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Djibril Diop Mambéty : tribut cinématographique à Colobane
Afriques 50 : Singularités d'un cinéma pluriel. (L'Harmattan, 2005)
analyse
rédigé par Balufu Bakupa-Kanyinda
publié le 16/04/2007

"Le cinéma africain a perdu l'un de ses diseurs d'histoires…" La nouvelle fuse, déchire Paris ; puis tels les battements d'un tam-tam de la profonde forêt des sorciers, roule du nord au sud, de l'est à l'ouest, avant de soulever une clameur de tristesse à Colobane …

Dji-bril-Diop-Mam-bé-ty !
Ce 23 juillet 1998, les six notes syllabiques ont sonné le deuil…
Fils d'un imam, Djibril Diop Mambety, né en 1945 à Colobane, cité de Dakar, s'en est allé de l'autre côté de l'écran du monde… Les rideaux de la salle obscure ne sont pas pour autant tombés sur ce cinéaste proche des poètes essentiels de l'Afrique.
Djibril Diop Mambéty est une "œuvre" du patrimoine de la cinématographie contemporaine. Avant-gardiste, son œuvre sophistiquée et poétique, non conventionnelle, fait de lui l'une des figures référentielles du cinéma.
La qualité narrative qu'il a apportée, ne se qualifie pas en métrage futile : sa filmographie est une proposition majeure de rêveries collectives.
Il y a des hommes dont la vie est, à elle seule, une épitaphe…

Djibril Diop Mambéty a été formé au théâtre Daniel Sorano de Dakar, comme acteur et metteur en scène. Plus tard, quand il s'embarque vers le grand écran errant, c'est avec le projet de proposer et confronter "une autre architecture" de la narration cinématographique, à l'audience mondiale, qui commence à peine à découvrir les films réalisés par des Africains.
Le cinéma de Mambéty, magnifique "diseur d'histoires" est un manifeste rénovateur du désir de l'autre, de l'engagement de celui qui avance à la rencontre du monde, pour lui dire des bouts de ses belles fables… Pour répondre à la définition du film, il fermait les yeux, plongeait dans les abysses incommensurables du rêve…
" J'ai un rendez-vous de dix mille ans avec le cinéma ", me disait-il. Les rendez-vous de ce périple cinématographique, à chaque étape où il posait son fardeau, démontrent une cohésion gravée dans une conviction immuable : celle du "renoncement", l'un des paradoxes de la morale d'artiste ("le tout ou rien"). Il était la "conscience", capable de s'exprimer avec toutes les forces extrêmes, humaines et artistiques, passant de la grande affection à la colère aiguë, partageant tout aussi généreusement le pain et le vin, par pluie et beau temps, avec le même geste de fierté, le même entrain princier.

"Je préfère rencontrer des gens, voir dans leurs regards… Quel cinéma se dégage dans leur regard… Et ce que je souhaite voir dans ces regards, c'est la liberté…" professait le cinéaste de Colobane, fratrie de laquelle il rêvait d'extirper la misère et l'injustice. Et cette liberté, pour lui le poète, est celle des "autres". Surtout celle du "petit peuple des laissés-pour-compte", pour lesquels il constitua la fondation Yaadikoone. Sur une grande affiche de cette association, on voit la photographie d'un homme, "forte gueule" sénégalaise, "Robin des Bois" en son temps … c'est Yaadikoone (1922-1984), héros de Mambéty : " Il a rêvé d'une Afrique libre et grande, où celui qui a faim ne serait pas piétiné ". Cette conscience portée comme un serment est celle du sillon formé par les maillons indissociables de ses films.
Badou Boy (1970) est une chronique de la vie quotidienne dans ce Dakar populaire qu'il connaît bien. Cette chronique, sous-tendue par un regard brûlant, "en urgence", a commencé avec Contras'City (1968) ; amplifiée d'une troublante manière dans Touki-Bouki (1973), elle se retrouve dans la trilogie (hélas inachevée) entamée avec "la fortune manquée" de Marigot, le musicien, dans Le Franc (1995) et La petite vendeuse de soleil (1998)… Ce Dakar dans le port duquel il avait construit le projet initial de Hyènes (1992), son adaptation de La Vieille Dame indigne [Der besuch der Alten Dame, "La visite de la vielle dame", Le Facilitateur Africiné] de Friedrich Dürrenmatt. Ce film qu'il situe chez lui, à Colobane, est une vision métaphorique du matérialisme que sécrète l'anomie tragique de l'Afrique. L'unique infidélité à Dakar est Parlons grand-mère (1989), réalisé au Burkina Faso, après plusieurs années de "repos".



