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Mambéty, un cinéaste magique et réaliste
critique
rédigé par Thierno Ibrahima Dia
publié le 05/08/2008
Djibril DIOP Mambéty
Djibril DIOP Mambéty
Wasis DIOP
Wasis DIOP
Touki Bouki, Djibril DIOP Mambéty, 1973
Touki Bouki, Djibril DIOP Mambéty, 1973
Yaaba, 1989, Idrissa Ouédraogo
Yaaba, 1989, Idrissa Ouédraogo
Idrissa OUÉDRAOGO
Idrissa OUÉDRAOGO
Hyènes, 1992
Hyènes, 1992
Le Franc, 1994
Le Franc, 1994
La petite vendeuse de Soleil, 1999
La petite vendeuse de Soleil, 1999
Catherine RUELLE
Catherine RUELLE
Amadou Hampâté BÂ
Amadou Hampâté BÂ
Patrick CHAMOISEAU
Patrick CHAMOISEAU
Raphaël CONFIANT
Raphaël CONFIANT
Président Mamadou DIA
Président Mamadou DIA
Léopold Sédar SENGHOR
Léopold Sédar SENGHOR
Samba Félix NDIAYE
Samba Félix NDIAYE
Mambéty
Mambéty

Il est souvent de bon ton d'opposer les deux monstres sacrés du cinéma sénégalais, Djibril DIOP Mambéty et Sembène Ousmane. Ils se vouaient un grand respect mutuel. Il y a certes une différence : Sembène était dans une forte veine réaliste tel Louis Lumière, alors que Mambéty était comme Méliès : poétique, magique… et réaliste. Sur le plan cinématographique, ils sont de la même génération. En effet si l'Aîné des Anciens fait Borom Sarret en 1963 du haut de ses 40 ans, Mambéty arrive au cinéma dès 1965 à l'âge de 20 ans avec Badou Boy (20 min, N&B). Acteur au Théâtre National Daniel Sorano, il ne sort d'aucune école de cinéma. En regardant son monde vivre, en suivant le ciné-club du centre culturel français (comme d'autres cinéastes majeurs : Samba Félix Ndiaye, …), il a acquis les mauvaises manières du cinéma libre : sensibilité, inventivité et proximité avec le sujet filmé.

Dans ce rapide survol, je n'aborderai que la dimension politique et l'africanité du cinéma mambétien, afin de souligner combien son propos était ancré dans la réalité, même s'il usait d'une tendre poésie s'appuyant sur une grande rigueur esthétique.

L'africanité du cinéma mambétien

Contrairement à beaucoup de lectures hâtives qui présentent son cinéma comme occidentalisé, la structure narrative du cinéaste sénégalais est bien d'inspiration africaine. Catherine Ruelle nous apprend que Mambéty a plutôt inspiré Jean-Luc Godard. Dans l'avant-propos de son autobiographie, Amkoullel, Amadou Hampaté Bâ rappelle que le récit en Afrique n'est pas linéaire, il est fait de hiatus temporels (coupures dans la progression du temps), d'inserts de multiples intrigues secondaires ainsi que des métaphores et une morale qui n'est pas forcément donnée à la fin de l'histoire. Savrina Chinien montre que l'on retrouve les mêmes techniques narratives dans la littérature créole (chez Chamoiseau, Confiant et Bernabé notamment). Les Antillais usent aussi de formules interpellatives : "Yékri ! Yékra !" pour toujours signifier la place de l'auditoire dans le récit. C'est à cette aune qu'il faut comprendre pourquoi les spectateurs africains interagissent avec les films dans les salles de cinéma, et pourquoi les films de Mambéty proposent tant de latitude d'interprétation et d'appropriation à ceux qui les regardent. Malheureusement, un certain cinéma hollywoodien aseptisé a uniformisé les publics en excisant autant que possible toute élasticité des cerveaux du spectateur prêt à consommer pop corn et soda.

Badou Boy (1ère version), 1965, 20 min

Hélas, Badou Boy, son premier film de 1965, a disparu. Il y a tout lieu de penser que c'est la matière du film de 1970. Selon Lucien Lemoine (écrivain et poète sénégalais), il existerait même quatre versions de ce flm.

