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"Nos lieux interdits" de la réalisatrice marocaine Leila Kilani
Un film d'une sobriété dérangeante
critique
rédigé par Noura Borsali
publié le 10/10/2010
Noura BORSALI
Noura BORSALI
Leïla Kilani, réalisatrice du documentaire Nos lieux interdits
Leïla Kilani, réalisatrice du documentaire Nos lieux interdits
Nos lieux interdits
Nos lieux interdits

"Nos lieux interdits" est un film particulier, voire déroutant. Certains spectateurs n'ont pas supporté cette atmosphère pesante et cette longueur gênante dans laquelle baigne le documentaire. C'est en effet la technique utilisée par Leila Kilani qui a dérangé plus d'un spectateur. Le travail de la cinéaste était en réalité ardu car il s'agissait non pas de recueillir des témoignages des victimes et de leurs familles mais de dénicher, à travers la parole, des secrets de familles qui se cacheraient, nous dit-elle, derrière les secrets d'État (voir entretien avec la réalisatrice). Un travail ayant duré quatre longues années durant lesquelles, pour ce faire, Leila Kilani a construit un pacte de confiance entre elle et les protagonistes du film, même si cela a été fait sous l'égide de l'Instance de l'équité et de la réconciliation mise en place en 2004 par le Roi Mohamed VI.

La parole n'était pas facile. Elle se heurtait à des silences étonnants, à une méconnaissance et donc à une absence de reconnaissance du combat des aînés, à cette restitution non voulue d'un passé lointain qu'on a envi d'oublier, à la perception d'un combat jugé parfois inefficace… Autant de suspicions, de doutes venus du plus profond de leurs êtres. D'autres, au contraire, s'attachent à vouloir savoir, connaître aussi bien le parcours que le destin réservé à leurs aînés durant ces " années de plomb ".
Comment dire toutes ces souffrances ? Comment rendre cinématographiquement ce qui relève du tu et de l'indicible ? La réalisatrice a opté pour la technique du clair-obscur, d'un demi jour, d'une pénombre où l'ont voit à peine les visages et où la parole se cherche…
Le film dérange par sa sobriété, par son rythme lent et long et par ses images à peine claires. Il est déroutant car il se retient lui-même de montrer les espaces de répression et de souffrance, visibles seulement de l'extérieur et aussi parfois les visages de ceux qui disent enfin leurs douleurs.

Les réalités sont dures comme le témoigne la seule évocation du bagne de Tazmamart situé en plein désert dans le sud du pays et complètement rasé, où des disparus ont emporté leurs secrets avec eux et dont quelques survivants ont eu le courage de témoigner.
Hassen Bou, lui, est devenu schizophrène. On le voit enfermé dans une chambre nue, entouré de nièces incapables de comprendre ni le sens de son combat, ni les motivations qui l'y ont poussé. Mais Hassen Bou ne perd pas toute sa lucidité et réussit à faire, à la fin du film, une belle tirade sur le sens de son combat. " Si nous n'avions pas lutté, dit-il enfin, le Maroc n'aurait pas connu tous ces changements sur le plan politique ". Enfin, une mémorisation, une reconnaissance, une écoute. Les nièces ont fini par le comprendre.

Fallait-il autant d'années, autant de travail cinématographique sur la mémoire et sur la parole pour que cette reconnaissance puisse voir le jour ? Oui, le film est dur parce qu'est abjecte la réalité.
Le documentaire, en usant d'une technique pesante, a bien rendu cette souffrance, cette douleur par rapport à un passé dont certains ont envi de se défaire alors que d'autres s'y attachent pour retrouver - la retrouvent-ils vraiment ? - la paix intérieure qui leur fait défaut.

D'où ces paroles émouvantes, ces revendications légitimes d'un fils à la recherche d'un père qu'il n'a jamais connu, qui est parti un jour après l'avoir mis au monde sans plus jamais revenir. Qu'est-il devenu ? Où se trouve sa sépulture ? La famille peut-elle l'inhumer en direction de la Qabla ? Autant de questions qui torturent le fils et qui sont restées sans réponse en dépit de tout ce travail immense de la commission de l'Equité et de la Réconciliation.
À quoi sert alors la prise de parole ? C'est l'interrogation qui transparaît à la fin du film où certaines familles rentrent bredouille après leur rencontre avec des membres de l'Instance.

La cinéaste s'est-elle transformée en thérapeute ? Le cinéma et a fortiori le documentaire est-il devenu une catharsis ? Oui, en quelque sorte. Mais le plus important, c'est le doute qui persiste à propos de ces vérités recherchées, de cette méthode de reconnaissance qu'est cette justice transitionnelle. Le film est porteur non pas de réponses et de vérités mais de terribles questionnements sur le rapport de l'Etat à son citoyen et sur tout ce qui s'en suit quand ce même Etat a pour méthode la répression ou que la délivrance de la parole ne sert ni à tout dire, ni à accuser, ni à punir.
C'est en cela que ce film, sobre, nu et baignant dans une pénombre persistante dérange et bouleverse… Parce qu'il donne à voir l'ABJECT… et L'INACHEVÉ…

Noura BORSALI

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