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Entretien avec Mweze Ngangura, réalisateur de Shegué, enfants de la jungle urbaine, par Fortuné Bationo
"On ne sort pas indemne de ce genre de travail"
critique
rédigé par Fortuné Bationo
publié le 01/12/2008
Fortuné Bationo
Fortuné Bationo
Mwézé NGANGURA
Mwézé NGANGURA
Mwézé Dieudonné Ngangura (Festival Ecrans Noirs 2008, Yaoundé)
Mwézé Dieudonné Ngangura (Festival Ecrans Noirs 2008, Yaoundé)

D'un bout à l'autre du documentaire, des vies frêles échouées dans la rue, avec le désespoir comme seule arme de survie. Poignant, révoltant et écœurant. À coup sûr, le documentaire Shegué, enfants de la jungle urbaine fera parler de lui. Il a été projeté en aparté à l'occasion du Festival international de film francophone de Tübingen. Entretien avec son réalisateur, Mweze Ngangura.

Votre documentaire sur les enfants de la rue est bouleversant. Pourquoi avoir choisi ce coté terrible ?

Je pense que ces problèmes des enfants de la rue ou des problèmes sociaux, si on en parle de façon seulement intellectuelle, le public ne peut pas être tout à fait sensible. Je crois que pour sensibiliser le public, il faut nécessairement passer par le témoignage des personnes qui vivent au quotidien ces dures réalités. Donc j'ai voulu en tout cas aller vers les gens. J'ai privilégié l'authenticité des témoignages et j'ai fait ce que je pouvais pour aller à la rencontre des principaux témoins.

En tant que réalisateur, qu'est-ce qu'on ressent après avoir filmé des destins si pathétiques ?

On peut ressentir une culpabilité. La vérité est qu'on ne sort jamais indemne de ce genre de travail. Je me rappelle de cette fille qui a parlé de sa vie, que j'ai rencontrée au marché (dans un marché populaire de Kinshasa), et qui expliquait comment elle allait voler et couchait avec des papas pour une somme tout à fait dérisoire. À la fin, je lui demande son âge. Elle me dit qu'elle a 13 ans. Il se trouve que ma propre fille à cette époque là avait 13 ans. Donc je tremblais de tout mon être parce que je n'arrivais pas à imaginer comment je me sentirais si ma propre fille faisait ça. Je me sentais aussi très coupable. Moi j'habitais dans un hôtel, un bon hôtel, et j'allais voir ces gens qui n'avaient même pas la moitié d'un toit. Je me disais : " Qu'est ce que j'ai fait pour mériter ce que j'ai." On se pose des questions. Il y a des témoignages qui, pendant le montage, qui m'ont presque mis les larmes aux yeux, parce que ce sont des expériences insoutenables.

Un film de cette nature affronte des obstacles. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Les grandes difficultés c'est tout simplement d'entrer en contact avec les témoins parce que c'est un milieu dans lequel il faut pénétrer par personne interposée. Il faut pouvoir les rencontrer mais en passant par un tel, un tel, un tel.... Ensuite, ce qu'il faut, c'est de pouvoir parler leur langue. Si vous venez et vous parlez en français, et qu'il y a un traducteur, ça sera très difficile d'obtenir des témoignages vraiment authentiques. L'autre problème, c'est de prendre par avance toutes les autorisations de tournage, car on est souvent confronté à la police, aux autorités communales etc. Sinon, à deux reprises, nous avons failli nous faire voler la caméra. Ce sont des dangers liés au tournage. Vous voyez dans le film de quoi ces enfants vivent. Pour eux, voler n'est pas un problème. Ils sont derrière vous, donc il faut faire attention à tout ce que vous avez sur vous parce que tout peut basculer. Alors je crois que la qualité qu'il faut avoir c'est un côté humain et sensible aux autres. Il faut réellement, pendant que vous parlez, avoir une compassion qui n'est pas seulement affichée mais qui est réelle. Sentir qu'on est là avec eux (ces enfants) et qu'on peut bavarder parce que les questions que vous allez poser et la manière de les poser, motiveront tel ou tel témoignage, et détermineront la véracité des témoignages. Cela dépend bien entendu de la manière dont les témoins vous perçoivent. Il faut que vous soyez capable de rire avec eux, d'être proche d'eux, jusqu'à ce qu'ils se disent : " On peut se livrer". C'est difficile à expliquer mais c'est ce genre de difficulté qu'on peut avoir quand on mène ce genre d'interview.