Son film Touki-Bouki occupe une place particulière dans la production cinématographique de l'Afrique. La rupture structurale que le cinéaste y apporte, lui confère une force "conflictuelle" presque "ésotérique" et intemporellement subversive. Cette rupture est une proposition originale, essentielle, dans le contexte du cinéma africain naissant, et encadré par une tutelle pas souvent bien inspirée… Il est construit avec une logique narrative "hors normes" qui tresse une symétrie équilibrée par de sinusoïdales correspondances symboliques. Les divers éléments, donnant le sens au film, sont montés et rythmés dans une addition impétueuse dont la pleine appréciation ne se révèle que dans l'acte final... Ce film d'une étrange beauté, plus sensorielle que visuelle, pose les bases du mode de narration propre à l'identité cosmogonique de Djibril Diop Mambéty. Touki-Bouki exprime toute la puissance féerique et l'énorme richesse de son capital culturel. La structure narrative de ses œuvres reste très proche des phrasés "lâchés" des prières musulmanes, des digressions émotionnelles de la littérature orale des griots et du rythme syntaxique de la langue wolof (avec ses intonations tranchées) ; et aussi de l'empreinte de sa ville, Dakar, qu'il connaissait bien (1).

Mambéty est le produit de plusieurs cultures : savante et populaire, religieuse et païenne, théâtrale et littéraire, africaine et occidentale ; et des films "western" et indiens de sa jeunesse. Si ses œuvres expriment une esthétique enivrante, c'est pour évoquer le rêve d'un monde qu'il voulait socialement beau. Cette vision onirique est, pour lui, une réelle quête de pureté qui, telle une alliance, extasie et électrise la communion souhaitée avec l'audience publique… "L'occidentalisme", que certains dénichèrent dans Touki-Bouki, devient alors l'expression "fourre-tout" des daltoniens qui ignoreraient "qu'aucune race n'a le monopole de la beauté" (Aimé Césaire)… Cette "africanité contestée" ne serait-elle pas la réappropriation légitime et infuse des apports artistiques de l'Afrique chez les artistes "africanistes" occidentaux ?

Et encore Touki-Bouki… ce "voyage de l'hyène" est un refus de l'embrigadement dans lequel certains s'évertuent à imbriquer l'Afrique, sans lui laisser le choix d'explorer d'autres voies. Tel ce lasso du "rêve de l'Ailleurs" qui aliène la jeunesse africaine, ces zébus que l'on conduit à l'abattoir… Ce voyage, Mambéty l'a fait ; long et dur ; pluriel mais joyeux, plein d'effluves fortes, semblables à de répétitifs "appels poétiques à Dieu" ; il l'a fait, avec sa belle peau d'ébène en bandoulière, et ces longues écharpes qu'il jetait par-dessus l'épaule de ses capes noires.

"Durant le montage de Touki-Bouki à Rome, Djibril Diop Mambéty fut arrêté pour avoir participé à une manifestation antiraciste. Sa détention dura cinq semaines environ ; et il ne fut libéré que suite à l'intervention des avocats du Parti communiste italien et de plusieurs de ses amis, parmi lesquels le cinéaste Bernardo Bertolucci et l'actrice Sophia Loren. De retour au Sénégal, il reçut une note salée d'honoraires des avocats du Parti communiste italien", raconte le critique zimbabwéen Keith Shiri. Était-ce pour ce souvenir amer de l'"union prolétarienne" qu'il voulait filmer la fête de l'Huma du Parti communiste français, pour son film Hyènes ?

Mambéty disait souvent des poèmes. Ceux des autres, ceux qu'il avait écrits ou ceux qu'il créait spontanément. Sa voix, engorgée tel le blues coulant d'un saxophone ponctué des intonations d'un tama [note 1], enfantait alors des mots perlés d'images voletant comme des bulles, dans lesquelles on apercevait la magnificence de ces "petites gens" qu'il aimait tant. À Ouagadougou, en 1991, lors du FESPACO, il était devant ma caméra pour mon film documentaire Dix mille ans de cinéma… Plus tard, il me remit le scénario de Hyènes : la lecture de ce script me permit de découvrir son écriture synoptique, toute en poésie, hors des normes convenues. Dans le processus créatif de ses films, il dessinait beaucoup ; sa calligraphie coulait avec des arabesques en rondeur. Il captait la sensibilité des images, leur donnait un sens. Bien que sa mise en scène restât très liée au côté burlesque de l'école théâtrale dakaroise, il substituait à la lourdeur des ficelles comiques, la légèreté électrique des "couleurs cuivrées" qui lui seyaient si bien ;