Contras'City, 21 minutes, 16 mm, 1968

Ce second court métrage est un docu-fiction (mélange d'images du réel et des acteurs) où il se met en scène tout en capturant sur le vif les contrastes de la ville de Dakar. Guidant une jeune Française, Inge Kirschitz, dans les rues de la capitale, Mambéty brocarde les "fils de marabouts Coran" qui sont devenus des "fils de marabouts Cognac" (son père est l'Imam de la mosquée de Colobane, un des quartiers de Dakar) ainsi que la politique de Léopold Sédar Senghor. Il pastiche la voix de ce dernier, sur une scène où le cinéaste montre deux femmes lisant des magazines français avec des soupirs de jouissance et fait dire à l'homme du 1er décembre 1963 (note 1) qu'il va apporter la culture aux Sénégalaises. Par cette irrévérence, le réalisateur nous fait comprendre que tout ce que propose voire impose Senghor ce sont des histoires à l'eau de rose, senteur méditerranée : l'histoire confirmera cet artiste visionnaire.

Badou Boy, 1h15 min, 1970

Son premier long métrage (sélectionné à la 3ème Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 1971 et Tanit d'Argent au festival de Carthage car classé comme moyen métrage) critique la ladrerie d'une administration corrompue (comme Sembène dans Mandabi, 1968 et Xala, 1976), l'usage imposé de la langue coloniale et le flicage de la société sénégalaise. Badou Boy, le héros (interprété par Lamine BÂ Carlos), est une fripouille qui vole sa mère et spolie son ami Moussa, un coxeur (apprenti-chaffeur). Wasis Diop, frère de Mambéty, photographe aussi du film est Moussa dans Badou Boy. Tout au long du film, Badou Boy est poursuivi par un policier, le brigadier Al, "Dragon Noir", matricule numéro 1 324 273) qui cherche à le remettre en prison. Il y aurait donc plus d'un million trois cent vingt-quatre mille deux cents soixante-treize policiers, dans un pays qui compte à peine 5 millions d'habitants (4 983 900 précisément, en 1973 d'après les chiffres de la Banque Mondiale). Les personnages de policiers sont d'ailleurs omniprésents chez Mambéty.
Le personnage aveugle (qui mendie avec sa Kora) dit "nous ne voyons pas, mais nous ne sommes pas aveugles : nous savons pour ceux qui ont été amenés en prison derrière Tambacounda". Mamadou Dia croupissait alors avec le vaillant Valdiodio Ndiaye (note 2) dans les affreuses geôles senghoriennes à l'Est du Sénégal où il perdra la vue mais pas la fibre citoyenne. Moussa est arrêté par le brigadier Al, pour avoir provoqué un rassemblement politique où il dénonce "sans cesse les élections, sans cesse les voyages" (dans le Sénégal de 2008, certains sortent les mêmes griefs contre le pouvoir actuel de monsieur Abdoulaye Wade).

Touki Bouki (Le voyage de la hyène), 1973, 1h25


1973 voit la sortie de Touki Bouki, unanimement salué comme un chef d'œuvre et un bouleversement esthétique avec son récit non linéaire (en oméga, Ω ; voir mes travaux avec Savrina Chinien) et le montage audacieux (déjà dans Badou Boy qui a néanmoins moins de rigueur dans la mise en scène). Ce "voyage de la hyène" (le titre wolof en français) est en prise directe avec la sécheresse de 1972 qu'analyse bien le géographe Dah Dieng. Les indépendances n'ont pas tenues leurs promesses avec des dirigeants incapables de relever les défis. C'est l'histoire de Mory (jeune berger venu à Dakar vendre son troupeau de bœufs) et sa copine Anta, étudiante à l'université de Dakar, qui veulent s'expatrier en France. Magaye NIANG est Mory et Anta est jouée par Mariéme NIANG (l'amie prostituée dans Guelwaar de Sembène, 1992). Le Brigadier Al est ici encore présent, toujours joué par Al Demba CISS comme dans Badou Boy.
Mambéty reprend des images de l'accueil du Président gabonais Omar BONGO à Dakar, qu'il monte à sa façon. Il remplace le couple présidentiel par ses deux personnages, Anta et Mory, qui ont un air plein de morgue devant les acclamations de la foule.

Parlons Grand-mère, 1989, 34 min

Le documentaire Parlons Grand-mère (1989, 34 min), témoigne de la mince frontière entre réalité et cinéma, car cinéma ou pas cinéma grand-mère n'aime pas que l'on fasse souffrir les enfants nous dit Mambéty en voix off. Ce film sur le film "Yaaba" d'Idrissa OUEDRAOGO (Burkina, 1989), était une façon de se faire la main avant de se lancer dans Hyènes (Ramatou). Ce making of est précieux pour comprendre la mécanique du cinéma, tout ce qu'il faut pour que des images et des émotions se fassent.

