ? Les contraintes que subissent les artistes togolais peuvent générer quelque chose de fulgurant. Regardez la littérature togolaise… Il y a un potentiel énorme au Togo, ce sont les débouchés qui manquent et cela finit par étouffer la créativité. Comme chez nous mais puissance mille.

Avez d'autres projets pour l'avenir ?

Continuer à creuser le sillon de Foniké et Doto, pour voir où il mène. Et affiner le tir.

Sitou Ayité

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