Je me souviens du festival de Cannes en 1989. La France commémorait le bicentenaire de sa révolution de 1789. Une grande rencontre réunissait des cinéastes francophones pour établir une charte dont on n'a plus entendu parler… Sous le chapiteau, près du Palais du Festival, Djibril Diop Mambety se dressa et lança : "soyons francs ! Francs ! Francs !" Et il se rassit posant un regard inquisiteur sur l'auditoire démystifié. Cette liberté de prévenir était la sienne. Mais il ne se privait pas de repousser durement ceux qu'il considérait comme des charognards de la profession ("la ronde des hyènes"). Je l'ai vu ainsi refuser les félicitations d'un de ses pairs, à la sortie de la projection cannoise de son film Hyènes.
Le cinéaste de Colobane était réfractaire aux stratégies insensées de production qui hybrident bon nombre de films dits "africains". Il a chèrement payé sa fière aversion des "vérités ethnologiques" de ces orpailleurs bourrés de préjugés subventionnés, qui se sont arrogé la licence de n'apprécier le cinéma africain que par un nivellement vers le bas.

" Le monde a fait de moi une putain, je ferai du monde un bordel", déclare Linguère Ramatou (Hyènes). Pour Mambéty qui méprisait la médiocrité, le véritable rêve était de raser ce bordel pour y faire naître un monde d'amour et de liberté. En 1997, aux Rencontres cinématographiques de Dakar (Recidak) à la veille de mon retour à Paris, il m'envoya sa 2 CV, qui traversait la ville en "titubant" comme l'infortuné Marigot et sa porte… Puis, silencieux, il me regarda manger le délicieux repas cuisiné par sa mère. Ensuite il m'emmena visiter " les lieux de ses films ". Une télévision occidentale promettait de venir les filmer. La promenade se prolongea jusqu'à l'île de Ngor où il possédait une maison. Assis sur un muret, dominant l'Atlantique étendue qui écumait à nos pieds, il me fit part de la gravité de son état de santé… De retour à Dakar, il me convia dans sa salle de cinéma à ciel ouvert : dans la cour de sa résidence, il y avait un écran peint sur un des murs de clôture. Je le vis fermer les yeux : il me parla de La petite vendeuse de soleil qu'il devait finir… Enfin, avant de nous quitter, il me remit une enveloppe jaune, cachetée de timbres américains, contenant un projet d'adaptation cinématographique d'un récit congolais qui lui avait été proposé aux États-Unis.

Le 23 juillet 1998, en fin de matinée, par une amie commune, j'ai envoyé un bonjour à Mambéty hospitalisé… Des mois auparavant, il avait déposé une fleur à la stèle aux "Soldats coloniaux de la Grande Guerre 1914-1918", dans le jardin de Vincennes, à Paris… Cette fleur, la rose rouge qu'il aimait tant, me rappelle celle qu'il posa avec grâce sur le cercueil du cinéaste François Truffaut.

" J'ai un contrat de dix mille ans… Je dis bien dix mille ans avec le cinéma. C'est dans ce dix mille ans que la suite va se réaliser… D'ici à la fin, il y aura des éclipses de lune, des éclipses de soleil… Il y aura l'ouragan… Il y aura la paix. La beauté aussi", me confiait-il en ciselant les mots qu'il polissait en joignant les mains, ouvrant et croisant ses doigts fins qui dessinaient des épures lumineuses. Djibril Diop Mambéty est un Homme.

Ce 23 juillet, son "départ" fut sonné… La résonance de cette nouvelle ne fut pas comme un ordre de "couper" final. Peut-être fatal, mais Mambéty respectait le "mektoub". C'était l'annonce d'une retraite anticipée, bien qu'indéniablement définitive. Une semaine après, fidèles en amitié, les filles de l'acteur James Campbell posaient chacune une rose sur son cercueil. Il revenait alors à Colobane de mettre en terre son glorieux fils. Et à Teemour Diop [note 2], il reste de veiller sur le patrimoine légué.

Djibril Diop Mambéty est une œuvre. Une œuvre est universelle et immortelle.

par Balufu Bakupa-Kanyinda

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