Hyènes (Ramatou), 1992, 1h50

Hyènes (Ramatou) arrive sur les écrans en 1992. Sélectionné à la prestigieuse Compétition Officielle du festival de Cannes, il a été snobé par une grande partie des critiques et ignoré par le jury. Adapté de la pièce de théâtre Der Besuch der Alten Dame ("La visite de la vieille dame", 1956) du dramaturge suisse alémanique Friedrich Dürrenmatt (note 3), il raconte l'histoire d'une femme, Linguère Ramatou, qui revient dans la cité de Colobane 45 ans après avoir été obligée d'en partir avec une grossesse jugée honteuse. Plus riche que la Banque Mondiale, elle propose 100 milliards de dallasis (monnaie gambienne) aux habitants s'ils tuent Dramane Drameh, l'homme qui avait refusé de reconnaître la paternité. La sublime musique de Wasis Diop nous apprend que Linguère, qui a été sous tous les cieux, est revenue au nid. Pour l'asserter, sa gouvernante est une Japonaise.
Ce film est tout entier pris dans un "champ métaphorique" (comme le définit le sémiologue Jacques Gerstenkorn). Dans une analyse non publiée, le linguiste Pape Amadou Dia analyse trois niveaux de signification (homophonie) dès le titre : Hyènes (la Banque Mondiale et le FMI dévorent le cadavre africain, comme des charognes), Yen (la monnaie japonaise, pour renvoyer aux forces des puissances de l'argent) et Yèèn ("vous", en wolof pour désigner la responsabilité des dirigeants africains dans la décrépitude du continent). Le réalisateur est venu avec une hyène en peluche lors de la première projection du film. Ramatou est l'oiseau de la mort dans la mythologie wolove à l'égal de l'ibis chez les Égyptiens antiques. Mambéty fait apparaître un prêtre égyptien, sans que le personnage ne dépare ; aucun artiste n'avait pu autant adouber l'historien Cheikh Anta Diop : il montre sans avoir besoin de démontrer que les Égyptiens anciens étaient Noirs (note 4). Hyènes (Ramatou) annonce le génocide hutu contre les Tutsis et les Hutus démocrates (silence des médias, barbarie des meurtres, cynisme et lâcheté des puissances internationales).

Le Franc, 1994, 45 min

En 1994, Mambéty réalise Le Franc (45 min). Ce film, adapté d'une nouvelle écrite treize ans plutôt (dont le synopsis préexistait à Touki Bouki a révélé Wasis Diop à Hergla, en Tunisie), apparaît comme une réaction à chaud sur la dévaluation du Franc CFA qui touche le Sénégal le 12 janvier 1994. Le film est unanimement salué comme une pure merveille, par la rigueur plastique ainsi que la folie de l'interprétation et de la mise en scène. Mambéty revient à une construction narrative non linéaire, hachée, avec des inserts de rêve. Le personnage principal, Marigot (joué par Madièye Dièye), prend la porte de son logement (au propre comme au figuré) dont il n'arrive pas à payer le loyer. Il a gagné le gros lot du tirage du Loto, ce qui lui permettra de se payer tout un orchestre s'il veut, lui qui avait vu son instrument (un congoma) confisqué par sa logeuse, Tante Oumi (la chanteuse et actrice Aminata Fall qui pousse un déchirant a capella : "In the morning"). Les programmes d'ajustement structurel - qui ont juste réussi à destructurer les économies africaines - montrent leurs limites : pour s'en sortir, les habitants du continent doivent s'en remettre au hasard, aux jeux de hasard. Quant aux vaches, le menu de rigueur est : sacs plastiques plus quelques gorgées de vent en guise de dessert.