Mais on note dans le film que des enfants s'expriment quand même en français.....

Ceux qui ont parlé en français sont parmi les rares qui pouvaient parler en français. Vous savez dans une ville comme Kinshasa - j'ai vu qu'il y a une grande différence avec Abidjan ou Libreville où des enfants jouent à la balle en français - les enfants comme ceux là ne parlent presque pas un mot de français. Donc le français reste une langue pour l'élite. Nous n'avons même pas un français pour ce milieu populaire là. Parfois même quand ils parlent le Lingala (Ndlr : langue locale), ils ont leur propre argot que je n'arrive pas à comprendre. Mais dans ce cas, je me renseigne pour savoir ce qu'ils ont voulu dire.

En tournant ce film, avez vous eu l'impression que ce fléau peut être enrayé ?

Moi je vais franchement vous dire que ce qui m'a le plus déprimé : c'est que je n'ai pas vu concrètement par quel bout on peut prendre ce problème là et arriver à le résoudre. Les assistants sociaux que nous avons rencontrés ont pour objectifs de faire en sorte que l'enfant puisse se réinsérer, sinon dans sa famille, au moins dans la société. Maintenant il est impossible de réinsérer dans sa famille quelqu'un dont les parents eux mêmes vivent dans la rue. Donc nous sommes en train d'avoir toute une génération d'enfants qui naissent et grandissent dans la rue. Je ne sais plus….. Il faudrait une très forte volonté politique pour dire que maintenant nous bâtissons des foyers pour ces enfants là, nous leur donnons du travail, nous leur donnons toutes les possibilités pour s'insérer de façon positive dans la société. Or moi, je dis que si je vois des gens eux-mêmes qui sont des adultes, qui sont des pères de famille, qui n'ont pas de travail, qui n'ont pas de quoi à manger, ni de logement décent, il est difficile, je dis bien dans l'état actuel des choses, de pouvoir donner un toit, un travail et une éducation décente à tous ces enfants qui deviennent de plus en plus nombreux. Je dis qu'il faut un très grand coup pour que l'État arrive à cela. C'est déprimant de penser que c'est presque impossible. Donc il faut espérer dans la vie, il faut espérer que cela soit possible.

Pensez vous que le Festival de Tübingen offre une belle vitrine aux films africains ?

Oui, je dirai que c'est l'une des rares occasions en Allemagne de voir des films africains. Vous savez comme moi que la majorité des films africains sont francophones. Tübingen organise un festival de films francophones. Puisque c'est une chance qui est offerte, moi je dirai : " Allons au festival de Tübingen pour que nos films puissent commencer à être visibles - même si ce n'est que dans un festival, c'est déjà bien - au niveau du public allemand".

Qu'avez vous ressenti devant les questions de ce public, qui découvrait avec enthousiasme La vie est belle, votre film sorti il y a 20 ans ?

Ce qui m'a fait plaisir, c'est de voir que le film n'a pas vraiment vieilli. C'est cela la bonne expérience parce que moi-même, ça faisait quelque temps que je ne l'avais pas revu. Ma satisfaction a été de voir que la carrière d'un film dure longtemps. J'ai vu que les gens continuaient à rigoler, à s'amuser comme si c'était un film fait hier alors que c'est un film qui date de 20 ans.

Peut-on savoir vos projets cinématographiques ?

Les projets, on a en beaucoup, car en dehors de ce film dont vous parlez, Shegué, enfants de la jungle urbaine, j'ai fait aussi un film qui s'appelle Tu n'as rien vu à Kinshasa que je compte présenter avec l'autre film, au prochain Fespaco. Celui là est un long métrage documentaire qui montre les différentes communautés des personnes marginales et vulnérables dans la ville. Ce n'est plus déjà un projet, puisqu'il est fini. En plus justement, puisque vous me parlez de La vie est belle, j'ai terminé un scénario d'une comédie congolaise avec les acteurs principaux du film La Vie est belle. C'est un film qui s'appelle La vie est ici. Ce ne sera pas exactement une suite de La vie est belle, mais il va refléter à peu près la même atmosphère, avec les mêmes comédiens, notamment le chanteur Papa Wemba qui aura le rôle principal.

Entretien réalisé à Tübingen par Fortuné Bationo

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