La petite vendeuse de Soleil, 1999, (film posthume), 45 min

En fin 1997, Mambéty entame La petite vendeuse de Soleil, le second volet de la trilogie de moyens métrages intitulée Histoires de petites gens, après Le Franc et un film à venir (L'Apprenti voleur qui devient La casseuse de pierre). C'est l'histoire de Sili (Lissa Baléra), jeune adolescente handicapée qui nous fait prendre que le seul vrai handicap c'est de ne pas livrer bataille face aux injustices de la vie. L'héroïne mendie dans les rues de Dakar et décide de travailler comme les garçons qui sont vendeurs de journaux. Elle choisit de vendre le quotidien gouvernemental Le Soleil, tout en étant l'amie de Babou qui, lui, vend le journal Sud Quotidien de la presse privée et indépendante. Alors que la presse indépendante pose ses premiers jalons, Mambéty livre une chronique juste sur le cri du cygne de la presse étatique engoncée dans ses certitudes étriquées et une partialité sans réserve au profit du parti au pouvoir (plus que de l'appareil d'État en soi). La presse gouvernementale va devoir se renouveler pour faire face à la liberté de ton des médias privés (radios et journaux). Si cette nouvelle presse est plus proche du peuple, comme le dit le jeune Babou à Sili, cette dernière pense que néanmoins le peuple a besoin de savoir ce que pensent (ou veulent lui faire penser) les autorités politiques. C'est donc un film qui se défie du manichéisme.
À l'issue du film (dans la vraie vie faut-il préciser, car chez le cinéaste sénégalais de la satire, la fiction épouse étroitement les contours de la réalité), la jeune actrice poursuivra ses études avec l'appui de Djibril Diop Mambéty et deviendra secrétaire comptable.
Après le tournage, le réalisateur va s'enfermer à Paris pour monter le film. Selon la confidence de Jean-Claude Rullier (ancien directeur du festival de Loudun - près de Poitiers - et actuel directeur de Poitou Charentes Cinéma), il s'arrête un moment pour retourner voter au Sénégal, à l'occasion des élections législatives de mai 1998 (c'est dire sa fibre citoyenne). Il revient à Paris le 21 juillet, mais il n'achèvera jamais le travail qu'il s'était fixé. "L'homme aux semelles de vent" décède le 23 juillet 1998 à Paris des suites d'une fulgurante embolie pulmonaire alors qu'il se débattait avec un cruel cancer de la gorge. Le film sera terminé par celui qui connaît le mieux l'homme et l'œuvre, son frère et collaborateur, Wasis Diop.
Le son des béquilles de Sili est musicalisé (comme chez Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro ou encore David Lynch, où le bruit devient musique). Outre le binioù (la cornemuse), Wasis Diop fait résonner une poignante mélopée en hommage à son grand frère.

Wasis Diop

Ce compositeur de génie, essentiel dans le cinéma de Mambéty, est samplé par les rappeurs Dr Dre ou Nas (aux USA), Maxi Krazy (au Sénégal), ou encore que l'on retrouve dans la musique des films comme L'Affaire Thomas Crown (John McTiernan, avec Pierce Brosnan), Silmandé (P. Yaméogo) TGV (Moussa Touré, avec Oumar Diop Makéna), Daratt (M-S Haroun), Ndeysaan / Le Prix du pardon (Mansour Sora Wade, avec Rokhaya Niang, Thierno Ndiaye Dos) ou encore des films d'André Téchiné. Reconnu comme une référence par bien des musiciens sénégalais : Rapadio, …

37.000 ans

Ses films sont minimalistes (pas toujours évidents à comprendre aisément) et peu nombreux. Le philosophe Souleymane Bachir Diagne écrit dans son essai sur la tolérance que ce n'est pas le nombre qui fait la valeur. Pour preuve, cet homme est parti pour nous habiter au moins 37.000 ans comme le rappelle Abdallah Faye dans Le Soleil du 23 juillet 08 (voir l'article sur le site Africiné). Plusieurs films, articles, ouvrages, travaux de recherche et hommages lui sont consacrés.
À l'occasion du dixième anniversaire de la mort du cinéaste sénégalais plusieurs hommages lui sont consacrés. Outre le programme "L'homme aux semelles de vent" (Paris-Hergla-Dakar : 11 juillet-1er août 2008), d'autres hommages lui sont rendus dont celui du Festival de New York (African film festival's - 9th Summer outdoor screenings series - Cinema Under the Stars) qui projetta le 1er août son dernier film, La petite vendeuse de Soleil (1999, 45 min) suivi de Mambety (2002, 28 min) le biopic (court métrage portrait) du réalisateur sénégalais Pape Madièye Mbaye - après un concert de DJ Chris Annibell (Afrokinetic), Micheal Markus & Magbana Drum and Dance.
La réalisatrice Aïssatou Bah (Sud Plateau TV) a aussi réuni plusieurs témoins - dont Wasis Diop et le fils de Mambéty, Teemour Diop - en marge de l'hommage du 11 juillet au musée Dapper (à Paris), premier volet du programme Paris-Hergla-Dakar, où le ciné-club RFI Afrique de Catherine Ruelle avait programmé Hyènes (Ramatou) et les éditions Blaq Out avaient lancé le DVD collector Hyènes (film + CD du film) disponible sur leur site web. C'était en présence de nombreuses personnalités du cinéma (voir compte-rendu sur Africiné). Le documentaire d'Aïssatou Bah, Mambéty for ever (1h20), peut être visionné gratuitement sur www.sudplateau-tv.com

Thierno I. DIA

article (revu et augmenté) précédamment paru dans le quotidien Wal'fadjri (Dakar) du mardi 05 août 2008

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